Michel BORGETTO

Professeur émérite de l’université de Paris-Panthéon-Assas, Directeur de la Revue de droit sanitaire et social.

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Assistance et assistanat

Exigence constitutionnelle, l’assistance, rebaptisée « aide sociale », désigne juridiquement un ensemble de dispositifs visant à concrétiser les droits sociaux les plus élémentaires. Politique et polémique, l’usage de la notion d’assistanat cherche à décrédibiliser les interventions et prestations qui, pour imparfaites qu’elles soient, tendent à réaliser l’objectif d’assistance.

Ce n’est que très récemment que le vocable « assistanat » a fait son apparition dans le langage politico-social. Forgé à partir du mot « assistance », lequel désigne notamment, dans le discours juridique et institutionnel, l’aide que la collectivité apporte à une personne (ou à un groupe de personnes) ayant besoin d’un soutien plus ou moins durable, ce vocable était quasiment inconnu il y a à peine deux ou trois décennies.

Comment expliquer cette diffusion rapide du terme « assistanat » dans le discours de certains acteurs ou observateurs politiques ? À quoi correspondelle ? En quoi et pourquoi ceux qui invoquent le terme entendent-ils se démarquer de celui, ancien et traditionnel, d’« assistance » ?

Autant de questions auxquelles il ne saurait être répondu qu’en se penchant sur ce qu’est et sur ce qu’implique, dans la législation, le principe d’assistance : le fait que le vocable « assistanat » soit bel et bien, aujourd’hui, une question en débat ne devant pas faire oublier que l’assistance renvoie d’abord et avant tout, pour sa part, à une question de droit.

L’assistance, une question de droit

Sans doute, l’assistance n’a-t-elle été posée comme correspondant à un droit de l’individu que tardivement, en liaison avec l’essor de la philosophie des droits de l’homme et le développement du principe de solidarité promu par les réformistes sociaux à partir de la fin du XIXe siècle. Jusqu’alors, en effet, mis à part un bref moment sous la Révolution française (affirmation d’un droit à des secours publics) et la IIe République (proclamation éphémère d’un droit à l’assistance), la législation ne reconnaissait à celui qui se trouve dans le besoin aucun droit à l’encontre de la société et n’assignait à celle-ci aucune obligation à l’égard de celui-là. Tel fut le cas tout au long de la période allant de l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle, l’aide étant accordée alors essentiellement par l’Église et accessoirement par les pouvoirs publics au nom et en vertu des principes de charité ou de bienfaisance. Quant à la période allant du Directoire aux années 1890, l’aide aux « malheureux » y relevait principalement du bon vouloir de la société civile (via la charité dite privée), le gouvernement n’intervenant que dans un but de police et de prévention des troubles à l’ordre public (via la charité dite légale).

Ce n’est que sous la IIIe République que l’assistance est parvenue à s’introduire durablement dans la législation française, de nombreuses lois consacrant alors le principe d’une aide obligatoire au profit des plus démunis : lois sur l’assistance médicale gratuite en 1893, sur l’assistance à l’enfance en 1904, sur l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables en 1905, sur l’assistance aux familles nombreuses en 1913.

Depuis lors, et jusqu’à nos jours, l’idée selon laquelle la société se doit de venir en aide aux personnes se trouvant dans le besoin, lesquelles se voient ainsi reconnaître un droit véritable à l’assistance, non seulement n’a plus jamais été remise en cause par la loi mais encore a été solennellement confortée par la Constitution. L’alinéa 11 du préambule de 1946 dispose que la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », avant de préciser que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Mieux même : alors que l’on pouvait penser, suite à l’institution en 1945 de la sécurité sociale, que l’assistance était destinée sinon à disparaître du moins à devenir de plus en plus marginale, son champ d’application n’a cessé au contraire de s’étendre. Aujourd’hui, elle ne se limite plus (ce qui a longtemps été sa cible traditionnelle) aux seules personnes incapables de subvenir à leurs besoins par le travail (enfants en danger, personnes âgées, invalides, en situation de handicap, etc.). Elle couvre également des personnes qui, bien qu’en capacité de travailler, sont néanmoins confrontées, compte tenu notamment d’un chômage de masse, à une situation de pauvreté et d’exclusion (RMI puis RSA).

Autant dire que le principe d’assistance se trouve aujourd’hui fortement enraciné dans le droit positif. S’il n’est plus posé, ainsi que ce fut parfois le cas sous la Révolution française, comme la contrepartie d’une dette de la société puisant sa source dans l’engagement du pauvre de se soumettre à l’ordre établi et de respecter le droit de propriété, il repose néanmoins sur une base extrêmement solide : en l’occurrence, sur un principe de solidarité dont le fondement réside dans l’appartenance à la fois au genre humain (c’est le fait d’être homme qui impose l’obligation de prise en charge) et à une collectivité nationale (c’est le fait d’être citoyen qui impose cette même obligation). Principe dont la mise en oeuvre doit se lire comme une stricte exigence constitutionnelle imposée aussi bien par l’alinéa 11 du préambule de 1946 que par le caractère social de la République énoncé à l’article Ier de la Constitution de 1958.

Certes, sur un plan strictement juridique, le vocable « assistance » s’est vu remplacé, en 1953, par celui d’« aide sociale ». Mais s’il n’est plus guère présent – mises à part quelques survivances du passé (il suffit de songer à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris) – dans le langage du droit, il n’a nullement disparu. Utilisé désormais pour désigner un système de protection dans lequel les prestations, d’une part, sont accordées non pas sur la base d’une contrepartie préalable du bénéficiaire (cotisation) mais sur le seul constat à la fois d’un besoin et de ressources insuffisantes et, d’autre part, sont financées exclusivement par l’impôt, le vocable d’assistance s’oppose à celui d’assurance, lequel renvoie à un système de protection où le droit n’est ouvert qu’à la condition qu’une contribution préalable ait été acquittée sous la forme de cotisations et où les prestations sont financées par les contributions à la fois de l’assuré et de son employeur.

Dans cette spécificité de l’assistance – le fait que des personnes reçoivent une aide sans avoir contribué en amont à son financement, aide accordée de surcroit sur le seul critère des ressources et du besoin (ce qui laisse à l’administration une marge de manoeuvre non négligeable pour apprécier la réalité dudit besoin) – réside probablement l’une des raisons pour lesquelles l’assistance est affectée depuis longtemps d’une image sinon en tous points négative, du moins nettement moins favorable que celle dont bénéficient les dispositifs assuranciels : ce que Jean Jaurès, en son temps, n’avait d’ailleurs pas manqué de relever et de théoriser 1.

Mais il est également une autre raison qui contribue peu ou prou – et l’on rencontre ici le débat sur l’assistanat – à alimenter cette mauvaise image : la persistance, dans l’imaginaire social en général et libéral en particulier, de la distinction séculaire opérée entre les « bons pauvres », qui, incapables de travailler, méritent d’être secourus, et les « mauvais pauvres », qui, n’étant pas inaptes au travail, sont soupçonnés d’être à la fois des paresseux ne désirant pas sortir de leur situation et des parasites vivant aux dépens de la société.

L’assistanat, une question en débat

Si l’on veut comprendre la diffusion rapide dont a bénéficié, à partir des années 2000, le néologisme « assistanat », sans doute convient-il de s’arrêter sur sa structure lexicale. Pour tous ceux qui ont entendu et entendent dénoncer les conséquences présumées néfastes de l’assistance, ce néologisme présente en effet un double avantage ; celui, tout d’abord, d’être forgé à partir d’un mot – assistance – que les gouvernants des années 1950 avaient cru eux-mêmes devoir rejeter au profit d’un vocable – aide sociale – jugé moins négatif, plus neutre et donc plus conforme aux nécessités du temps ; et celui, ensuite, de renvoyer – en ne changeant que les deux dernières lettres du mot – non plus à une action ou un mouvement mais à une situation ou un état.

C’est d’ailleurs contre cette situation ou cet état que les propagandistes dudit néologisme entendent s’élever. Affirmé avec force en 2011 par le ministre Laurent Wauquiez qui, fustigeant « les dérives de l’assistanat », avait qualifié celui-ci de « cancer de la société », le discours visant à pointer les effets pervers potentiellement induits par des dispositifs tels que le RMI ou le RSA n’a cessé, depuis lors, de se répandre chez les acteurs politiques (le plus souvent de droite mais aussi, parfois, de gauche) : les promoteurs de ce discours faisant notamment valoir que les allocataires du RMI ou du RSA seraient au mieux les victimes d’un système qui les maintiendrait sous tutelle, les dissuaderait de reprendre une activité et donc les déresponsabiliserait ; au pire, les « profiteurs » – car ne voulant pas produire les efforts nécessaires pour améliorer leur sort – d’un dispositif aveugle de redistribution sociale. De là, les propositions formulées à intervalles réguliers en vue d’imposer auxdits allocataires l’obligation d’effectuer des missions d’intérêt général (cinq heures par semaine pour L. Wauquiez en 2011), de donner à la sociétédes heures d’activité et/ou de s’inscrire dans une formation (quinze à vingt heures par semaine pour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron en 2022).

Or, point n’est besoin ici de longs commentaires pour percevoir les limites d’un tel discours. D’abord, parce que s’il est vrai qu’un dispositif comme le RMI a été conçu de telle sorte qu’il a pu fonctionner comme une « trappe à inactivité » (en raison à la fois du caractère différentiel de l’allocation et de la présence de droits connexes attachés à la perception de celleci), force est de constater que le RSA a été conçu tout autrement. L’un de ses objectifs ayant précisément consisté – via la garantie qu’ils disposeraient toujours d’un surcroît de revenus s’ils travaillaient – à inciter ses bénéficiaires non pas à s’enfermer dans l’oisiveté et « l’irresponsabilité » mais bien plutôt à prendre ou à reprendre une activité.

Et ensuite, parce que toutes les enquêtes menées sur les bénéficiaires des dispositifs assistanciels vont assez largement à rebours des dénonciateurs de l’« assistanat ». Ces enquêtes montrent clairement – s’agissant du caractère prétendument désincitatif du RSA – que, pour échapper à la stigmatisation qui ne manque pas de les frapper, nombre d’entre ces bénéficiaires n’hésitent pas à reprendre une activité alors même qu’ils ne sont pas forcément gagnants sur le plan financier (coût des transports, des gardes d’enfants). Elles montrent tout aussi clairement – s’agissant du statut de « profiteur » censé caractériser les « mauvais pauvres » – que nombre d’entre eux, pourtant éligibles à la prestation, renoncent au final à la percevoir (en 2021, le taux de non-recours s’établissait dans une fourchette de 20 % à 33 % environ) 2.

Mais s’il témoigne sans doute d’une volonté clairement affichée de dénoncer les dérives potentielles de l’assistance, l’usage du vocable « assistanat » témoigne également d’une autre volonté, peut-être moins visible mais néanmoins bien réelle : contester voire délégitimer le principe même de l’assistance, sinon à l’égard de tous les pauvres, du moins à l’égard de ceux en capacité de travailler.

Les propositions récurrentes évoquées précédemment et visant à durcir la situation des allocataires apparaissent, à cet égard, particulièrement révélatrices. Non pas, bien sûr, parce qu’elles s’inscriraient dans la continuité d’une histoire multiséculaire où le pauvre valide – auquel n’était reconnu (y compris sous la Révolution française) aucun droit à l’assistance – ne bénéficiait d’une aide qu’en contrepartie d’un travail obligatoire et qu’au prix d’un enfermement (dans les sinistres dépôts de mendicité). Mais bien plutôt parce qu’en se focalisant sur la contrepartie due par l’allocataire, de telles propositions s’avèrent au mieux largement inutiles car méconnaissant gravement l’économie générale du RMI-RSA, lequel repose déjà sur un complexe indissociable de droits (droits à une allocation et à un accompagnement social) et de devoirs (devoir d’insertion pesant sur l’individu et sur la société) et donc sur une logique de contrepartie ; et, au pire, largement contraires aux principes qui sous-tendent le modèle du RMI-RSA, lequel s’est toujours tenu à distance, jusqu’à présent en tout cas, du modèle anglo-saxon de hard workfare qui fait de l’obligation de travailler la condition nécessaire du droit à prestation 3.

En proclamant haut et fort leur intention d’imposer aux allocataires soit des charges nouvelles soit des charges existant déjà, les auteurs de ces propositions laissent ainsi largement entrevoir le présupposé central qui sous-tend le vocable « assistanat » : à savoir que l’oisiveté, la déresponsabilisation, et la propension à « profiter » du système constituent non pas de simples dérives de l’assistance mais bien plutôt des éléments qui lui sont consubstantiels, non pas des risques mais bien plutôt des effets peu ou prou inévitables.

Aussi apparaît-il nécessaire, face à la banalisation d’un néologisme qui tend à déconsidérer et à stigmatiser, qu’on le veuille ou non, les « populations pauvres », de rappeler quelques évidences. D’abord, que l’aide apportée par la société à la personne dans le besoin correspond à un droit aussi fondamental et aussi digne de protection que n’importe quel autre droit de l’homme, et, au premier chef, le droit de propriété. Ensuite, que cette aide doit se saisir non pas, ainsi que certains le soutiennent, comme une atteinte à la dignité humaine mais au contraire comme une stricte condition de son respect. Enfin, que cette même aide serait très largement inutile, d’une part, si chacun pouvait trouver un emploi stable et à temps plein ; d’autre part si chaque bénéficiaire du RSA pouvait mettre à profit le droit à l’accompagnement que le législateur lui a solennellement reconnu : le fait qu’un certain nombre d’allocataires ne puissent s’engager concrètement dans un processus d’insertion ayant pour origine, on ne le soulignera jamais assez, non pas un comportement fautif de leur part (auquel cas le versement de l’allocation serait suspendu) mais bien plutôt une incapacité de la puissance publique à les accompagner dans ce processus.

Autre façon de souligner ce dont les hommes de la Révolution française avaient déjà pleinement conscience lorsqu’ils affirmaient qu’avant d’être le cas échéant un tort de l’individu, « la misère des peuples est (d’abord) un tort des gouvernements » 4.



  1. « L’assistance, quelle qu’elle soit, si soucieuse qu’elle soit de l’équité et de la dignité des hommes, c’est toujours, à quelque degré, le pauvre incliné pour recevoir. C’est souvent l’arbitraire, c’est l’indétermination [...]. Avec l’assurance, c’est un droit certain, qui met l’homme debout [...] ; il n’est plus permis de lui demander une preuve d’indigence ; il a un droit certain, mathématique, qui respecte pleinement sa dignité d’homme. » J.O., déb. parl., Chambre des députés, séance du 30 mars 1910, p. 1794.
  2. Voir le dossier « Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats », Les Dossiers de la Drees, no 92, février 2022. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-02/DD92.pdf
  3. Pour davantage de précisions sur ces prestations ainsi que, plus largement, sur toute l’aide sociale, voir Michel Borgetto et Robert Lafore, Droit de l’aide et de l’action sociales, LGDJ, 11e édition, 2021.
  4. Comité de mendicité, premier rapport, 12 juin 1790.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-6/assistance-et-assistanat.html?item_id=6825
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