Jean-Baptiste DE FROMENT

Agrégé de philosophie, directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais

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Pourquoi construire ?

« Construire » et « bâtir » servent à produire des édifices. Pour autant, constructeurs et bâtisseurs ne font pas exactement la même chose. Bâtir réclame une certaine humilité, et cherche avant tout à se plier aux exigences d’une nature aujourd’hui à protéger. Construire suppose un élan de la volonté et consiste en la mise en oeuvre du projet d’un esprit libre.

Il existe, en français, deux verbes synonymes pour désigner l’acte de production d’un édifice : bâtir et construire. Pour être synonymes, ils ne sont, pour autant, pas tout à fait équivalents. Comme le relevait déjà Émile Littré dans son Dictionnaire de la langue française :

« Construire est plus général que bâtir. Construire, signifiant, par son étymologie, établir ensemble, s’applique à toute espèce d’arrangement ; et l’on dit construire une machine, aussi bien que construire une maison. Bâtir, impliquant, étymologiquement, l’idée de ce qui supporte, ne se rapporte qu’aux maisons, aux édifices, aux vaisseaux. »

Ce n’est pas la seule différence. Bâtir est également plus concret que construire, il renvoie à un type d’activité plus exclusivement matérielle. Construire n’ignore pas la matière, mais il est plus intellectuel. Il s’emploie plus facilement au sens figuré, notamment dans un contexte grammatical. C’est au niveau du substantif que ce décalage se fait le plus sentir : on peut, par exemple, parler de « construction grammaticale », alors que « bâtiment grammatical » ne se dit pas.

Bâtir apparaît aussi plus directement tourné vers le résultat attendu. Il se présente comme une activité déterminée destinée à aboutir à un produit final bien identifié : le bâtiment. C’est pourquoi l’on peut, par exemple, faire l’éloge d’un maire bâtisseur : on entend par là l’édile qui a doté sa ville d’infrastructures et de bâtiments nouveaux, suffisamment nombreux et importants pour donner aux administrés le sentiment d’une authentique transformation (on suppose que c’est pour le mieux). La formule « maire constructeur » n’existe pas : construire, en effet, est plus indéterminé, plus ouvert – davantage du côté du processus lui-même, et moins du résultat. L’objet de la construction peut fort bien se définir et se préciser au cours du processus lui-même, processus dont on ne sait pas toujours à l’avance quand il sera achevé, ni même s’il le sera – car l’échec est toujours possible.

Il y a une souplesse, une modularité dans le construire dont le bâtir est dépourvu : raison pour laquelle on peut reconstruire et déconstruire (rebâtir et débâtir ne sont certes pas impossibles, mais nettement moins usuels). Cette importance du processuel se retrouve jusque dans le substantif construction, qui peut désigner l’acte de construire, tout autant que le résultat de cet acte – ce qui n’est, là encore, pas le cas du mot bâtiment.

D’un autre côté – mais ce n’est pas contradictoire –, le processus constructif obéit à des règles qu’il se donne et il poursuit l’objectif de parvenir à un certain ordre. En architecture, on parle d’ailleurs d’« ordre constructif », tout comme de « système constructif ». Il ne s’agit donc nullement de s’abandonner au hasard. Quand on bâtit non plus, bien sûr. Mais le bâtir n’a pas la dimension réflexive du construire. On ne bâtit pas n’importe comment, mais on peut le faire sans le truchement de règles et d’intentions spécifiques, explicitement énoncées : en procédant « de façon pragmatique », en faisant « comme on a toujours fait », en suivant la tradition.

À travers cette analyse comparative sommaire, nous voyons déjà se dégager deux conceptions, nettement distinctes, de la production d’édifices. Tentons de les préciser, avant de nous risquer à en comparer les mérites respectifs.

Une approche germanique,une approche latine

Il y a d’abord une approche qu’on pourrait qualifier, par commodité et sans vouloir le moins du monde verser dans l’essentialisme culturel, de « germanique » : celle à laquelle nous invite le verbe bâtir. Bâtir est du côté de l’allemand bauen ou – ce qui est la même chose 1 – de l’anglais build. Comme eux, il a en quelque sorte les deux pieds ancrés dans la terre. Il est solidaire d’une vision de l’édification qui rapporte celle-ci à une aspiration originelle de l’être humain, lequel fait pour ainsi dire corps avec le monde qui l’entoure, à la façon de ce paysan de la Forêt-Noire évoqué par Martin Heidegger dans sa célèbre conférence « Bâtir habiter penser 2 ». Dans ce texte majeur, qui renouvelle profondément la pensée de l’architecture et de son rapport au lieu et à l’espace, prononcé par Heidegger en 1951 à Darmstadt devant des architectes et des ingénieurs confrontés au défi de la reconstruction de l’Allemagne après la guerre, le philosophe écrit :

« Pensons un instant à une demeure paysanne de la Forêt-Noire, qu’un “habiter” paysan bâtissait encore il y a deux cents ans. Ici, ce qui a dressé la maison, c’est la persistance sur place d’un (certain) pouvoir : celui de faire venir dans les choses la terre et le ciel, les divins et les mortels en leur simplicité. C’est ce pouvoir qui a placé la maison sur le versant de la montagne, à l’abri du vent et face au midi, entre les prairies et près de la source. Il lui a donné le toit de bardeaux à grande avancée, qui porte les charges de neige à l’inclinaison convenable et qui, descendant très bas, protège les pièces contre les tempêtes des longues nuits d’hiver. Il n’a pas oublié le “coin du Seigneur Dieu” derrière la table commune, il a “ménagé” dans les chambres les endroits sanctifiés, qui sont ceux de la naissance et de l’“arbre du mort” – ainsi là-bas se nomme le cercueil – et ainsi, pour les différents âges de la vie, il a préfiguré sous un même toit l’empreinte de leur passage à travers le temps. Un métier, lui-même né de l’“habiter” et qui se sert encore de ses outils et échafaudages comme de choses, a bâti la demeure 3. »

MARTIN HEIDEGGER EN JUIN 1968 À LA PORTE SON CHALET DE LA FORÊT-NOIRE

Photo : bpk/Digne Meller Marcovicz

Dans la perspective ouverte par ces lignes, bâtir, ce n’est pas fabriquer un édifice qui viendrait, plus ou moins arbitrairement, s’ajouter au réel pour satisfaire un besoin quelconque, permettre, par exemple, la réalisation d’un « projet immobilier ». Bâtir est empreint d’humilité – étant rappelé que le mot dérive du latin humus, qui signifie « sol », et tout aussi bien « terre ». Miracle de la langue allemande : c’est le même mot, Bauer, qui désigne à la fois le paysan et le bâtisseur. Profondément relié (pour ne pas dire enraciné) à son environnement, le Bauer de la Forêt-Noire se garde d’intervenir sur les éléments qui font cercle autour de lui. Il se borne à en prendre soin, à les ménager, les a-ménager : nulle violence, nul arbitraire, nulle fantaisie non plus, jamais. Le toit sans fioritures de sa demeure le protège du froid et de la tempête à la façon simple et naturelle dont, face au cours d’eau, le castor dresse un barrage de branchages. En lisant attentivement le texte qui vient d’être cité, on s’aperçoit d’ailleurs que le paysan n’est même pas le sujet du bâtir (Heidegger dit : « ce qui a dressé la maison, c’est la persistance d’un certain pouvoir »). Il n’est pas l’auteur de la maison : celle-ci se bâtit pour ainsi dire toute seule, au sens où elle peut se déduire des éléments qui l’entourent.

Dans le second modèle, que nous appellerons « latin 4 » – et auquel renvoie le mot construire, dans l’interprétation que nous lui donnons –, une telle modestie n’est pas de mise. On ne trouve pas le même souci de l’ancrage, le même respect religieux pour les éléments environnants. Construire suppose en effet cette part irréductible d’arbitraire que nous avons déjà relevée. Dans le langage courant, ne parle-t-on pas, d’ailleurs, d’une « pure construction » pour déplorer une façon de voir artificielle, gratuite, plaquée sur une réalité dont il est fait peu de cas ?

Dans le domaine qui nous intéresse, celui de la production d’édifices, construire implique cependant, c’est certain, de se confronter à la réalité : il faut que la maison tienne debout. Les lois de la pesanteur, la résistance plus ou moins grande des matériaux ne sont pas négociables. Mais construire procède toujours d’une forme d’arrachement à la réalité immédiate : la nature et l’histoire du lieu ne sont pas sans importance, bien sûr. Mais le constructeur va toujours au-delà. Le moteur véritable de l’action de construire, c’est ce qu’en architecture on appelle le « projet », c’est-à-dire ce à quoi un esprit rêve et qui n’est pas encore là : qui n’accédera à l’existence que parce que cet esprit le veut, le désire, pour des raisons qui lui appartiennent et ne sont déductibles d’aucune situation donnée. L’esprit en question ne prend pas nécessairement la forme du génie mégalomane et solitaire : il peut être collectif, il peut exprimer les aspirations de toute une communauté d’habitants. Mais toujours il revendique son indépendance, s’opposant à tout ordre préétabli. Il ne fait jamais sans règles : mais ces règles sont celles qu’il se donne à lui-même. Face à Heidegger le bâtisseur, nous ferions volontiers de Paul Valéry, penseur « latin » s’il en est, penseur cérébral et léger, théoricien inventif, Méditerranéen toujours en mouvement, le champion du construire.

« De tous les actes, déclare-t-il dans son poème Eupalinos ou l’architecte (1921), le plus complet est celui de construire. » Et son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) contient un vibrant éloge de cette aventure qu’est la construction :

« Celui que n’a jamais saisi – fût-ce en rêve ! – le dessein d’une entreprise qu’il est le maître d’abandonner, l’aventure d’une construction finie quand les autres voient qu’elle commence, et qui n’a pas connu l’enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison de la conception, le scrupule, la froideur des objections intérieures et cette lutte des pensées alternatives où la plus forte et la plus universelle devrait triompher même de l’habitude, même de la nouveauté – celui qui n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis – ni vu dans l’air limpide une bâtisse qui n’y est pas –, celui que n’ont pas hanté le vertige de l’éloignement d’un but, l’inquiétude des moyens, la prévision des lenteurs et des désespoirs, le calcul des phases progressives, le raisonnement projeté sur l’avenir, y désignant même ce qu’il ne faudra pas raisonner alors, celui-là ne connaîtra pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire 5. »

Préférer bâtir, renoncer à construire ?

Dans le contexte d’urgence écologique qui est le nôtre, où tout nous appelle à la frugalité, où chacun reconnaît la nécessité d’en finir avec l’hubris d’une certaine modernité, on comprend que certains soient tentés de préférer l’humilité du bâtir au prométhéisme avec lequel le construire a partie liée. De fait, on assiste, sous diverses formes, à une remise en cause parfois virulente de l’acte même de construire. Au point que certains, issus des milieux académiques les plus distingués, demandent un « moratoire sur les constructions nouvelles » à l’échelle mondiale :

« Qu’il s’agisse de la consommation des terres ou de l’utilisation des matériaux, la construction est un processus destructeur : l’urbanisation dévore des hectares de terres vierges chaque année et l’industrie de la construction s’appuie intensivement sur l’extraction des ressources 6. »

Ils affirment en substance que les architectes devraient se borner à être les « gardiens » ou les « soignants » de notre environnement. « Dans un tel cadre, disent-ils, la pratique de l’architecture s’assimilerait à un travail continu de soins, et la définition d’une oeuvre d’architecture s’élargirait au-delà du momentané 7 » : mutatis mutandis, on n’est pas si éloigné de l’éthique du Bauer de la Forêt-Noire…

Cette position trouve un écho certain dans les écoles d’architecture : il est frappant de constater à quel point les étudiants délaissent aujourd’hui les projets de construction proprement dits : la quasi-totalité des diplômes de fin d’études (dont le sujet est laissé au libre choix des candidats) portent sur une transformation, une réhabilitation ou une reconversion du bâti existant. À l’ascétisme terrien du bâtir (tel que nous l’avons défini), qu’il nous soit permis de continuer à préférer, pour notre part, la légèreté créatrice du construire.

Que face à la catastrophe écologique annoncée, il faille économiser les ressources de la planète, personne ne peut le nier. Que le secteur de la construction, à l’origine de près de 40 % des émissions de gaz à effet de serre, doive consentir à des efforts drastiques, pour ne pas dire engager une révolution aujourd’hui à peine amorcée, c’est une évidence. Qu’il faille limiter au maximum le nombre de constructions nouvelles et privilégier, chaque fois que c’est possible, la réhabilitation de l’existant, tout le monde devrait en être d’accord.

Cela implique le développement de nouveaux savoir-faire, l’intervention sur l’existant demandant des compétences spécifiques. Mais qu’il s’agisse d’opérations nouvelles ou de réhabilitation, ne renonçons jamais à construire : c’est-à-dire à agir avec notre esprit, à exercer, au sens le plus fort du terme, notre liberté.

C’est bien cela, au bout du compte, qui fait la spécificité du construire : le fait que l’esprit humain y soit, en permanence et librement, à l’œuvre – pour inventer, reprendre, ajouter, corriger, rêver. Nous croyons que cette liberté se transmet à la construction elle-même, à ceux qui l’habitent : en ayant créé pour eux un espace nouveau, affranchi des nécessités purement matérielles de l’existence.

Que l’on songe à Michel Piccoli gravissant – dans Le Mépris (1963) de Jean-Luc Godard – les marches de la villa Malaparte pour y rejoindre Brigitte Bardot sur le toit-terrasse panoramique. Est-ce qu’il ressemble à un paysan de la Forêt-Noire ? Œuvre de l’architecte Adalberto Libera, posée au bord d’une falaise abrupte, la villa Malaparte est un parallélépipède de béton rouge qui permet aux humains, par un escalier monumental en forme de pyramide inversée, d’accéder à l’horizon pour le contempler à bonne hauteur, à la hauteur idéale. Aucun bâtisseur – fût-il habitant de Capri depuis dix générations – n’aurait pu en avoir l’idée. La villa Malaparte n’est pas un bâtiment. Elle est une construction.

MICHEL PICCOLI ET BRIGITTE BARDOT SUR UNE CONSTRUCTION

Michel Piccoli, alias Paul Javal, gravissant l’escalier de la villa Malaparte dans « Le Mépris ». Brigitte Bardot, alias Camille Javal, est allongée derrière le paravent de béton blanc. L’image a été utilisée pour concevoir l’affiche officielle du 69e Festival de Cannes.

  1. >Build et bauen ont en effet la même étymologie. Bâtir a une étymologie différente.
  2. Bauen Wohnen Denken en allemand, qu’on trouve dans le recueil Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel » (traduction française d’André Préau), 1980.
  3. Op. cit., pp. 191-192.
  4. Construire vient du latin construere, qui signifie d’abord « entasser par couche avec ordre, ranger ». Il faut noter que l’italien costruire fonctionne exactement comme le français construire.
  5. Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1992, pp. 46-47.
  6. Extrait de l’article de l’architecte et urbaniste Charlotte Malterre-Barthes, enseignante à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, « A Moratorium on New Construction ? Beyond the Provocation : A Call for Systemic Change from Access to Housing to Construction Protocols » (7 octobre 2023), sur le site de la Harvard University Graduate School of Design : Lien vers l'article.
  7. Ce sont les mots de Charlotte Malterre-Barthes, rapportés par Marc Frochaux, rédacteur en chef de Tracés, dans une note titrée « Un moratoire sur les constructions nouvelles » (14 juin 2021), Lien vers la note.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/pourquoi-construire.html?item_id=7888
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