Hugues PÉRINET-MARQUET

Professeur émérite de l’université Paris-Panthéon-Assas

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Un droit plus stable, moins de bureaucratie

En matière de construction et d’urbanisme, inflation normative et accumulation législative constituent des maux rituellement dénoncés. Le souhait d’un environnement juridique plus simple et moins changeant bute sur les réalités et les nécessités d’une société complexe. Pour autant, un niveau trop élevé de complexité du droit alimente la défiance.

Le thème qui m’a été proposé : un droit plus stable, moins de bureaucratie, réunit deux assertions qui, a priori, relèvent de l’évidence et du bon sens. Qui pourrait avoir envie d’un droit changeant ou se réjouirait de davantage de bureaucratie ? Ces lignes étant rédigées entre Noël et le 1er janvier, on ne pourrait donc que souhaiter un père Noël législatif qui exauce les voeux rassemblés dans le titre de cet article. Mais il serait présomptueux de croire, en la matière, à la force des souhaits. En effet, ces deux idéaux, que nous reprendrons successivement, relèvent, aujourd’hui, davantage du rêve que de la réalité.

I. Un droit plus stable ?

La stabilité du droit suppose la réunion de trois conditions. Le droit actuel doit être satisfaisant, son environnement ne doit pas être trop mouvant et les décideurs doivent, eux-mêmes, modérer leur tropisme réformiste.

Première condition de la stabilité : la qualité du droit actuel

Elle est d’évidence loin d’être remplie. Depuis de nombreuses années, la lourdeur du droit, son opacité et ses difficultés d’application sont systématiquement dénoncées. Ce phénomène tient à un empilement de normes conduisant à des couches stratifiées de réglementations successives qui s’additionnent sans se remplacer ni se dissoudre les unes dans les autres. Faut-il rappeler que le Code de l’urbanisme ne date, sous sa forme actuelle, que de 1973 et que celui de la construction a été promulgué en 1978 ? S’il existait, depuis 1954, un Code de l’urbanisme et de l’habitation et si des règles éparses avaient été prises, la construction et l’urbanisme paraissaient n’avoir été soumis, auparavant, qu’à des contraintes très mesurées.

Même si, à l’époque, les réglementations locales ou contractuelles jouaient un rôle non négligeable, les constructeurs jouissaient d’une plus grande liberté, dont il faut reconnaître qu’ils n’abusaient pas. Le passé ne doit cependant pas être, pour autant, idéalisé. La manière dont Céline, dans Voyage au bout de la nuit, raconte la banlieue des années 1930 tout comme la piètre qualité des constructions ouvrières de bien des faubourgs de nos villes montrent que la faiblesse de la réglementation n’est pas la condition du bonheur urbain. Mais, hélas, à partir d’une certaine quantité de règles, la qualité globale du système législatif fait nécessairement défaut. Avoir une réglementation stable supposerait donc de repartir d’un niveau raisonnable de normes et donc d’accepter le principe et les conséquences d’un véritable choc de simplification. Or, les nombreuses lois votées ayant affiché une telle ambition n’ont été que de modestes dés à coudre, bien incapables de vider l’océan des normes ni même de l’écumer.

Deuxième condition de la stabilité : l’absence de facteurs extérieurs trop mouvants

Même en imaginant que l’on puisse rendre le droit positif satisfaisant, la stabilité d’un droit ainsi régénéré serait soumise à la seconde condition que ce droit ne soit pas confronté à des mouvements extérieurs trop perturbateurs. Or, l’on peut malheureusement constater que tel n’est pas le cas. Certes, si on ne prend en compte que des facteurs purement nationaux, une certaine stabilité se manifeste dans la mesure où, notamment, notre pays ne fait pas face à des surprises démographiques d’ampleur. Il n’en va pas de même si l’on prend en compte l’environnement international. Les pandémies ne s’arrêtent pas aux frontières, et celle qui a touché le monde entier en 2020 était un événement à peu près imprévisible dans son ampleur, qui a entraîné des modifications importantes de comportement conduisant à une remise en cause du travail en présentiel, et donc de l’utilité des bureaux, ainsi qu’à des hausses de prix importantes dans un certain nombre de secteurs. Le droit a donc dû réagir et, à ce moment, tous ont souhaité qu’il ne reste pas stable mais puisse être le vecteur de réponses efficaces à ce nouvel événement.

Même si elles ne sont pas imprévisibles, les guerres étrangères sont néanmoins des événements que le législateur peut difficilement anticiper. Celles que l’on connaît en Europe et au Moyen-Orient depuis deux ans ont des effets importants sur le monde de la construction et nécessitent des adaptations constantes.

Mais l’élément le plus impactant pour la stabilité du droit est sans doute, aujourd’hui, la prise en compte de la nécessité de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. Cette ambition mondiale, inégalement valorisée selon les États, met le logement et la construction, qui représentent le tiers des émissions de gaz à effet de serre, au coeur de tous les dispositifs de lutte. Dès lors, depuis une vingtaine d’années, mais avec une accélération récente depuis cinq ou six ans, se sont accumulées des normes toujours plus nombreuses et plus complexes qui, à elles seules, démontrent que le souhait d’une stabilisation du droit relève, en l’espèce, de l’utopie. Non seulement, en effet, le gouvernement a dû créer de nouvelles réglementations, mais il s’est rapidement aperçu que ses règles, imparfaites, généraient de nombreuses difficultés d’application. Il se trouve donc contraint de les revoir périodiquement, comme le montrent les bégaiements des normes en matière de diagnostic de performance énergétique.

Troisième condition de la stabilité : la modération du tropisme réformiste des décideurs

Une certaine constance de la ligne politique des décideurs est nécessaire à la stabilité du droit. Or, tout pays libéral vit au rythme d’élections qui scandent naturellement sa vie démocratique. Dans une époque où la décision politique peut paraître trop lointaine, ces différents scrutins sont une respiration indispensable tout autant qu’un dérivatif à la frustration ou à la colère. Ils peuvent naturellement conduire à des renversements de majorité. L’accélération que l’on constate dans tous les domaines conduit, inévitablement, à une démonétisation plus rapide de ceux qui nous gouvernent. Une relative instabilité politique s’installe donc, dont on peut, sans grand risque, prédire qu’elle n’est pas près de ralentir, bien au contraire. Dès lors, comment demander à de nouveaux élus d’inscrire leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs et de se contenter d’une législation que, souvent, ils ont fortement critiquée pour pouvoir être élus ? Chacun veut faire de la loi le vecteur naturel de la mise en oeuvre de ses idées, et cette volonté de renouvellement porte directement atteinte à la stabilité du droit. L’ambiance législative va d’ailleurs clairement en ce sens en valorisant systématiquement la nouveauté, qui apparaît comme la condition incontournable du progrès. Prêcher la stabilité équivaut presque, pour certains, à se faire le chantre du conservatisme. Dès lors, pour beaucoup de parlementaires, avoir comme objectif premier la stabilité du droit relève de l’erreur d’approche. Pour eux, la nature même de leur mission est d’agir avec les moyens qui sont les leurs, l’action passant nécessairement par des textes nouveaux.

On pourrait, certes, penser que, dans des domaines techniques comme ceux de la construction et de l’urbanisme, moins soumis aux pressions électorales, la stabilité devrait prévaloir. Mais il n’en est rien. En effet, ces deux disciplines conditionnent le cadre de vie de nos concitoyens. Elles assurent, entre autres, le droit au logement et, à ce titre, sont en première ligne de toutes les politiques publiques. Il n’est pas surprenant, dès lors, que chaque nouvelle majorité ait inscrit à son programme une grande loi sur l’immobilier ou sur le logement et que ces textes d’ampleur renouvellent, en partie, la matière tous les quatre ou cinq ans.

Pour que la stabilité du droit puisse d’ailleurs être assurée, il faudrait que ceux qui la souhaitent ne soient pas les premiers à demander les modifications qui les arrangent. Il est bon que tout groupe professionnel ou porteur d’idées puisse saisir le législateur de ses préoccupations. Mais il suffit de voir comment les amendements provenant de ces groupes s’additionnent lors de chaque réforme pour comprendre que la stabilité est de l’ordre de l’idéal.

Une stabilisation forte du droit n’est donc pas pour demain. Les normes continueront de nous envahir de leurs nouveautés, pas toujours bienvenues. Au regard des raisons d’être de l’instabilité, qui sont largement structurelles, sauf à imaginer un autre régime parlementaire, sauf à anticiper un changement radical, comme celui qui a poussé dans les urnes, en Argentine, le président Milei, la situation n’évoluera pas. L’on peut simplement souhaiter que l’instabilité législative reste d’une ampleur raisonnable. Mais les événements imprévus, notamment internationaux, n’étant sans doute pas près de disparaître, l’appel à la loi sera toujours aussi fort et l’instabilité toujours aussi manifeste.

II. Moins de bureaucratie ?

La bureaucratie est, pour l’essentiel, la variante péjorative de la technostructure. Mais derrière l’appellation et sa connotation plus ou moins positive se cachent des réalités distinctes plus ambivalentes qu’il n’y paraît de prime abord. La bureaucratie peut être la manifestation, dénoncée dès 1893 par Courteline dans son roman Messieurs les ronds-de-cuir, d’un État tatillon étouffant la liberté sous le poids des formulaires. Elle recouvre également la présence bienvenue d’un ensemble de fonctionnaires travaillant au bon fonctionnement du secteur public. S’il est, d’évidence, difficile de distinguer le système de ceux qui le font fonctionner, il est cependant possible de se demander si l’on peut espérer moins de paperasserie et si une diminution du nombre d’agents publics est souhaitable comme en étant la condition.

Moins de paperasserie ?

Ce souhait semble, là encore, relever du voeu pieux. À partir du moment où les règles s’accumulent, le choix les concernant est assez simple. Soit on considère qu’elles ne sont qu’un élément du décor, une sorte de village Potemkine de la réglementation, soit on souhaite vraiment les appliquer, et, dans cette hypothèse, il faut bien que des vérifications interviennent, ce qui impose d’inévitables formalités. Les exemples en sont nombreux. Peut-on imaginer un droit de préemption sans déclaration d’intention d’aliéner ? Est-il possible que le droit de l’urbanisme soit contrôlé sans demandes de permis de construire et sans arrêtés les autorisant ? Comment contrôler le respect des normes de construction sans imposer d’attestations les concernant ? Inévitablement, la multiplication des règles de fond conduit à un accroissement corrélatif des règles de forme. Parce que la règle n’est ni stable ni simple, son application doit être encadrée et vérifiée par une armée d’exécutants. De ce point de vue, le législateur est directement responsable de l’augmentation des contraintes bureaucratiques.

Cependant, on ne saurait minimiser le pouvoir que peut s’octroyer spontanément la technostructure. Plus le pouvoir législatif ou réglementaire manque de stabilité, plus l’administration — qui, par sa nature, est immuable puisque les fonctionnaires survivent aux éphémères ministres (déjà quatre en sept ans pour le logement !) — acquiert de pouvoir. Si les ressources humaines sont bien gérées, et que chaque fonctionnaire se voit octroyer une longévité suffisante pour acquérir une vraie compétence et devenir un exécutant indispensable à la bonne marche du système législatif, la technostructure est alors, par sa stabilité, en position d’influer sur les choix politiques. Elle peut également, malheureusement, être affectée dans son efficacité par le turnover auquel on assiste souvent dans les ministères, qui la rend parfois moins efficace. Elle peut alors d’autant plus se transformer en bureaucratie que des fonctionnaires dépourvus de compétences suffisantes se retrouvent dotés d’un pouvoir qui, dans certains cas, les dépasse.

Moins de fonctionnaires ?

La bureaucratie n’a pas diminué, tant s’en faut, mais, paradoxalement, le nombre de fonctionnaires dans les ministères touchant à la construction et au logement a plutôt tendance à se réduire. Peut-on se réjouir de cette baisse dont les raisons budgétaires sont évidentes ? La réponse, pour un libéral, ne peut être que positive, mais, en même temps, cet amaigrissement des troupes conduit à deux phénomènes pervers.

Le premier est que cette réduction participe de la désertification des services publics, dont nombre de nos concitoyens se plaignent. Moins de fonctionnaires, c’est moins d’interlocuteurs, et la généralisation des services informatiques n’est, d’évidence, pas de nature à pallier cette disparition de l’humain, si nécessaire à apaiser les rapports sociaux. La bureaucratie demeure, mais devient encore plus inhumaine, car soumise à l’opacité des algorithmes.

Le deuxième phénomène tient à ce qu’un certain nombre de tâches de l’État ont été déléguées.

Parfois, en vertu de la décentralisation, les décisions ont été transférées aux collectivités territoriales. Tel est le cas en matière d’urbanisme et aussi, de plus en plus, de construction. Et comme le centre de décision est rarement la commune, mais plutôt des intercommunalités de plus en plus grandes, l’éloignement, sans doute voulu, des décideurs rend pour les administrés cette bureaucratie aussi peu supportable que celle de l’État.

De plus, l’État, lorsqu’il entend conserver nominalement des prérogatives, faute de moyens pour les assumer, n’hésite pas à les déléguer au secteur privé. On ne peut qu’être frappé des pouvoirs qui sont donnés à des attestants, vérificateurs ou diagnostiqueurs, dont le seul rôle est de vérifier le respect des règles ou des normes. Une certaine bureaucratie privée remplace la bureaucratie publique, avec des risques évidents de dérive, comme le montrent les fraudes au permis de conduire depuis la privatisation de l’examen du Code de la route. Mais ce choix délibéré présente l’immense avantage de permettre la multiplication des normes sans la contrainte corrélative de la création de nouveaux fonctionnaires pour les appliquer. Les règles nouvellement créées ne coûtent rien à l’État puisque ce sont des personnes privées qui les gèrent et que c’est à ceux qui les subissent de payer ceux qui les contrôlent !

À court et sans doute à moyen termes, l’espoir de règles plus stables ou de moins de bureaucratie est donc très mince. Cependant, toutes les démocraties vivent aujourd’hui sur une ligne de crête qui est celle de l’acceptabilité sociale d’une réglementation de plus en plus complexe. La défiance à l’égard des institutions nationales ou européennes tient, en grande partie, à cette prolifération des normes, qui agace et rebute ceux qui la subissent. Mais, aujourd’hui, les entraves à la liberté peuvent être, même en matière technique, un des arguments du vote, et, de ce point de vue, il est nécessaire que nos systèmes réfléchissent bien aux limites nécessaires à l’exercice de complexification auquel ils se livrent aujourd’hui. Un droit plus stable et moins de bureaucratie sont peutêtre l’une des conditions de leur survie même.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/un-droit-plus-stable-moins-de-bureaucratie.html?item_id=7895
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