Marc DE BASQUIAT

Économiste, président de l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (Aire).

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Minima sociaux ou revenu universel ?

En France, une myriade de prestations sociales visent la réduction de la pauvreté. Parmi elles, dix minima sociaux proposent un revenu minimum. L’ensemble pâtit notamment de sa complexité et de débats infinis sur son efficacité. Une autre voie consiste à mettre en place un mécanisme de type revenu universel. Par une refonte du système sociofiscal, une équation simple, 500 euros moins 30 % de ses revenus, permettrait de servir et financer universellement un revenu de base.

Les critiques de nos systèmes de protection sociale sont récurrentes, médiatisées par des expressions comme « assistanat » ou « pognon de dingue ». Il faut dépasser les réactions épidermiques pour présenter et analyser un domaine d’une complexité déroutante.

Foisonnement des politiques sociales contre la pauvreté

Alors que la pauvreté est d’abord comprise comme une insuffisance de revenu ou de patrimoine, on l’évalue plus complètement via des approches multidimensionnelles telles que celle du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement). Pour un pays tel que la France, l’indicateur de pauvreté humaine combine le pourcentage de décès avant 60 ans ainsi que les taux d’illettrisme des adultes et de chômeurs depuis plus de douze mois avec la mesure du pourcentage de personnes vivant avec moins de 50 % de la médiane du revenu disponible des ménages. Depuis 2019, l’association ATD Quart-Monde va plus loin en affichant un modèle élaboré avec des chercheurs de l’université d’Oxford, combinant trois privations (revenu insuffisant et précaire, manque de travail décent, privations matérielles et sociales) et trois dynamiques relationnelles (contributions non reconnues, maltraitance institutionnelle, maltraitance sociale) autour d’un « cœur de l’expérience de pauvreté » vu comme une dépossession du pouvoir d’agir (la capacité de combat et de résistance étant réduite par la souffrance éprouvée dans le corps, l’esprit et le cœur).

Face à ces définitions larges de la pauvreté, chaque pays aligne un éventail de politiques sociales : assurance chômage, dispositifs de soutien au revenu ou à l’insertion par le travail, aides au logement, scolarisation gratuite, accompagnements divers, etc. Dans le cas français, les énumérer serait fastidieux, ce qui invite à se recentrer sur la pauvreté monétaire, le manque d’argent ayant un impact sur les conditions de vie des personnes et de leurs familles. La pauvreté monétaire peut s’évaluer de deux façons : soit « absolue », en confrontant les ressources du ménage à un « panier » moyen de biens jugés indispensables, soit « relative », en les comparant à un « seuil de pauvreté » défini arbitrairement par un pourcentage du revenu médian de la population du pays. Ces deux mesures ont en commun de permettre une quantification du « taux de pauvreté » d’une population, mais inspirent des politiques sociales différentes.

Aux États-Unis, où la statistique fédérale privilégie une mesure de la pauvreté absolue, l’aide alimentaire est une politique sociale majeure, finançant à hauteur d’une centaine de milliards de dollars chaque année des aides en nature à plus de 10 % de la population, tout en constituant la première forme de soutien aux agriculteurs nationaux. Ces programmes massifs de food stamps (coupons alimentaires) et de cantines gratuites sont complétés par des dispositifs monétaires tels que l’EITC (Earned Income Tax Credit), un crédit d’impôt familialisé soutenant les actifs à moyens modestes. Par ailleurs, la principale aide fédérale au logement est constituée par les bons HCV (Housing Choice Vouchers) versés aux propriétaires, dont les montants sont calculés pour éviter aux ménages modestes de consacrer plus de 30 % de leurs ressources à se loger.

À l’inverse, l’Europe a fait le choix de traquer la pauvreté relative. L’indicateur de pauvreté est formulé ainsi par Eurostat ou l’Insee : « Un ménage est pauvre si son revenu disponible est inférieur à 60 % du revenu médian par unité de consommation. » La formulation de l’indicateur explique plusieurs caractéristiques des politiques sociales françaises. Par exemple, l’aide au logement combine des mécanismes d’attribution de HLM avec une prestation monétaire (aide personnalisée au logement, APL) dont le calcul compliqué aboutit à un reste à charge imprévisible. Additionner cette allocation logement aux autres revenus du ménage est nécessaire pour le situer par rapport au seuil de pauvreté. Par ailleurs, la formulation « par unité de consommation » (UC) induit mécaniquement que le RSA est calculé de façon à ce qu’une UC reçoit le même montant qu’elle soit seule ou en couple, ce qui complique les barèmes et incite les bénéficiaires à dissimuler leur vie commune.

De façon schématique, retenons que certaines politiques sociales contre la pauvreté fournissent les ressources (en nature ou en cash) manquant aux ménages défavorisés, alors que d’autres diminuent l’écart des ressources monétaires avec une norme statistique, ce qui caractérise plutôt des instruments de réduction des inégalités. Cette dualité d’objectifs ne facilite pas l’analyse.

Diversité des minima sociaux

Un aspect remarquable des prestations sociales est leur accumulation progressive. Pendant soixante ans en France, plusieurs gouvernements ont créé ou recombiné des dispositifs assurant la protection économique des plus fragiles de la société 1. Cette complication dérange, incitant de nombreux experts et parlementaires à proposer des réformes d’envergure, en particulier pour simplifier un ensemble de dix minima sociaux dont les règles de calcul sont aussi diverses qu’incompréhensibles pour le citoyen et le législateur. Citons trois propositions.

Le groupe de travail présidé par Jean-Michel Belorgey en 1999 pour le Commissariat général du plan 2 mettait en avant dans sa synthèse le fait que « la politique sociale, pour être efficace, doit être lisible non seulement pour ceux qui la gèrent, mais pour les usagers. (…) Certains aspects des dispositifs en vigueur ne le sont ni pour les uns ni pour les autres ». Cet épais rapport distinguait plusieurs préconisations consensuelles, dont aucune n’a été mise en œuvre.

Le rapport remis en avril 2016 au Premier ministre par le député Christophe Sirugue 3 préconisait de rationaliser les minima sociaux en définissant un socle commun à tous. Cette proposition a reçu un accueil très favorable, tant au niveau politique qu’auprès de la société civile. Néanmoins, malgré la promotion du député au rang de ministre, aucun travail de fond n’a été mené pour instaurer sa « couverture-socle commune ». Au moins est sortie de ce travail une représentation de synthèse sur la diversité des minima sociaux.

Une élection et deux années plus tard, pendant lesquelles l’idée a circulé à droite comme à gauche de créer une « allocation sociale unique », un travail titanesque a été confié par le président Emmanuel Macron en septembre 2018 à Fabrice Lenglart, commissaire général adjoint de France Stratégie, pour préparer la création d’un « revenu universel d’activité ». Alors que l’orientation initiale du projet consistait à rapprocher le RSA, la prime d’activité et les aides au logement, ce projet a été radicalement repositionné début 2022. Lors d’une audition au Sénat, Fabrice Lenglart a expliqué l’extrême difficulté technique du projet et justifié la nécessité d’harmoniser au préalable les bases de ressources de quinze prestations sociales, sous la forme d’un « revenu social de référence », pendant du « revenu fiscal de référence » utilisé pour le calcul des impôts.

Ainsi, il est aujourd’hui avéré que la fusion des minima sociaux serait une opération très compliquée et générant de nombreux perdants, sauf à augmenter fortement le budget consacré à ces politiques sociales pour lisser les nombreux cas problématiques. La volonté générale de rationaliser les minima sociaux semble aboutir à une impasse.


Source : rapport de Christophe Sirugue, 2016.


Débats sur le revenu universel

Une tout autre approche resurgit régulièrement dans le débat, consistant à instaurer un socle de revenu pour toute la population, d’un montant éventuellement modulé selon l’âge, sans condition d’aucune sorte ni exigence de recherche de travail 4. La définition internationale du Bien (Basic Income Earth Network, Réseau mondial pour le revenu de base) 5 précise que ce paiement régulier (typiquement mensuel ou hebdomadaire) serait individuel, n’étant pas réduit en cas de vie commune comme c’est la règle actuellement avec la plupart des prestations sociales.

Cette proposition a été envisagée dans le rapport Belorgey, sous le vocable « allocation universelle », pour être repoussée au motif qu’elle induit trop de bouleversements dans l’architecture actuelle de la protection sociale. Christophe Sirugue comme Fabrice Lenglart l’ont également évoquée dans leurs travaux, pour indiquer qu’elle dépassait trop largement le cadre de leurs études.

De fait, le rapport institutionnel de référence sur le sujet en France n’a pas été produit par l’administration mais par des élus. En 2016, une mission d’information du Sénat présidée par Jean-Marie Vanlerenberghe a conclu à l’intérêt de la proposition, en précisant que « sa mise en œuvre restait conditionnée à une vaste réforme du système fiscal ». Toujours au niveau politique, le « revenu universel d’existence » constituait la proposition phare du candidat PS à la présidentielle de 2017, Benoît Hamon.

Ainsi, alors que l’administration peine à rationaliser les minima sociaux, elle n’a pas encore étudié sérieusement la piste du revenu universel promu en France depuis les années 1970 par des économistes éminents tels que Lionel Stoléru, Christian Stoffaës, Henri Guitton ou François Bourguignon et soutenu par des responsables politiques de tous bords 6.

Revenu d’existence : une voie possible

Pour un économiste, la définition d’un revenu universel réalisable commence logiquement en identifiant la source des subsides distribués. La nature fiscale de ce dispositif est une évidence, contestée seulement par les promoteurs utopistes. Posons qu’un tel programme devrait être mis en place et administré par Bercy et non par le ministère des Affaires sociales. Ce socle s’insère aisément dans la formule de l’impôt sur le revenu (IR), dont la progressivité du taux marginal sur cinq tranches réserve une surprise.

En effet, la DGFiP précise que les 13 % de contribuables soumis à la tranche au taux marginal de 30 % fournissent presque la moitié de la recette totale de cet impôt. En 2022, la formule de calcul de leur impôt mensualisé est la suivante : 30 % de leurs revenus imposables moins 506,50 euros 7 pour chaque part fiscale. Si on laisse de côté la question des enfants à charge pour ne considérer que le déclarant fiscal et son éventuel conjoint, on est frappé par ce terme fixe et individuel de 506,50 euros par mois apparaissant subrepticement dans le calcul d’une moitié de la recette fiscale de l’IR.

Le deuxième volet de notre analyse part du constat que le RSA d’une personne seule est de 575,52 euros depuis le 1er avril 2022, auxquels il convient de soustraire généralement un « forfait logement » de 69,06 euros, ce qui aboutit à un versement net de 506,46 euros 8 dont l’écart avec le montant identifié par le terme fixe du calcul de l’impôt, plus haut, est négligeable (4 centimes par mois). Par ailleurs, si le RSA est une prestation différentielle, à laquelle il convient de soustraire 100 % des revenus du trimestre précédent, on lui ajoute une prime d’activité dont la dégressivité est généralement de 39 %, sauf entre un demi-smic et un smic, où elle ne décroit qu’au rythme de 13 %. Retenons que pour une personne seule, la combinaison du RSA et de la prime d’activité part de 506,46 euros et diminue en zigzag d’environ 30 % des revenus d’activités.

Cet « alignement des planètes » entre la dégressivité des prestations sociales et la progressivité fiscale (sur sa tranche la plus significative) alimente la proposition du revenu universel que promeut l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (Aire). Il s’agit de remplacer la majeure partie du calcul de l’impôt et plusieurs prestations sociales par cette formule redistributive universelle : un prélèvement de 30 % associé à un crédit d’impôt individuel de 506,50 euros par mois (en 2022).

Fondamentalement, l’enjeu est de rendre à chacun les moyens de son autonomie, en supprimant les catégorisations inutiles qui enferment les populations fragiles dans des carcans dont il est difficile de s’affranchir.



  1. Minimum vieillesse en 1956, allocation aux adultes handicapés (AAH) et allocation supplémentaire d’invalidité (ASI) en 1975, allocation de parent isolé (API) en 1976, allocation veuvage en 1980, allocation de solidarité spécifique (ASS) en 1984, revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, revenu de solidarité outre-mer et prime pour l’emploi en 2001, allocation équivalent retraite de remplacement en 2002, allocation temporaire d’attente en 2005, allocation de solidarité aux personnes âgées en 2007, revenu de solidarité active (RSA) en 2008, prime d’activité en 2016.
  2. Commissariat général du plan, Minima sociaux, revenus d’activité, précarité, la Documentation française, 2000.
  3. Christophe Sirugue, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture-socle commune », 2016. www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/164000239.pdf
  4. Autour du revenu universel, de ses projets, expérimentations et débats, voir Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel, La Découverte, 2019.
  5. Le Basic Income Earth Network, fondé en 1986, définit le revenu de base comme « un paiement en monnaie, périodique, versé à tous, sur une base individuelle, sans condition de ressources ni exigence de contrepartie ».
  6. Pour quelques jalons sur l’histoire de cette idée et des propositions pour sa réalisation, voir Marc de Basquiat, L’ingénieur du revenu universel. Voyage d’une idée pour notre temps, l’Observatoire, 2021.
  7. La valeur de ce terme fixe évolue chaque année. Il était de 499,51 euros en 2021, de 498,52 euros en 2020.
  8. En avril 2021, ce montant était de 497,50 euros, en 2020 de 497,01 euros.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/minima-sociaux-ou-revenu-universel.html?item_id=6826
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