Richard ROBERT

Éditeur de Telos (telos-eu.com)

Partage

Bureaux et pavillons sont-ils des bâtiments du passé ?

L’avenir de l’habitat pavillonnaire serait condamné par les nouvelles exigences environnementales. Celui du bureau le serait par les nouvelles réalités du marché du travail, en particulier le télétravail. Si le marché de la maison individuelle connaît un ébranlement sans précédent, le pavillon ne disparaît pas. Il se modifie. L’immeuble de bureau n’est pas abandonné. Il se transforme, lui aussi.

es perturbations qui secouent les marchés de la maison individuelle et de l’immobilier de bureau évoquent, à bien des égards, le perfect storm, cette « tempête du siècle » qui voit les événements entrer en résonance. Aux effets conjoncturels de l’inflation ou de la hausse des taux d’intérêt se conjuguent des facteurs plus structurels qu’il faut prendre le temps d’identifier et d’analyser pour comprendre ce qui s’efface, ce qui dure et ce qui survient.

Partons du pavillon, ce rêve français devenu soudain inaccessible pour une partie des ménages. « Même la crise des subprimes n’avait pas eu un tel impact », déclarait, au printemps 2023, Sylvain Massonneau, vice-président du pôle habitat de la Fédération française du bâtiment 1. La fédération évoque une « crise historique » : les ventes de maisons neuves en secteur diffus se sont écroulées à 96 000 ventes en 2022, contre une moyenne annuelle de 122 243 sur les quinze années précédentes, et, pour l’habitat individuel groupé, la chute est de 22,2 %, avec 6 105 ventes 2. Entre 2021 et 2022, la baisse agrégée de ces deux secteurs est de 31,3 %.

Symbole de cette crise sans précédent, en juillet 2022 était prononcée la liquidation judiciaire de Geoxia, le groupe qui possédait l’emblématique marque Maisons Phénix. La fin d’un monde ?

Lézardes et craquements dans le marché du pavillon

Ce brusque retournement de marché n’est pas seulement conjoncturel. On peut identifier trois facteurs principaux qui ont une composante durable.

Le premier est la hausse des coûts. En s’en tenant au seul indice du coût de la construction, en glissement annuel, la hausse a atteint 8,8 % au quatrième trimestre 2022, selon l’INSEE. L’engorgement des chaînes de valeur mondiale et la hausse des prix de l’énergie sont dus à des événements précis (COVID, Ukraine), mais s’insèrent dans une séquence plus structurelle : la réglementation environnementale exerce une pression inflationniste, la dynamique de mondialisation est enrayée, et les prix de l’énergie sont à la hausse, alors même qu’une partie des matériaux du secteur (brique, ciment, plâtre) sont énergo-intensifs. Quant à la main-d’oeuvre, pour la seule année 2023, les salaires au voisinage du SMIC ont été augmentés de 13,5 %, et ils ne redescendront pas. Tout aussi structurante, la réglementation environnementale (RE 2020) joue son rôle dans la hausse des coûts.

Le deuxième facteur pèse sur la demande. Le relèvement des taux d’intérêt a contribué à assécher les crédits immobiliers : entre mars 2022 et mars 2023, la production de nouveaux crédits à l’habitat a chuté de 42 %. Ce tarissement touche particulièrement les primo-accédants, jeunes ménages parfois modestes qui sont les principaux acquéreurs de pavillons. Si l’on peut espérer une baisse des taux à l’horizon 2025, les banques centrales ne reviendront pas aux politiques ultra-accommodantes qui avaient suivi la crise des subprimes. Aux effets des politiques monétaires s’ajoutent en France le durcissement des conditions de crédit (apport de 10 % au minimum, taux d’usure, règles du Haut Conseil de stabilité financière, etc.) et la fin des banques spécialisées (disparition programmée du Crédit immobilier de France depuis 2013, fin de la marque Crédit foncier en 2019, après son absorption par BPCE) au profit de grands réseaux dont l’immobilier n’est pas le métier principal.

Le troisième facteur est réglementaire et contraint l’offre de foncier disponible. L’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) d’ici à 2050, fixé par la loi climat et résilience de 2021, aura un effet structurant, à la fois sur les attributions de permis de construire et sur la création des rues nécessaires pour desservir de nouvelles zones constructibles. Cela touche notamment les opérations d’aménagement à la périphérie des villes. De fait, si l’on cherche à limiter l’artificialisation des sols, le pavillon est en première ligne : selon une étude du Cerema portant sur la période 2009-2019, l’habitat représente 68 % des nouvelles terres artificialisées et, sur ce pourcentage, une très large part est constituée de maisons individuelles construites en diffus 3.

Ainsi, non seulement certains facteurs conjoncturels pourraient s’avérer durables, mais, de surcroît, le développement de l’offre de pavillons se trouve contraint par des décisions publiques dont l’esprit est la fin d’un aménagement extensif (largement pavillonnaire) au profit d’une densification des agglomérations et d’une préférence pour les petites copropriétés. Ces décisions ne rencontrent pas un fort soutien de la population : dans l’édition 2023 de l’Observatoire international climat et opinions publiques, 57 % des Français se déclarent opposés à l’idée de « densifier les villes en limitant les maisons individuelles au profit d’immeubles collectifs 4 ». Malgré cette impopularité, ces politiques publiques aux effets très marqués devraient s’inscrire dans la durée, même si elles connaîtront probablement des infléchissements.

Enfin, jusqu’à un certain point, elles accompagnent une tendance existante, qui est de nature démographique : Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé notent ainsi que la part de logements individuels dans le parc français de logements décroît depuis 2008, ce qui s’explique selon eux par leur relative inadaptation pour des personnes âgées dépendantes comme pour des ménages de plus en plus petits, notamment du fait de la croissance du nombre de personnes habitant seules 5. On pourrait mentionner aussi l’impact des aides à la pierre (Robien, Duflot…) qui ont favorisé la construction d’une offre de petites surfaces en copropriété, adaptées à ces ménages

Les bureaux dans le « monde d’après »

L’immobilier de bureaux semble connaître une évolution de moindre ampleur, mais il n’échappe pas aux interrogations sur les tendances à venir. La pandémie de la COVID avait vu fleurir une fantasmagorie collective sur le « monde d’après », et l’expérience du confinement a provoqué une libération des pratiques de télétravail. Qu’en reste-t-il en ce début de 2024 ?

Partons, là encore, des données économiques. Le vaste marché des « locaux d’activité », qui inclut les commerces et les entrepôts, connaît bien une baisse significative. Selon les chiffres d’Immostat, pour l’année 2022, la demande placée de bureaux en Île-de- France est en hausse de 10 % par rapport à 2021. Mais le quatrième trimestre 2022 est en baisse de 11 % par rapport au quatrième trimestre 2021.

Ce fléchissement interroge car, dans un contexte de bonne tenue du marché du travail, il contraste avec une tendance observée dans les deux premières décennies du siècle, qui avaient vu la demande croître au rythme du nombre d’emplois dans le tertiaire. Si l’on prend le cas du Grand Paris, analysé par l’INSEE, depuis 1999, la construction de surfaces de bureaux a progressé au même rythme que les emplois de bureau (+ 24 %) 6.

On observe donc une décorrélation inédite. Une étude du McKinsey Global Institute 7 a exploré les effets des nouveaux modes de travail, du flex office au télétravail, dans neuf métropoles mondiales, dont Paris. La conclusion de l’étude est que les changements de comportement provoqués par la pandémie (moindre fréquentation des bureaux, perte d’attractivité des métropoles au profit des campagnes et des villes moyennes, diminution des achats dans les quartiers de bureaux) feront baisser à long terme la demande de biens, provoquant une perte de valeur de l’ordre de 800 milliards de dollars (ce chiffre inclut les commerces). Mais le rapport précise que « la pandémie a moins affecté la demande à Paris qu’à San Francisco », notamment du fait de l’éventail des activités de Paris, quand San Francisco dépend fortement des entreprises technologiques et de l’économie de la connaissance, plus adaptées au télétravail intégral.

En réalité, la vague du télétravail a déjà déferlé. Ses effets sont significatifs, mais limités, et son potentiel est en partie épuisé. Certains observateurs notent aussi que la semaine de quatre jours, expérimentée dans quelques entreprises, a réduit de facto le temps de télétravail.

Une étude de l’INSEE permet de se faire une idée précise du phénomène 8. En 2021, en moyenne, 22 % des salariés ont télétravaillé chaque semaine, dont un peu plus de la moitié l’ont fait cinq jours par semaine. Le télétravail « concerne majoritairement les cadres. Il est moins fréquent pour les jeunes ou les salariés des petites entreprises », et « un salarié sur deux exerce une profession pour laquelle le télétravail n’est pas pratiqué ».

Une étude de la Fondation Jean-Jaurès complète le tableau, en pointant que 16 % des salariés de bureau travaillent en flex office (soit 10 % de l’ensemble des salariés) 9, un phénomène souvent articulé au télétravail. Ces chiffres suggèrent une évolution moins significative, par exemple, que la vague de l’open space qui a pris son essor il y a une trentaine d’années et concerne désormais plus de deux salariés de bureau sur cinq 10.

Au plan quantitatif, télétravail et flex office ont contribué à déprimer la demande de bureaux, sans pour autant la faire chuter. Ce sont davantage les usages qui ont évolué. Cela nous amène aux extrapolations de tendance, parfois hasardeuses, qui marquent conjointement les regards portés sur le futur des immeubles de bureaux et sur celui des pavillons.

Déplacements et recombinaisons

Les phénomènes pointés dans les pages qui précèdent ont amené leur lot de prophéties, les unes sur la fin du pavillon 11, les autres sur celle du bureau 2. Plus significatives que les titres d’essais ou d’articles, certaines déclarations publiques ont fait du bruit. Ainsi d’Emmanuelle Wargon, ministre déléguée chargée du Logement, qui, dans un discours prononcé le 15 octobre 2021, décrivait « le modèle du pavillon avec jardin » comme un « non-sens écologique, économique et social », pour conclure : « Le modèle du pavillon avec jardin n’est pas soutenable et nous mène à une impasse. »

Il faut noter ici que la réglementation joue non seulement sur la construction, mais aussi sur le stock, avec les règles drastiques sur les passoires thermiques, vouées à sortir du marché locatif. Dans l’immédiat, pourtant, cela n’affecte pas les ventes, certains acquéreurs profitant au contraire de la décote sur ces biens pour acheter. Alors que se posait la question de l’avenir du parc de pavillons existants, sa pérennité semble relancée par une sorte de « déversement » des primo-accédants du neuf vers l’ancien.

La demande reste soutenue, comme le notent divers essayistes qui soulignent le regain d’attractivité de l’habitat individuel depuis la pandémie. Clément Pétreault rappelle que la maison avec jardin représente le mode de vie idéal pour près de 80 % des Français, car elle répond aux désirs et besoins contemporains : contact avec la nature, intimité, espace, possibilité du télétravail dans de bonnes conditions 13.

Les contraintes qui pèsent sur ce marché pourraient être assouplies par trois évolutions. La première est l’innovation dans le secteur du BTP. Le pavillon, jadis, a été un bouquet d’innovations (standardisation des modes de conception et de construction, commercialisation), et de nouvelles vagues d’innovations, comme l’essor de la construction hors site, pourraient amortir le coût des réglementations environnementales ou des intrants.

Deuxième évolution, une révision de la « norme » des dix ares, avec l’essor du tiny garden (« petit jardin »). Selon un sondage Kantar Public pour La Fabrique de la Cité, 37 % des Français se contenteraient d’un jardin de moins de 250 m², et 34 % d’un jardin de 250 à 500 m². « Il y aurait donc un décalage entre ces aspirations et les produits classiques proposés par les professionnels de la construction de maisons individuelles 14. » Cela ouvre des possibilités dans les coeurs de bourg ou les faubourgs déjà aménagés des villes petites et moyennes.

Troisième évolution, imbriquée dans la précédente, l’émergence du « Bimby » (build in my backyard), qui consiste à bâtir sur un terrain déjà occupé par une maison. Des opérations ont été menées à Périgueux (une centaine de logements) ou Vitré. Des évolutions réglementaires pourraient faciliter ce type de transaction.

On voit ainsi que de nouvelles pistes peuvent répondre à une demande toujours vigoureuse, et réorienter le modèle de l’habitat diffus vers un urbanisme plus dense.

La même logique de reconfiguration s’observe dans les immeubles de bureaux. On se gardera ici de prophétiser, comme souvent depuis vingt ans, l’avènement des immeubles hybrides, combinant bureaux et habitations. Les réglementations différentes et la spécialisation des investisseurs ont jusqu’ici déçu ces attentes.

Mais on observera que les dynamiques qui s’observent dans le désir de maison individuelle jouent aussi dans la vie au travail : si les espaces partagés sont la norme, c’est le bureau individuel qui emporte le meilleur taux de satisfaction, selon une étude d’Opinionway pour Foncière des Régions en 2015. Or, les inconforts de l’open space se rejouent dans le télétravail, quand on a ses enfants pour collègues. Par ailleurs, les attentes des salariés, dans un marché du travail dont les fondamentaux ont changé en dix ans, sont mieux prises en compte par les entreprises désormais plus soucieuses de fidéliser ou d’attirer.

Cela amène à un souci croissant de qualité dans les lieux de travail, notamment pour les sièges sociaux, qui sont surreprésentés dans les immeubles de bureaux. On observe d’ores et déjà une désaffection de la partie la moins attractive du parc ancien au profit d’immeubles plus récents ou réhabilités.

Cela amène aussi des réaménagements intérieurs conciliant mobilité ou moindre occupation avec les avantages d’un espace à soi. C’est le défi des prochaines années ; mais c’est un défi d’aménagement intérieur des locaux. Au confort des salariés s’ajoute la contrainte croissante d’efficacité énergétique. Le grand open space ou l’anonyme « bureau de passage » sont sans doute des formes en sursis, au profit d’espaces plus petits – et plus faciles à chauffer – que l’on occupe officiellement à sept ou huit salariés, en pratique à quatre ou cinq 15.

L’immeuble de bureau ne va pas disparaître mais se transformer et monter en gamme. Il est possible, en revanche, que les quartiers d’affaires connaissent une moindre dynamique, au profit de formes mixtes (immeubles de coworking dans des zones résidentielles, opérations d’aménagement sur friches urbaines combinant immeubles de bureaux et logements).

De la même façon que le pavillon ne disparaît pas mais se transforme et réinvestit les espaces libres au sein des agglomérations, l’immeuble de bureau a un bel avenir devant lui. Le télétravail ne le vide pas, mais élève les aspirations et les exigences de ceux qui l’occupent

  1. Delphine Gerbeau, « Le rêve pavillonnaire se fissure », La Gazette des communes, 31 mars 2023.
  2. Pôle habitat de la Fédération française du bâtiment, « Logement neuf : une crise historique », dossier de presse, 23 février 2023. https://www.polehabitat-ffb.com/media/dp-confpresse-ph-ffb-23022023.pdf.
  3. Cerema, Observatoire national de l’artificialisation, L’Artificialisation et ses déterminants, rapport, décembre 2020.
  4. EDF, Ipsos, Une planète divisée ? L’opinion mondiale face au changement climatique, Obs’COP 2023.
  5. Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, Le Pavillon, une passion française, PUF, 2023.
  6. Marie-Christine Abboudi, Joseph Chevrot, François Mohrt et Sandra Roger, « Plus d’un emploi sur deux est un emploi de bureau dans la métropole du Grand Paris », INSEE Analyses Île-de-France, no 124, 3 décembre 2020.
  7. McKinsey Global Institute, « Empty spaces and hybrid places : The pandemic’s lasting impact on real estate », 13 juillet 2023. https://www.mckinsey.com/mgi/our-research/empty-spaces-and-hybrid-places.
  8. Yves Jauneau, « En 2021, en moyenne chaque semaine, un salarié sur cinq a télétravaillé », INSEE Focus, no 263, 9 mars 2022.
  9. Sarah Proust, « Le bureau fragmenté. Où allons-nous travailler demain ? », note de la Fondation Jean-Jaurès, 1er mai 2021. https://jean-jaures.org/publication/le-bureaufragmente-ou-allons-nous-travailler-demain/.
  10. Tiphaine Do et Audrey-Rose Schneider, « Quels salariés exercent en open space ? », DARES Analyses, no 66, 7 décembre 2023.
  11. Véronique Chocron, « Immobilier : la maison individuelle, un rêve qui prend fin », Le Monde, 5 avril 2023.
  12. Sarah Proust, Télétravail, la fin du bureau ? Fondation Jean-Jaurès, éditions de l’Aube, 2021.
  13. Clément Pétreault, Une maison sinon rien. Pourquoi l’avenir est aux pavillons, Stock, 2023. Sur un plan plus structurel, voir Julien Damon, « Les Français et l’habitat individuel : préférences révélées et déclarées », SociologieS, mis en ligne le 21 février 2017, http://journals.openedition.org/sociologies/5886.
  14. La Fabrique de la Cité, « Artificialisation des sols : quels avenirs pour les maisons individuelles ? », 26 janvier 2023. https://www.lafabriquedelacite.com/publications/artificialisation-des-sols-quels-avenirs-pour-les-maisons-individuelles/.
  15. Voir « Enquête sur le travail déraciné : impacts humains et immobilier de la déspatialisation du travail », étude du Boson Project, 17 octobre 2023. https://thebosonproject.com/2023/10/17/le-travail-deracine/.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/bureaux-et-pavillons-sont-ils-des-batiments-du-passe.html?item_id=7893
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