Professeur de géographie au laboratoire ThéMA (CNRS et université de Bourgogne).
La fabrication des territoires et des paysages
En aménageant les territoires et les paysages pour y déployer ses activités, chaque société contribue nécessairement à une perturbation environnementale qui s’accroît avec les progrès techniques. Les enjeux de la construction résident en conséquence dans le maintien d’un habitat viable, la protection des ressources naturelles et la maîtrise de l’aliénation produite par les artefacts.
Fabriquer pour vivre
Contrairement aux plantes et aux animaux, qui ne peuvent pas vivre en dehors d’environnements adaptés à leur physiologie, l’homme est un « être nu », qui ne connaît aucun biotope véritablement favorable. L’ensemble de la planète lui est relativement hostile, et son installation est périlleuse dans de nombreuses régions du monde. Mais chaque mètre carré peut être adapté pour devenir vivable. Le fait de créer luimême des conditions viables en fabriquant son propre territoire fait partie de la nature de l’homme. Cette construction, obligatoire, ne constitue d’ailleurs pas uniquement une contrainte de survie : l’homme s’organise pour parvenir à un aménagement qui fait émerger en retour les comportements et les techniques qui façonnent les sociétés elles-mêmes. Les géographes considèrent de ce fait chaque territoire comme un produit social spécifique, qui permet aux sociétés de se réaliser dans une « identité organique originelle 1 », et ainsi de s’inscrire (graphie) durablement quelque part sur la Terre (géo). Dans ce contexte, l’acte de construction est intrinsèquement constitutif des sociétés, non seulement parce qu’il permet leur survie biologique, mais également parce qu’il organise leur vie sociale.
En conséquence, malgré sa « nudité », l’homme peut paradoxalement s’installer sur tous les continents, indépendamment des conditions écologiques qui y limitent les implantations animales ou végétales. Partout, il aménage les milieux pour maximiser son confort, selon des dispositifs d’habitat qui nécessitent parfois une transformation en profondeur. Cette transformation implique l’exploitation directe des ressources disponibles localement, avec un impact plus ou moins fort sur les espèces écologiques présentes au même endroit. La force et la nature de cette exploitation sont d’ailleurs un critère classique de distinction des sociétés primitives : certaines n’ont utilisé que la faune (pasteurs et chasseurs nomades), d’autres essentiellement la flore (agriculteurs sédentaires), d’autres encore ont exploité les deux (agriculteurs- éleveurs des premières sociétés rurales). Ainsi, à mesure que l’homme déploie ses activités, l’espace naturel recule mécaniquement, selon un schéma que l’on peut historiquement résumer en trois étapes :
- Adaptation de l’homme à la nature : utilisation passive des ressources écologiques, cueillette, chasse, stade pastoral plus ou moins nomade du paléolithique.
- Asservissement de la nature : agriculture et sédentarisation, installation des sociétés rurales du néolithique jusqu’au xviie siècle environ
- Construction de toutes pièces d’un territoire exclusivement dédié aux besoins humains : industrie, développement des techniques, urbanisation des xviie et xviiie siècles.
Pour ce faire, l’homme n’a toutefois pas seulement exploité les éléments qu’il trouvait dispersés dans la nature. Il a également produit des matières artificielles inédites d’un point de vue écologique. La flore et la faune ont été transformées pour parvenir à des combinaisons mieux adaptées aux exigences humaines dans un rayon limité de proximité territoriale. Le maïs, par exemple, fabriqué par hybridation du téosinte et d’une Andropogoneae, est si éloigné de sa souche naturelle qu’il est aujourd’hui incapable de se maintenir par luimême. La truie du Yorkshire comme le taureau Angus ou la vache Holstein sont des espèces croisées et modifiées par l’homme en vue de leur rendement en viande ou en lait, au prix de transformations morphologiques inédites (corps parallélépipédique, membres réduits, face raccourcie). Généralisées à l’ensemble des espèces, ces modifications ont conduit le naturaliste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à parler, dès le xixe siècle, d’artificialisation « utile » de la nature 2.
L’homme a donc construit autour de lui une « autre » nature qu’il peut adapter à ses objectifs, substituant ses propres orientations à l’évolution écologique normale des espèces. En conséquence, les perturbations anthropiques sont parfois si profondes que la « vraie » nature ne parvient plus par elle-même à retrouver son point d’équilibre originel, les écosystèmes n’étant plus capables d’homéostasie. Cette réalité constitue le point de départ des débats actuels sur l’anthropocène, la crise de la biodiversité et le dérèglement climatique qui en découlerait. L’acte de construction intervient ici à un niveau comparable à celui des phénomènes naturels les plus puissants et nous place face à une dialectique proprement humaine : l’homme tire sa subsistance de l’altération des équilibres naturels en même temps qu’il lutte contre leurs conséquences quand ses activités, voire sa survie, sont rétroactivement mises en péril 3. Cette situation aujourd’hui préoccupante rappelle néanmoins une réalité incompressible : il est nécessaire de modifier les écosystèmes, parfois de manière importante, pour construire un territoire viable et se protéger d’un environnement hostile en le maîtrisant.
Maîtriser le média technique
Ces interventions sur la nature ne sont possibles à grande échelle que par l’intermédiaire de progrès techniques qui élargissent le champ des possibles en matière de construction et d’artificialisation. Pour Jacques Ellul 4, la technique n’est d’ailleurs pas seulement un instrument permettant d’adapter l’environnement aux besoins sociaux. Elle correspond aussi à une médiation devenue obligatoire entre l’homme et son milieu, qu’il qualifie de « système technicien ». Lewis Mumford 5 distingue, quant à lui, trois grandes phases dans la mise en place de ce « système » propre aux « civilisations techniques » :
- La phase éotechnique (de l’an 1000 jusqu’à 1750 environ), durant laquelle les inventions ont essentiellement servi à économiser le travail humain. Les matériaux étaient simples (bois, fer) et leur exploitation s’appuyait sur des énergies naturelles (feu, vent, force hydraulique, animale ou humaine). L’ensemble a conduit aux premières machines et, par extension, à une mécanisation du travail et des relations sociales.
- La phase paléotechnique a ensuite accru la puissance des sociétés devenues capitalistes par le développement d’une industrie inorganique fondée sur l’énergie minière. L’humanisation de la machine se transforme alors en une déshumanisation de l’homme dont la critique la plus fondamentale a été formulée par Karl Marx. Elle a permis l’avènement de la révolution industrielle, avec laquelle elle se superpose historiquement.
- La phase néotechnique se fonde finalement sur l’artificialisation totale des matériaux (alliages, composés synthétiques) et de l’énergie (électricité). Elle installe l’ingénieur comme un intermédiaire obligatoire entre la science et la production industrielle, instituant une réelle médiation entre la réalité du monde et celle des sociétés.
À ces trois phases nous proposons d’en ajouter une quatrième, que nous appelons « endotechnique » (du grec endon, « en dedans »), pour signifier que la technique fait désormais partie intégrante des sociétés. Ces dernières sont en effet devenues incapables de s’y soustraire et elles ont adapté leur fonctionnement aux contraintes que la technique impose.
L’homme a ainsi construit tout un ensemble de « médias » à l’intérieur desquels il vit et qui réduisent automatiquement son rapport direct à la nature. La prédiction du temps, par exemple, a longtemps été fondée sur l’observation des nuages et du vent ; elle ne se fait plus aujourd’hui que par l’intermédiaire de machines (thermomètres, anémomètres, ballons, satellites). De même, nous ne nous déplaçons plus en ville en appréhendant directement les dangers de la circulation, mais en consultant un système codé de signalisation (panneaux et feux) dont la logique technique prévaut sur le bon sens. Pour certains, cette situation conduit à une forme de « désenchantement du monde 6 » puisque les liens poétiques et symboliques qui s’étaient tissés à travers les siècles entre l’homme et la nature ont progressivement disparu au profit d’une reconstruction de plus en plus totale dont l’urbanisation généralisée constitue l’asymptote. En ville, l’homme n’aperçoit plus « la vie » que par accident. Il n’y a plus rien de spontané dans les paysages puisque tout est « fabriqué » selon une logique imposée par le système scientifique et économique, qui contribue à la standardisation globale des paysages par une construction uniformément efficace et rentable (forme et matériaux de l’habitat), indépendante de la richesse et de la diversité des environnements naturels locaux.
Faire civilisation
À l’image du Crystal Palace à Londres, que beaucoup considèrent comme la première construction néotechnique exclusivement réalisée avec des matériaux totalement artificiels (verre et acier), la ville s’est désolidarisée de son socle écologique jusqu’à refuser d’admettre son existence : elle érige ses édifices en béton armé, enduit ses sols de goudron, n’admet plus que les animaux domestiques, limite la végétation à des allées d’arbres identiques et des jardins géométriques aberrants d’un point de vue écologique. Elle traite chimiquement son eau, modifie son atmosphère par les rejets industriels, abolit le jour et la nuit par l’éclairage public et la domotique. Au même titre que la mine de l’âge paléotechnique, mais dans une proportion démesurée, la ville est devenue un artefact par excellence, l’illustration la plus aboutie, à l’échelle planétaire, du divorce entre la nature et les paysages construits par l’homme.
Pour autant, la ville moderne n’est pas strictement un objet technique. Si elle s’est effectivement réalisée à travers le progrès, elle n’est pas complètement achevée techniquement, et elle est encore loin d’atteindre la prévisibilité, la régularité et l’efficacité que l’on pourrait attendre d’une machine. La ville n’est toujours qu’un milieu intermédiaire, qui associe plus ou moins adroitement un environnement biosphérique, une organisation sociale et un niveau de développement technique particuliers (et il est peu probable que les innovations à venir permettront de dépasser ce stade). Cette association subtile constitue en elle-même un prisme pour comprendre les défis que rencontrent actuellement les villes en tant que mode d’habiter majoritaire partout dans le monde. Elle explique également la difficulté du métier d’architecte, qui repose fondamentalement sur les acquis de l’ingénierie, mais dont les réalisations les plus abouties appartiennent plus encore au monde de l’art. Construire son propre biotope revient à imaginer un système complexe dont la manipulation relève d’une forme de génie proprement humain, qui se mesure à l’échelle des civilisations. Complétant la formule historique d’Oswald Spengler 7 (« Il n’y a de grandes civilisations qu’urbaines »), c’est la conclusion à laquelle parvient Ellul d’un point de vue anthropologique : « Si nous examinons toutes les civilisations successivement, nous voyons que toutes sans exception […] se concrétisent dans la ville. Là où il n’y a pas de ville, nous sommes en présence de groupes encore non dégagés de la nature animale, et qui n’ont pas eu, dans la solitude, à engager la concurrence avec d’autres groupes […]. La ville est un des rares éléments constituants des civilisations, considérées géographiquement, et dans tout le cours historique de la civilisation 8. »
Pour conclure, on pourrait donc rappeler que l’acte de construire se situe quelque part entre deux extrémités : le mythe du bon sauvage dans son jardin d’Éden, tel qu’il est imaginé par certains partisans de la décroissance, et la dystopie d’une aliénation urbaine totale, telle qu’elle est notamment mise en scène par le cinéma de science-fiction. Compte tenu de notre « nudité » physiologique et de notre besoin de protection, la première n’est pas possible ; la seconde n’est pas souhaitable au regard de ce que nous pourrions y devenir. Entre les deux, la loi climat et résilience de 2021 instaure en France l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) à l’horizon 2050. Cet objectif ne peut pas inciter à ne rien faire ; il doit au contraire inviter à construire différemment. Car la construction d’un biotope humain adéquat reste un acte de survie obligatoire qui doit être mis en compatibilité au plus vite avec la protection de l’environnement comme ressource fondamentale, et avec la sauvegarde des richesses identitaires locales face aux risques d’une aliénation technique standardisée.
LE CRYSTAL PALACE
Urbanisation désigne l’ensemble des actions tendant à grouper les constructions et à régulariser leur fonctionnement comme l’ensemble de principes, doctrines et règles qu’il faut appliquer pour que les constructions et leur groupement, loin de réprimer, d’affaiblir et de corrompre les facultés physiques, morales et intellectuelles de l’homme social, contribuent à favoriser son développement ainsi qu’à accroître le bien-être individuel et le bonheur public.
Le Crystal Palace : bâtiment d’anthologie édifié en 1851 à Londres pour la première Exposition universelle, témoin d’une désolidarisation totale entre nature et paysages construits (Interior View of the Crystal Palace, Hyde Park, showing the opening of the Great Exhibition in 1851, Joseph Nash).
- On trouve par exemple cette idée dans le texte d’Hildebert Isnard (Problématiques de la géographie, Presses universitaires de France, 1981) mais également dans Les fondements biologiques de la géographie humaine. Essai d’une écologie de l’homme (Armand Colin, 1943), de Maximilien Sorre.
- Pour plus de précisions, on se reportera au rapport Domestication et naturalisation des animaux utiles, rédigé par Geoffroy Saint-Hilaire en 1849 à la demande du ministre de l’Agriculture.
- C’est sur cette dialectique que s’ouvre le célèbre livre Effondrement : comment les sociétés décident de leur effondrement ou de leur survie (2006, Gallimard), de Jared Diamond, avec la question suivante : « Que se dirent les habitants de l’île de Pâques au moment même où ils abattirent le dernier arbre de leur île ? ».
- Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977.
- Lewis Mumford, Technique et civilisation, Seuil, 1950.
- On se référera notamment à ce qu’ont écrit Max Weber (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905) et, plus récemment, Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985) sur le sujet.
- Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, Gallimard, 1931.
- Jacques Ellul, Sans feu ni lieu. Signification biblique de la grande ville, Gallimard, 1975.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2024-3/la-fabrication-des-territoires-et-des-paysages.html?item_id=7889
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