Ildefons CERDÀ

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Urbanisation, construction et civilisation

Père fondateur de l’urbanisme – il donnera naissance au terme – Ildefons Cerdà (1815-1876) développe ses observations et propositions dans sa

La période naissante engendrera une civilisation vigoureuse et féconde, qui transformera radicalement la manière d’être et de fonctionner de la société, aussi bien dans l’ordre industriel que dans l’ordre économique, politique et social. Elle finira par prendre possession de la terre entière. Les grands centres urbains, avec leur organisme produit par des civilisations presque passives, opposent d’innombrables entraves et obstacles à la nouvelle civilisation qui exige des espaces plus vastes, une liberté de mouvement plus grande et déploie une activité intense.

Quand j’ai voulu comprendre la manière d’être et de fonctionner de la société humaine enfermée dans les grands centres urbains, comprendre l’organisme de ces groupements, il m’a fallu lever le voile du mystère qui l’entoure et, pour le connaître et l’expliquer, j’ai dû pratiquer une analyse en profondeur, une véritable dissection anatomique de toutes et de chacune de ses parties constitutives.

J’ai vu clairement et distinctement que cet organisme, avec les défauts essentiels dont il souffre, incomplet dans ses moyens mesquins, dans ses formes, toujours contraignant et étouffant, emprisonne et maintient sous une constante torture l’humanité, qui, fière de ses moyens d’action et avide de poursuivre le chemin de son perfectionnement, s’efforce de briser la tyrannique chape de pierre qui l’emprisonne.

Nous nous trouvons ainsi, tous les jours, à chaque heure et à chaque instant, dans un état de lutte permanent qui nous concerne tous et dont tous nous ressentons également les effets, parce que nos villes sont ainsi agencées que, dans tous les domaines, elles gênent, entravent et contrecarrent à chaque pas les activités des individus, quelle que soit leur classe ou leur position sociale.

Si l’on considère l’origine complexe et hétérogène de l’organisme actuel de nos villes, l’antagonisme permanent qui oppose cet organisme aux justes et légitimes aspirations de l’humanité qui utilise cet organisme pour son fonctionnement, cet antagonisme est un fait logique, naturel, inévitable. Personne n’en est responsable, ni les peuples, ni les gouvernements, mais ils seraient coupables de les perpétuer, et malheur aux uns et aux autres s’ils le toléraient encore longtemps.

Nos villes ne sont pas l’œuvre de la génération actuelle, ni de la précédente, ni de ce siècle ou du siècle passé. Elles sont l’œuvre persévérante et continue de plusieurs générations, de plusieurs siècles, de plusieurs civilisations. Elles sont comme ces monuments historiques où chaque génération, chaque siècle, chaque civilisation a ajouté au passage une nouvelle pierre, une pierre qui n’a pas été posée par caprice, mais dans une intention délibérée. En chacune de ces superpositions hétérogènes viennent s’inscrire les nécessités, les inclinations, les tendances de chaque génération, de chaque siècle, de chaque civilisation, ainsi que les moyens employés pour les satisfaire. Elles sont comme des couches de formations géologiques : chacune d’elles représente exactement aux yeux du savant le véritable état de la nature à l’époque de sa formation. Cette oeuvre hétérogène, fruit d’efforts et d’objectifs si différents, a pu subsister jusqu’à présent parce que, au prix de quelques améliorations et modifications, chaque civilisation a pu l’adapter à son usage et à ses besoins propres.

Urbanisation et groupement de constructions

Mon objectif est de mettre en évidence, de faire comprendre et pour ainsi dire toucher du doigt la cause primordiale du malaise profond qui afflige les sociétés modernes enfermées dans les grandes villes et qui menace de les détruire. Il m’est apparu nécessaire d’examiner de quelle manière se sont formés ces immenses groupes de constructions que nous admirons aujourd’hui.

Je vais initier le lecteur à l’étude d’une matière complètement neuve, intacte, vierge. Comme tout y était nouveau, il m’a fallu chercher et inventer des mots nouveaux. D’abord, il me fallut donner un nom à cette mare magnum de personnes, de choses, d’intérêts de tout genre, de mille éléments divers qui semblent fonctionner, chacun à sa manière, d’une façon indépendante.

Je sais que l’ensemble de toutes ces choses, pris surtout dans sa partie matérielle, est appelé cité. Or, mon objectif n’était pas d’exprimer cette matérialité, mais plutôt comment et selon quel système se sont formés ces groupes, comment ils sont organisés et comment ils fonctionnent. Il était clair que le terme de cité ne pouvait me convenir. J’aurais pu me servir de quelques dérivés de civitas, mais tous ces mots étaient déjà chargés d’acceptions très différentes de celle que je cherchais à exprimer. Le mot civitas avait une signification analogue à celle de population, qui nous sert à désigner un groupe de constructions bien qu’il soit plus propre à dénoter les habitants que la partie matérielle des constructions.

Urbanisation désigne l’ensemble des actions tendant à grouper les constructions et à régulariser leur fonctionnement comme l’ensemble de principes, doctrines et règles qu’il faut appliquer pour que les constructions et leur groupement, loin de réprimer, d’affaiblir et de corrompre les facultés physiques, morales et intellectuelles de l’homme social, contribuent à favoriser son développement ainsi qu’à accroître le bien-être individuel et le bonheur public.

Pour signifier un groupement de constructions, nous avons les mots : cité, ville, bourg, village, hameau, paroisse, métairie, ferme, maison de campagne. Mais ces noms correspondent à une hiérarchie des différents groupements selon leur nombre de maisons et leur extension. Autrefois, ils indiquaient aussi la diversité des coutumes et des privilèges accordés à chacun d’entre eux par des chartes et autres faveurs de nos monarques. Mais je devais pouvoir désigner simplement et génériquement un groupement de constructions, sans ces considérations d’extension ou de hiérarchie.

Je vois très bien que l’urbanisation réunit toutes les conditions nécessaires pour occuper un lieu distinct parmi les sciences qui enseignent à l’homme le chemin de son perfectionnement, un lieu que les techniciens et les philosophes se hâteront de lui concéder dès qu’elle aura été étudiée, analysée et dûment comprise. En attendant, l’urbanisation ne peut aujourd’hui qu’aspirer à être connue et considérée comme un fait admirable par sa complexité et d’une importance considérable par l’influence qu’elle a exercée, qu’elle exerce et exercera toujours dans la vie de l’homme social.

De ce point de vue, l’urbanisation est simplement un groupement de constructions mises en relation et en communication de telle sorte que les habitants puissent se rencontrer, s’aider, se défendre et se rendre tous ces services qui concourent à l’accroissement du bien-être collectif et de la prospérité commune.

Ce fait, dont on attribue généralement l’origine et le développement au hasard, obéit cependant, pour l’observateur philosophe, à des principes immuables, à des règles fixes, et satisfait une fin hautement humanitaire.

Édition originale de Théorie générale de l’urbanisation

Pavé de 800 pages, cette théorie générale de Cerdà, ingénieur féru de philosophie sociale et de données, condense une pensée, une pratique et des propositions. L’auteur retrace les fondements et l’histoire de l’urbanisation. Il dessine aussi, mêlant théorie et statistiques, les axes de la Barcelone du futur.

Habitation, construction et civilisation

Dans le monde, toutes les choses ont une origine, et l’urbanisation ne peut pas constituer une exception. Mais où chercher son origine ? Dans l’histoire des nations ? Non, parce que cette histoire-là décrit les grands événements des groupements humains. Et quand elle s’abaisse parfois à nous décrire leur façon de vivre, nous rencontrons une urbanisation déjà très développée et non à ses débuts. Alors faudra-t-il chercher son origine dans l’histoire d’un peuple quelconque ? Non, parce que l’urbanisation existait avant que ce peuple n’existe. Faudra-t-il alors la chercher dans l’histoire de l’humanité ? Oui, mais pas dans cette histoire, telle qu’elle a été écrite : dans l’histoire de l’homme primitif, de l’homme naturel, de l’individu, puisque le premier homme a dû nécessairement posséder un abri, un refuge. Là où se trouve ce premier refuge se trouve également l’origine de l’urbanisation. La nécessité du logement est l’origine de l’urbanisation.

L’être privilégié entre tous les êtres de la nature, l’être que Dieu avait créé à son image, l’être prédestiné à dominer le monde, le roi de la Création se voit, en apparaissant sur la terre, dans la dure nécessité de chercher sous l’écorce de ce globe une tanière où il puisse se préserver des tout-puissants et féroces ennemis qu’il devra plus tard subjuguer. Ce besoin inhérent à la nature humaine se fait sentir à tous les âges de la vie, et même après la mort : le tombeau est appelé la dernière demeure. Ce besoin nous oblige à considérer l’abri comme un appendice indispensable, comme le complément de l’organisme humain. De ce fait, l’idée de l’homme est constamment liée à celle de son abri que, pour cette raison, on désigne par le terme le plus significatif et le plus adéquat, celui d’habitation, terme qui indique qu’elle est sa vie et le complément de son être.

Pour l’habitation de l’homme, nous n’avons pas une seule fois employé le terme maison. Car la maison obéit à certaines règles, elle est construite avec des matériaux de qualité, dans le but précis d’offrir des commodités, de répondre à des besoins physiques. Mais elle n’est pas l’habitation originelle, ni celle de peuples qui sont encore privés de nombreux avantages d’un tel édifice. Elle est seulement celle de l’homme urbanisé. Il fallait donc trouver un terme générique qui comprenne indistinctement toutes les sortes d’habitations que l’on rencontre sur la terre.

L’immense variété des habitations montre que l’homme, sans cesser de ressentir le même besoin primitif, a cherché de nouveaux moyens de le satisfaire, plus propres à son être et mieux adaptés à la culture plus vaste qu’il allait acquérir. Il en résulte que la culture des peuples est inscrite dans leurs habitations ou, ce qui revient au même, que la civilisation et l’urbanisation vont de pair et sont une même chose. Telle est l’origine de l’urbanisation. Elle a servi de berceau à l’homme, l’a défendu contre les carnivores qui menaçaient son existence. Elle l’a protégé de la fureur des éléments. Elle lui a fourni un abri pour ses enfants. Elle lui a procuré repos et tranquillité pour que puissent se développer ses facultés intellectuelles et morales. Elle a apaisé sa férocité et adouci ses moeurs. Elle l’a conduit à l’état de société, lui a enseigné la culture. Elle l’a civilisé. En un mot, l’homme doit à l’urbanisation, qui naquit et s’est développée avec lui, tout ce qu’il est, tout ce qu’il peut être en ce monde : la conservation de son existence individuelle d’abord, son développement moral et intellectuel ensuite, et enfin son existence sociale.

L’urbanisation est constituée et fonctionne lorsqu’il existe un groupement d’abris plus ou moins imparfaits, plus ou moins nombreux, plus ou moins distants, et que le but de ce groupement est d’établir des relations et des communications d’un abri à l’autre. On explique ainsi, par la croissance des sociétés et l’augmentation proportionnelle des abris combinés, comment l’urbanisation des groupements s’est lentement développée au cours des siècles, en même temps que l’intelligence, les instincts généreux, les moeurs raffinées, la bonne morale, la culture, les arts, les sciences, en un mot, tous les éléments de la véritable civilisation.

L’oeuvre d’urbanisation commencée par le premier homme continuera à se développer jusqu’à ce que le dernier homme disparaisse de la surface de ce globe. L’histoire de l’urbanisation est donc l’histoire de l’homme.

Les formes de développement n’ont pas toujours été les mêmes. Chaque race, chaque peuple, chaque génération possède son système, ses règles, ses goûts. D’autre part, chaque climat, chaque topographie, chaque hydrographie, chaque formation géologique a des incidences particulières, aussi bien sur les constructions isolées que sur celles qui sont combinées. Cependant, au milieu de cette grande variété de formes, l’urbanisation est toujours la même dans son fond. Pour l’urbanisation, la forme n’est rien, la satisfaction complète et adéquate des besoins humains est tout.

Nous verrons l’urbanisation adopter divers systèmes, prendre des formes variées et chercher ingénieusement le moyen le plus approprié pour servir l’homme en chaque situation. Nous verrons comment ces éléments essentiels marchent au même pas que la civilisation ou, mieux, comment l’urbanisation la précède et prépare le chemin qu’elle aura ensuite à suivre.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/urbanisation-construction-et-civilisation.html?item_id=7887
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