David MÉNASCÉ

Fondateur d’Archipel&Co.

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Contre la pauvreté, le recours au marché

Économistes, pouvoirs publics et entreprises innovent contre la pauvreté. À travers le monde, une idée force consiste à se mobiliser en faveur des plus pauvres, non plus dans une logique philanthropique, mais en cherchant à en faire des producteurs et des consommateurs.

Au début des années 2000, le professeur de stratégie indien Coimbatore Krishnao Prahalad a contribué à lancer une grande vague d’expérimentations menées par le secteur privé pour lutter contre la pauvreté 1. Sa démarche a profondément bouleversé la vision qu’avaient les entreprises, notamment multinationales, de la pauvreté.

Le concept de bottom of the pyramid (BOP), pour « base de la pyramide », qu’il a popularisé désigne à la fois un segment de population – les 4 à 5 milliards de personnes vivant avec moins de quelques dollars par jour – et une approche stratégique visant à inventer des modèles économiques qui soient à la fois rentables économiquement et positifs socialement.

Prahalad a su cristalliser de nombreuses initiatives hétérogènes, sous l’ombrelle de l’acronyme BOP, et faire gagner ainsi en visibilité une idée très puissante : le marché et l’entreprise peuvent contribuer à lutter contre la pauvreté.

La popularité de Prahalad au sein des grandes entreprises tient à trois importantes contributions au débat.

Susciter l’intérêt du privé en parlant le langage de l’opportunité

Changer de regard sur les personnes à faibles revenus : tel est l’objectif premier de son ouvrage désormais célèbre. Il vise en premier lieu à rompre avec la philanthropie en appelant non plus les entreprises à être compassionnelles, citoyennes ou responsables mais plutôt à agir dans leur propre intérêt économique et à s’intéresser au marché des personnes à faibles revenus. Prahalad est, dans ce cadre, plus proche de Milton Friedman que des théoriciens de la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Cette volonté d’asseoir la mobilisation du secteur privé sur l’intérêt économique n’exclut pas une réflexion plus politique : les stratégies BOP contribueraient à rompre avec une certaine représentation de l’idéal social selon laquelle les entreprises classiques créent de la richesse, ceux qu’elles laissent au bord de la route étant pris en charge par l’État providence ou la sphère de l’économie sociale. Il ne s’agit pas de se substituer à la puissance publique, via des programmes charitables, mais bien de s’appuyer sur les compétences clés des entreprises pour développer des mécanismes économiques susceptibles de réduire la pauvreté. D’une part, en améliorant l’accès aux biens et services présentant de meilleurs rapports prix/performance, et, d’autre part, en favorisant l’accès aux opportunités économiques à travers des chaînes de valeurs permettant d’inclure des travailleurs informels dans les écosystèmes des entreprises. En termes concrets, il s’agit de savoir comment un acteur des services aux collectivités peut créer des modèles d’accès à l’eau ou à l’énergie pour les 2 milliards de personnes qui en sont exclues, ou comment une entreprise de l’agroalimentaire peut travailler en amont avec le milliard de petits fermiers, ou, en aval, avec des distributeurs informels tels que les vendeurs de rue. D’une certaine manière, l’hypothèse, évidemment largement discutable, derrière le concept de BOP est que les populations pauvres ne sont pas victimes de l’extension du marché mondial façonné par des grandes entreprises mais souffrent au contraire d’en être exclues, à la fois en tant que travailleurs et comme consommateurs.

Repartir de la réalité des personnes pauvres

Cette approche économique permet de rentrer dans le concret des marchés informels sur lesquels, à l’échelle mondiale, interagissent la très grande majorité des populations à faibles revenus.

Les tenants du BOP soulignent d’abord un paradoxe : cela coûte souvent très cher d’être pauvre. Les pauvres paient plus, en proportion de leurs revenus, pour une grande partie des biens et services 2. Sur les marchés informels, des « pénalités de pauvreté » conduisent les pauvres à payer plus cher leurs biens et services que les populations plus aisées, pour une qualité souvent inférieure. À Mumbai, les habitants riches d’un quartier résidentiel paient 35 fois moins cher leur eau que les habitants d’un bidonville. Ils ont accès à des prêts à des taux 60 fois moins importants que ceux pratiqués dans les bidonvilles.

L’approche BOP vise également à renforcer la dignité et l’estime de soi des populations les plus pauvres. La participation au marché réduirait le sentiment de stigmatisation que risque de produire l’assistance sociale. Elle permettrait à chacun d’exprimer son potentiel d’initiative ou ses préférences et ses droits de consommateurs. C’est le passage de la logique de bénéficiaire à celle de client consommateur qui est explicitement valorisé. La dignité retrouvée est, dans l’esprit des tenants des stratégies BOP, une étape essentielle d’une sortie durable de la pauvreté.

Un cadre opérationnel clair

Prahalad aura enfin contribué à créer un cadre d’action et d’opérationnalisation résumé en trois A : abordable, accessible, aspirationnel. Abordable en insistant sur la dimension fondamentale : le prix. Pour cela, tout un champ s’est développé, parfois appelé « innovation frugale », pour concevoir des produits et services à coûts moins élevés. C’est le cas des appareils de santé, des microstations ou panneaux solaires dans l’énergie ou encore de produits d’assurance très simplifiés. Nombre d’organisations ont aussi travaillé à coupler leur produit avec des offres de microcrédit pour s’assurer qu’ils correspondaient bien à la capacité mensuelle à payer des usagers finaux. Il s’agit ensuite de proposer des manières de rendre accessibles les biens et services, c’est-à-dire de repenser les circuits de distribution, notamment au dernier kilomètre. Pour cela se développent des logiques de distribution s’appuyant sur des réseaux informels (vendeurs de rue, groupes d’entraide). La troisième dimension, peut-être la plus originale, est la logique aspirationnelle, soulignant l’importance du marketing : s’adresser aux aspirations et non pas exclusivement aux besoins.

Ce cadre de pensée, largement diffusé par des écoles de commerce et différents think tanks, va susciter une grande vague d’expérimentations, en particulier dans certains secteurs : les télécommunications, la grande consommation, les services financiers, et, dans une moindre mesure, l’accès aux services essentiels comme l’énergie, l’eau et l’habitat.

Un vague d’expérimentations

Les exemples les plus connus sont liés à la diffusion exceptionnelle de la téléphonie mobile, avec l’accès au téléphone portable. Celui-ci permet notamment la bancarisation et le télépaiement, avec des programmes iconiques comme M-Pesa, qui ont véritablement révolutionné l’accès aux services financiers 3. M-Pesa touche près d’un adulte sur deux au Kenya par exemple. La prochaine révolution réside dans les autres services financiers tels que l’assurance. En Inde, sans doute le pays le plus concerné par ces initiatives, de nombreuses approches liées à la microfinance, ont su démontrer leur efficacité.

Les grandes entreprises françaises ont été mobilisées sur ce sujet, et au moins la moitié de celles du CAC 40 ont lancé une initiative BOP. Danone a mis en place de très nombreux programmes, le plus connu étant la création de « social business » au Bangladesh pour proposer des produits nutritionnellement améliorés, sourcés localement et vendus dans les petites échoppes. Schneider Electric a développé des programmes d’accès à l’énergie via des produits et solutions solaires dédiés, des formations adaptées pour permettre à des jeunes de devenir électriciens. Lafarge a proposé un programme, devenu autonome, d’accès au logement. Essilor développe des solutions d’accès aux lunettes pour moins de quelques dollars. AXA déploie des solutions d’assurance et de protection pour des ménages à faibles revenus. Orange a créé plusieurs applications d’e-santé ou d’e-agriculture. De très nombreuses start-up se sont également lancées, tandis que se créaient de nombreuses plateformes de réflexion et d’échanges de bonnes pratiques.

Mais après deux décennies d’expérimentations BOP, le bilan reste néanmoins nuancé.

Les faiblesses de la théorie BOP

Peu d’expérimentations sont passées à grande échelle et les difficultés se révèlent beaucoup plus nombreuses que prévu. En effet, de nombreuses entreprises ont redécouvert la grande différence entre la concurrence dans un marché existant et la création d’un marché. C’est une des leçons clés à tirer des dernières années : le marché BOP n’existe que rarement. C’est un marché à créer, ce qui signifie qu’il faut créer une offre, dans des conditions où les infrastructures sont particulièrement défaillantes, et créer une demande, ce qui demande bien plus que du marketing mais des stratégies de changement de comportements qui s’enracinent dans des traditions locales très établies. Payer pour de l’eau potable ou de l’énergie est loin d’être évident.

Les coûts de transaction sont très élevés pour toucher des consommateurs tandis que la concurrence avec les produits locaux et internationaux (chinois en premier lieu) s’avère féroce. Il est souvent nécessaire de se concentrer sur les populations des grandes villes tant la distribution au dernier kilomètre pour toucher des populations rurales démultiplie les coûts. Il est également difficile de concilier les dimensions abordables et aspirationnelles. Certaines entreprises confondent simplification et dégradation du produit. Les consommateurs ont alors le sentiment qu’on leur propose des « produits pour pauvres » ce qui ne facilite pas l’acte d’achat.

Le segment BOP amalgame une réalité hétérogène – plusieurs milliards de personnes réparties sur l’ensemble de la planète, avec des traditions et des conditions de vie extrêmement variées – en une unité : la base de la pyramide. Or il existe, pour ne citer qu’un exemple, un véritable fossé entre les populations considérées très pauvres, celles qui vivent avec moins de 1 dollar par jour et les populations qui sont proches de la classe moyenne naissante (5-6 dollars par jours) 4.

Beaucoup de stratégies BOP ne peuvent pas toucher les populations les plus pauvres sans des mécanismes de soutien public ou de péréquation entre usagers. En d’autres termes, nous n’avons pas connaissance d’approches de marché visant à faire payer des usagers véritablement pauvres pour la totalité des coûts du service sur des sujets à très fort impact social (accès à l’eau, à l’énergie, à la nutrition, etc.).

On peut s’interroger sur la pertinence d’un discours construit autour de la contribution au développement, d’autant plus que, si la culture de l’évaluation de l’impact social s’est largement diffusée, il reste difficile, pour des raisons opérationnelles, de procéder à des évaluations très rigoureuses. Les méthodes de l’évaluation dite aléatoire, proposée notamment par les prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee, sont difficilement mobilisables 5. En effet, ces évaluations, fondées sur l’idée de comparer un groupe et un groupe témoin tiré au sort et de mesurer la double différence avant-après, sont certes rigoureuses mais ne peuvent s’appliquer qu’à peu de programmes tant il est malaisé de proposer des groupes témoins tirés au sort dans certaines initiatives.

Des innovations et des opportunités réelles

Il n’en demeure pas moins que ces approches de marché permettent de dessiner des chemins véritablement novateurs, qui apportent non pas la fortune promise par nombre de théories BOP mais des opportunités qui méritent le plus grand intérêt.

La logique d’innovation frugale reste très pertinente, en particulier dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles. La nécessité de revenir à l’essentiel invite à repenser l’ensemble des processus de production et de distribution, le tout permettant d’élaborer des offres mieux adaptées.

Ces stratégies ont aussi inspiré de nombreuses organisations à penser différemment leur rôle dans les pays développés, notamment en France, où environ 15 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et où une partie de la classe moyenne décroche. Des premiers exemples existent, on pense au compte Nickel (service bancaire alternatif très aisé d’accès) dans le secteur financier.

De fait, de nombreuses entreprises françaises s’inspirent de ce qu’elles font ailleurs pour apporter des solutions innovantes au problème du pouvoir d’achat.

Le dernier apport des expérimentations BOP est plus doctrinal. Il ne s’agit plus de démontrer l’intérêt économique qu’auraient des entreprises à s’impliquer sur le marché des populations à bas revenus, mais bien de comprendre le rôle que tient le marché dans les stratégies de survie des populations pauvres. Comme l’a montré magnifiquement l’historienne Laurence Fontaine, le marché – entendu comme l’institution où s’échangent dans une logique de négociation des biens et services – est aussi « une conquête sociale » 6.

Un exemple : les vendeurs de rue. La convention internationale qui les réunit chaque année en Inde porte ainsi le nom de Cities for all, ces microentrepreneurs demandant en effet un meilleur accès au marché urbain. Cette demande très profonde d’égal accès aux opportunités économiques a eu en 2010 une traduction historique, paradoxalement peu commentée : les Printemps arabes n’ont-ils pas en effet été déclenchés en Tunisie à Sidi Bouzid, par l’acte d’un vendeur de rue qui s’est immolé par le feu, désespéré par les brimades que lui faisait subir quotidiennement la police.

Au-delà d’un marché des pauvres, qui reste à démontrer, c’est l’ardente promotion d’une démocratie économique, assise sur l’égal accès au marché, qui constitue sans doute l’héritage le plus précieux des approches BOP.



  1. Voir Coimbatore Krishnao Prahalad, The Fortune at the Bottom of the Pyramid. Eradicating Poverty Through Profits, Pearson, 2004. En français : 4 milliards de nouveaux consommateurs. Vaincre la pauvreté grâce au profit, Village mondial, 2004.
  2. Voir David Caplovitz, The Poor Pay More, Free Press, 1967. Pour une analyse contemporaine, voir Martin Hirsch, Cela devient cher d’être pauvre, Stock, 2013.
  3. Sur M-Pesa (M pour mobile et pesa, argent en swahili), voir www.vodafone.com/about-vodafone/what-we-do/consumer-products-and-services/m-pesa.
  4. À ce sujet, voir Julien Damon, Éliminer la pauvreté. Zéro pauvre, c’est possible ? PUF, 2010.
  5. Voir Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Seuil, 2012.
  6. Laurence Fontaine, Le marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Gallimard, 2014.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/contre-la-pauvrete-le-recours-au-marche.html?item_id=6829
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