Christian SAINT-ÉTIENNE

Professeur émérite d’économie au Conservatoire national des arts et métiers

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Une réindustrialisation verte à construire

La France s’est désindustrialisée, en deux décennies, quand il fallait accélérer le renouvellement de son industrie. En période de nouvelle révolution industrielle et de transition écologique, il est essentiel d’élaborer les politiques, d’aménager les zones et de construire les bâtiments et les infrastructures nécessaires à un monde hyperindustriel.

La France s’appauvrit par rapport aux autres pays développés depuis le début du siècle, avec une croissance annuelle moyenne de 1,15 % sur la période 2005-2024, contre 1,4 % pour l’Union européenne et 2 % pour les États-Unis sur la même période.

Le décrochage s’accélère depuis 2015, avec une croissance annuelle moyenne en France qui reste bloquée à 1,15 % sur la période 2015-2024, contre une croissance qui accélère à 1,7 % dans l’Union européenne et 2,2 % aux États-Unis sur la même période.

Décrochage économique et déclin industriel

La raison fondamentale de cet appauvrissement relatif, qui s’aggrave, réside dans le double décrochage industriel et énergétique de la France depuis 2005 avec une chute continue du poids de l’industrie manufacturière dans le PIB, qui est tombé à 9,5 % en France en 2022, contre 15 % dans l’Union européenne et 18,4 % en Allemagne, et un sous-investissement massif dans l’énergie aggravé par la fermeture de centrales électriques nucléaires et classiques.

S’ajoute à ce déclin industriel et énergétique un sousinvestissement de plus en plus criant dans le logement décarboné et les infrastructures ferroviaires, routières et portuaires.

La France est aujourd’hui un pays stratégiquement à l’arrêt dans un monde en mutation rapide, avec la montée des tensions internationales, l’accélération du développement et des ambitions du Grand Sud, le renouveau scientifique et industriel des États-Unis et l’ambition de plus en plus affirmée de l’Allemagne de commander l’Europe.

Les conséquences de l’affaiblissement industriel doivent être bien comprises. L’industrie est depuis deux siècles et demi le moteur de la croissance, car elle permet des gains de productivité du travail plus rapides que dans les activités traditionnelles, grâce à la mécanisation et, récemment, la robotisation et la numérisation des tâches. De plus, nous sommes entrés, depuis plus de trois décennies, dans une nouvelle révolution industrielle qui transforme totalement le monde dans lequel nous opérons. Or, la France s’est désindustrialisée depuis les années 1980, mais avec une forte accélération à partir de 1999-2000, avec l’entrée en vigueur de la semaine de travail de 35 heures, qui a désorganisé le système productif et découragé les entrepreneurs d’investir suffisamment sur le territoire.

La nouvelle révolution industrielle

Le monde est donc en transformation rapide depuis les années 1980, sous l’effet de la troisième ou nouvelle révolution industrielle, qui nous fait entrer dans l’iconomie entrepreneuriale.

Après trente et un siècles de stagnation du niveau de vie et de l’espérance de vie, du xiiie siècle avant notre ère au xviiie siècle, en dépit des bouleversements intellectuels et scientifiques considérables au cours de ces longs siècles qui n’ont pas provoqué de phénomène de croissance autoentretenue, il y a eu trois révolutions industrielles dans les années quatre-vingt de leur siècle, aux xviiie, xixe et xxe siècles. Les deux premières ont enclenché ce phénomène quasi miraculeux de croissance autoentretenue et multiplié le niveau de vie par vingt et l’espérance de vie par trois au cours des xixe et xxe siècles.

La révolution des années 1780 était fondée sur le système vapeur, celle des années 1880 sur le système électrique et le moteur à explosion, et celle des années 1980 sur le système informatique. La notion de « système » renvoie à l’ensemble des évolutions scientifiques, techniques, managériales et organisationnelles qui permettent de transformer une innovation, par exemple la vapeur, en une révolution des systèmes de production et de distribution des biens et des services.

La troisième ou nouvelle révolution industrielle repose sur la science et la technologie informatique, qui utilisent des ordinateurs. La puissance d’un ordinateur dépend de ses microprocesseurs et de son système d’exploitation. Une nation, ou une fédération de nations, qui ne produit pas ses microprocesseurs et qui ne reste pas à la pointe du développement des systèmes d’exploitation est dans le même état de dépendance que celles qui importent toute leur énergie. L’Europe et la France ont pris beaucoup de retard dans ce domaine, qu’elles essaient de rattraper depuis 2022, avec un effort particulièrement notable en Allemagne et encore insuffisant en France.

Une révolution industrielle n’est pas un simple objet technique pour spécialistes. Les dimensions stratégique, politique et culturelle d’une révolution industrielle sont tout aussi importantes que ses dimensions scientifique et technique. Ce n’est pas un hasard si les grandes révolutions politiques française et américaine ont eu lieu au moment de la première révolution industrielle, dans les années 1780, et si la révolution de l’éducation pour tous et la mutation du rôle des femmes dans la société ont commencé avec la deuxième révolution industrielle, dans les années 1880. La troisième révolution industrielle provoque le développement rapide de l’enseignement supérieur et bouleverse l’ensemble du système productif.

Une iconomie entrepreneuriale

Explicitons la nature de la nouvelle révolution industrielle, qui s’appuie sur le système informatique. L’iconomie recouvre l’ensemble des transformations et applications résultant de la révolution informatique 1, dont les plateformes numériques sont un sous-produit.

L’iconomie entrepreneuriale – avec un i comme intelligence, informatique, Internet, innovation, intégration – est le fruit de trois nouvelles formes d’innovation, de production, de distribution et de consommation. D’abord, l’économie de l’informatique, de l’Internet et des logiciels en réseau, qui s’appuie, depuis quatre décennies, sur les progrès foudroyants de la microélectronique et de l’intégration des systèmes.

C’est une mutation scientifique et technologique. Ensuite, l’économie entrepreneuriale de l’innovation, qui est une mutation capitalistique et entrepreneuriale qui s’accélère depuis deux décennies. Enfin, l’économie servicielle des effets utiles, qui n’est ellemême concevable qu’en faisant appel aux nouvelles technologies informatiques et de communication permettant de créer des assemblages de biens et de services gérés en temps réel par de puissants logiciels en interaction avec le client. C’est une mutation organisationnelle et comportementale traduisant une mutation des usages qui privilégie le cognitif sur le physique et qui est globalement dominante depuis une décennie.

Avec l’avènement de l’iconomie entrepreneuriale2 nous sommes passés du monde 2.0 de l’électricité et du moteur à explosion au monde 3.0 de l’informatique et des plateformes numériques.

Cette iconomie entrepreneuriale est le moteur de la croissance future de la productivité intensive et surtout le principal facteur d’explication des écarts de taux de croissance entre pays.

L’iconomie entrepreneuriale est le fruit d’une mutation technique hyperindustrielle, hyperentrepreneuriale et hypermobile, qui nécessite d’être largement financée par des fonds propres compte tenu des risques encourus.

L’industrie change de nature avec la nouvelle révolution industrielle. Compte tenu de la grappe d’innovations dominante dans ce troisième système technique, l’industrie est redéfinie comme toute activité à base de processus normés et informatisés. Ainsi, la banque, l’ingénierie, la construction automatisée de bâtiments ou la logistique font partie de l’industrie dans la troisième révolution industrielle. Toutes les catégories statistiques vont devoir évoluer rapidement pour prendre en compte cette mutation.

Les élites françaises ont imaginé dans les années 1990 que nous étions entrés dans un monde postindustriel et post-travail, et les 35 heures devaient faciliter notre accès à ce nouveau monde illusoire, alors que nous étions entrés dans un monde hyperindustriel dominé par la robotisation, la numérisation et l’électrification de tous les systèmes productifs. D’où l’effondrement de notre croissance relative vis-à-vis du reste de l’Union européenne et des États-Unis.

Une désindustrialisation suicidaire

Il faut également savoir que, si l’industrie manufacturière représente environ 15 % du PIB en moyenne dans les pays développés comme en Inde, contre 28 % en Chine, elle réalise les trois quarts des exportations de biens et de services hors énergie et matières premières dans le monde et assure les quatre cinquièmes de l’effort de recherche et développement (R & D) dans les pays modernes. Pour être parfaitement explicite, ne pas avoir d’industrie moderne, puissante, robotisée, numérisée et électrifiée condamne un pays au déclin. C’est la situation de la France depuis l’an 2000, avec des effets délétères dans les années 2020.

En se laissant désindustrialiser depuis le début des années 2000 – avec une part de l’industrie manufacturière dans le PIB qui a chuté d’un tiers de 2000 à 2022 –, désélectrifier en fermant de nombreuses centrales électriques et en sous-investissant dans les autres depuis 2012, dérobotiser – en ayant un nombre de robots inférieur par millier d’ouvriers à l’Espagne et à l’Italie –, la France s’est suicidée au cours du dernier quart de siècle en termes de compréhension du monde dans lequel elle opère et de capacités stratégiques relatives à celles de ses concurrents.

Cet affaiblissement s’est traduit par l’apparition d’un déficit extérieur croissant à partir du milieu des années 2000, qui est devenu préoccupant dans les années 2010 et grave dans les années 2020. Alors que la position financière extérieure de la France était encore à l’équilibre en 2002-2003, elle s’est établie au montant négatif de – 1 150 milliards d’euros ou – 43,5 % du PIB à la fin de 2022.

Il s’agit de l’affaiblissement stratégique relatif de la France le plus violent en temps de paix depuis la Révolution française, qui a coïncidé avec la première révolution industrielle.

Une nécessaire réindustrialisation verte

C’est dans ce contexte, sous l’effet supplémentaire du changement climatique, que s’impose une réindustrialisation verte, seule à même de sauver le pays d’un effondrement économique et social à terme rapproché.

En dépit du changement de discours sur la nécessité de réindustrialiser la France, après deux décennies de désindustrialisation suicidaire, le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB a continué de baisser au moins jusqu’en 2023.

Le gouvernement, à la suite de l’adoption de la loi industrie verte, en octobre 2023, a annoncé un objectif de création de cinquante « sites clés en main » pour accueillir des usines nouvelles. Ces cinquante sites nécessitent 2 000 hectares de foncier bien desservi par les transports, connecté au réseau énergétique et dépollué. Selon Bercy, c’est un dixième du foncier nécessaire à la réindustrialisation du pays.

Mais peut-on être plus précis ? Différentes études disponibles en 2023 permettent d’établir qu’il faut 10 000 hectares par point de PIB supplémentaire de l’industrie dans le PIB total, dont 60 % par création de nouvelles zones industrielles vertes (ZIV) et 40 % par traitement des friches et densification des zones existantes. Si l’on veut remonter la part de l’industrie dans le PIB de 5 points, il faut donc 50 000 hectares de « sites clés en main », dont 30 000 hectares de terrains nouveaux et 20 000 hectares retraités (dépollution et densification). On peut estimer le nombre de sites nouveaux autour de 500 à 700 avec des surfaces de 50 à 2 000 hectares selon les configurations.

Pour attirer les ingénieurs, techniciens et ouvriers qualifiés nécessaires pour réindustrialiser, ces 500 à 700 ZIV feront travailler 1 million de personnes qualifiées qui voudront s’installer près des 262 métropoles, communautés urbaines et communautés d’agglomération regroupant exactement les deux tiers de la population française – arrondissons à 300 grands regroupements de communes (GRC) –, afin de disposer d’emplois pour les conjoints, d’équipements scolaires, de santé et de loisirs. Or, c’est dans ces GRC que l’on manque de logements de qualité et à énergie positive, probablement un peu plus de 600 000 logements collectifs dans des immeubles de trois à cinq étages, soit précisément 2 % du stock de résidences principales.

Réindustrialiser sérieusement le pays suppose donc de créer deux à trois ZIV par GRC, pour un total de 50 000 hectares, dont 60 % de nouveaux terrains d’ici à 2035. Il faut envisager la construction de 600 000 logements de qualité dans les GRC, pour un coût de 300 000 euros par unité, soit 180 milliards, ou 15 milliards par an. La création des 500 à 700 ZIV et des infrastructures de réseau afférentes, notamment les centrales électriques, devrait représenter un montant équivalent et contribuer massivement à la transition verte.

Réindustrialiser véritablement ne pose pas de problème de financement. Cela suppose surtout une vision forte et une politique volontariste en lien avec les 300 GRC, sans lesquels rien ne peut arriver. Le financement, une trentaine de milliards d’euros par an pendant douze ans, est une goutte d’eau par comparaison aux 3 000 milliards d’euros d’épargne plus ou moins dormante et de l’effort d’épargne annuel des Français.

  1. Voir le chapitre III de mon livre Osons l’Europe des nations, Éditions de l’Observatoire, 2018.
  2. Pour une analyse approfondie de la nature de la troisième révolution industrielle, on peut se référer à deux livres que j’ai publiés aux éditions Odile Jacob : L’Iconomie pour sortir de la crise, 2013, et France 3.0, 2015, ainsi qu’au livre de Michel Volle : Iconomie, éditions Economica (avec Xerfi), 2014. J’analyse la place de l’Europe dans Le conflit sino-américain pour la domination mondiale, éditions Alpha, 2023.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/une-reindustrialisation-verte-a-construire.html?item_id=7898
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