Une loi « grand âge » : pour quoi faire ?
Arlésienne ou serpent de mer, la loi grand âge, qui se voudrait une grande loi d’adaptation de la société française au vieillissement, est régulièrement annoncée et régulièrement repoussée. Aussi opportune que nécessaire, une telle législation ne se contenterait pas d’avancées paramétriques. Il doit s’agir de mieux lutter contre les inégalités sociales et territoriales, tout en simplifiant et en renforçant les dispositifs favorisant l’autonomie des personnes âgées.
La question de l’utilité d’une loi grand âge pourra apparaître, de prime abord, quelque peu iconoclaste, tant il est vrai que nombreux sont ceux qui, depuis plusieurs années, réclament avec force l’adoption d’un tel texte, c’est-à-dire une loi d’orientation ou de programmation « apportant (dans le champ de l’autonomie) des réponses à la diversité des besoins et à la hauteur de leurs enjeux 1 ».
Néanmoins, il n’est pas interdit de la poser dans la mesure où d’aucuns n’hésitent pas à relativiser sensiblement l’intérêt d’une telle adoption ; si l’on en doutait, il suffirait de se reporter aux débats survenus en septembre 2024 à l’occasion des Assises nationales des EHPAD : alors que les représentants de la Fédération hospitalière de France (FHF) et l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (UNCCAS) proclamaient à l’unisson que « l’inaction n’est plus une option aujourd’hui […] : il faut une loi grand âge ! », d’autres émettaient des réserves sur l’utilité dernière de celle-ci ; ainsi, notamment, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe, qui mit en garde contre ses effets bénéfiques supposés : « Il n’y a rien de plus dangereux en politique qu’un totem. Je sais combien il y a une appétence [à l’égard] d’un dispositif législatif […] mais se dire qu’avec le vote d’une loi grand âge tout ira mieux, c’est tomber dans un travers […]. Non, c’est un peu plus compliqué que ça 2. »
Si la question de savoir à quoi pourrait servir une loi grand âge mérite donc d’être posée, on ne saurait pour autant en déduire que son adoption serait inopportune, voire dénuée d’intérêt : le fait que l’on puisse s’interroger sur son utilité (I) n’impliquant nullement que cette loi ne soit pas nécessaire (II).
I. – Une loi inutile ?
Deux séries de considérations pourraient ici faire douter de l’utilité dernière d’une loi grand âge : d’une part, le fait que, bien qu’annoncée de longue date, cette loi est restée jusqu’à présent à l’état de promesse, son adoption n’ayant cessé d’être reportée au fil des ans (ce qui pourrait laisser supposer, le cas échéant, qu’elle n’est pas véritablement indispensable…) ; d’autre part, le fait que, à défaut d’avoir adopté une « grande loi » embrassant tous les problèmes soulevés par le grand âge, le législateur n’a pas manqué de voter plusieurs textes en la matière, lesquels ont consacré des avancées certes limitées mais néanmoins bien réelles.
A. Une loi promise sans cesse reportée
« L’Arlésienne ». Tel est assurément le qualificatif que l’on pourrait attribuer à ce qu’il est convenu d’appeler la loi grand âge : on s’y réfère sans cesse, on espère ardemment la voir advenir, mais elle n’est toujours pas venue et on l’attend encore…
À l’origine de cette situation, un discours prononcé en 2018 par le chef de l’État au cours duquel celui-ci fit cette promesse : « Sur le grand âge, il est évident que nous ne pouvons plus longtemps différer la réponse à apporter […] ; il nous faut répondre à cette nouvelle vulnérabilité sociale qu’est la dépendance. Sur ce sujet, l’année 2019 sera aussi consacrée à une loi qui sera votée avant la fin de l’année 3. » On sait ce qu’il est advenu de cette promesse : le 8 septembre 2021, le Premier ministre, Jean Castex, fit savoir que cette dernière ne serait pas tenue dans ce quinquennat, le gouvernement ayant préféré inscrire dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) « des mesures nouvelles en vue de renforcer la cinquième branche de la Sécurité sociale »... Deux ans plus tard, la ministre des Solidarités et des Familles, Aurore Bergé, réaffirma son souhait de voir cette promesse enfin honorée : « Oui, affirma-t-elle, vous avez raison : une loi de programmation du grand âge est nécessaire. Aussi, je m’engage devant vous à la faire aboutir 4 »... Souhait que la Première ministre, Élisabeth Borne, réitéra peu après en s’engageant, elle aussi, à ce que la loi grand âge soit votée avant la fin de 2024 : « Cette loi de programmation, nous la ferons, précisa-t-elle. Je souhaite qu’un texte puisse être présenté d’ici à l’été pour un examen et une adoption au second semestre 2024 5. » Un engagement que la nouvelle ministre en charge, Catherine Vautrin, reprendra deux mois plus tard en promettant à son tour de « faire une loi grand âge […] votée d’ici la fin de cette année 6 ».
Mi-2025, la loi en question semble bel et bien enterrée ; dans leur déclaration de politique générale, ni Gabriel Attal, ni Michel Barnier, ni François Bayrou n’y ont fait explicitement référence : son adoption n’est donc plus – pour l’instant en tout cas – à l’ordre du jour. De là, cependant, à en déduire que la loi grand âge ne serait plus l’instrument privilégié permettant de faire face au vieillissement et à la perte d’autonomie, il y a, bien entendu, un pas qu’il faut se garder de franchir. En réalité, deux séries de raisons permettent d’expliquer cet abandon ; des raisons, tout d’abord, liées à la conjoncture politique : le fait que, depuis 2022, on ait connu quatre Premiers ministres, une dissolution de l’Assemblée, un renversement du gouvernement et des changements incessants de ministres n’a guère favorisé, on le devine, la continuité de l’action gouvernementale ; et des raisons, ensuite et surtout, liées à la conjoncture économique : le coût financier induit par une loi grand âge – on évalue à 13 milliards d’euros par an d’ici à 2030 le montant des besoins supplémentaires à financer 7 – ayant pu apparaître difficilement supportable en ces temps de rigueur budgétaire. Coût en l’occurrence d’autant moins supportable qu’une loi grand âge ne saurait constituer le seul et unique moyen de répondre aux défis posés par le vieillissement, ainsi qu’en témoignent divers textes législatifs votés au cours des années récentes, dont les avancées, bien réelles, sont forcément limitées.
B. Des avancées réelles forcément limitées
En effet, à ne s’en tenir qu’aux différentes mesures adoptées depuis cinq ans par le législateur, d’aucuns pourraient se demander à quoi bon voter une loi grand âge, l’examen de ces mesures montrant clairement qu’il n’est nullement nécessaire de transiter par une telle loi pour enregistrer des avancées substantielles en faveur des personnes âgées.
Pour s’en convaincre, point ne serait besoin de passer en revue les dispositions aussi multiples que variées figurant chaque année dans les lois de financement de la Sécurité sociale 8 ; il suffirait d’évoquer quelques mesures particulièrement novatrices et fécondes consacrées au fil des ans par le législateur, telles que la création, en août 2020, d’une cinquième branche de Sécurité sociale – la branche autonomie –, dont la gestion a été confiée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), devenue par la même occasion une caisse nationale de sécurité sociale ; ou encore l’adoption, en avril 2024, de la loi portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l’autonomie 9 : loi qui, un peu moins de dix ans après la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement 10, s’est proposé notamment de consolider la politique de prévention de la perte d’autonomie, de lutter contre l’isolement social, de promouvoir la bientraitance, d’améliorer les droits des personnes vulnérables, d’apporter un soutien accru aux professionnels tout en prévoyant, dans son article 10, l’adoption tous les cinq ans d’une « loi de programmation pluriannuelle pour le grand âge [qui] détermine la trajectoire des finances publiques en matière d’autonomie des personnes âgées, pour une période minimale de cinq ans ».
Pour autant, il n’est guère douteux que ces lois ne sauraient avoir le même impact qu’une loi grand âge votée par le Parlement. D’abord parce que si le législateur s’est certes engagé, dans la loi bien vieillir, à voter tous les cinq ans une loi de programmation, cet engagement ne revêt néanmoins, sur le plan juridique, qu’une valeur toute relative : ce même législateur s’étant abstenu à ce jour de voter une telle loi alors même qu’il s’était engagé à en voter une… avant le 31 décembre 2024 !
Et ensuite parce que – sans qu’il soit question ici de méconnaître leur importance dernière – il est clair que ces lois ne sauraient avoir qu’une portée limitée dans la mesure où elles n’ont ni pour objet ni pour résultat de fournir une réponse globale et pérenne aux problèmes posés par le vieillissement et la perte d’autonomie : réponse que seule une loi grand âge bien pensée est en réalité capable – ce qui la rend par là même strictement nécessaire – d’apporter.
II. – Une loi nécessaire
Affirmer qu’une loi grand âge est nécessaire conduit logiquement à s’interroger, d’une part, sur les raisons qui justifient son adoption et, d’autre part, sur le contenu susceptible de lui être donné.
A. Les raisons justifiant son adoption
Deux grandes raisons se conjuguent pour rendre une loi grand âge aussi opportune que nécessaire.
La première tient bien évidemment aux enjeux et aux défis liés à la transition démographique 11, qui supposent, pour pouvoir être relevés, la mise en œuvre d’une politique à la fois globale et multidimensionnelle : politique qui va de la réduction des restes à charge et de l’augmentation de l’offre en EHPAD jusqu’à l’aménagement des logements et de l’espace public, l’accès à des activités physiques, culturelles et de loisirs, la lutte contre l’isolement social en passant par l’amélioration de la qualité d’accueil en établissement, le renforcement de l’attractivité des métiers ou encore l’ajustement des mobilités et des moyens de transport… Bref : autant de chantiers dont certains ont été ouverts mais qui, dans l’ensemble, sont très loin d’être achevés.
La seconde raison tient, quant à elle, à l’importance même des questions non encore réglées et, de ce fait, toujours en attente. Ainsi, en dépit des fameux rapports élaborés en 2007 et en 2008 par la CNSA qui proposaient de consacrer un droit universel à compensation au profit de quiconque se trouve en manque ou en perte d’autonomie 12 ou encore du rapport Libault, remis en 2019, qui préconisait de remplacer l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) par une nouvelle « prestation autonomie » permettant à ses bénéficiaires de faire face au « risque dépendance 13 », aucune véritable réponse n’a été apportée à la question – pourtant cruciale – de la solvabilisation des personnes devenant « dépendantes ».
Certes, en donnant naissance à une nouvelle branche de la Sécurité sociale, les lois du 7 août 2020 ont permis d’extraire la prise en charge de la perte d’autonomie du champ de l’aide sociale pour l’inscrire résolument dans celui de la Sécurité sociale 14. Néanmoins, cette nouvelle branche pose plusieurs questions restées pour l’instant en suspens ; sur le plan financier : comment limiter le reste à charge des personnes en perte d’autonomie ? Quel partage opérer entre dépenses publiques et dépenses privées ? Comment couvrir au mieux la dépense privée et quelles ressources mobiliser pour couvrir la dépense publique 15 ? Sur le plan organisationnel et fonctionnel : est-il encore acceptable que la CNSA n’ait réservé aux partenaires sociaux qu’une place très faible dans son conseil d’administration et ne dispose pas d’un réseau propre de caisses locales, alors même qu’elle fait partie intégrante de la Sécurité sociale ? Ne conviendrait-il pas, par ailleurs, de remplacer l’APA – prestation d’aide sociale du ressort des départements – par une prestation nouvelle de sécurité sociale, financée par des cotisations ou une fraction de la CSG ?
Autant de questions, là encore, auxquelles il importe de répondre par l’adoption d’une loi grand âge.
B. Le contenu susceptible de lui être donné
En l’occurrence, ce contenu peut varier assez sensiblement selon la visée que l’on assigne à une loi grand âge.
On peut tout d’abord privilégier, pour faire face aux mutations profondes qu’implique la transition démographique, une approche globale ou « totalisante » des problèmes, consistant à cerner la multiplicité des besoins et à arrêter les modalités techniques de nature à les satisfaire ; une approche qui, mutatis mutandis, serait en quelque sorte comparable à celle qui avait été retenue il y a près de trois décennies par la grande loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 : le législateur s’étant alors efforcé d’aborder la question de la pauvreté et de l’exclusion dans toutes ses dimensions, ce qui l’avait conduit à adopter des dispositions novatrices concernant aussi bien l’accès à l’emploi ou l’accès et le maintien dans le logement que la prévention des exclusions, l’amélioration des conditions de vie et d’habitat, l’exercice de la citoyenneté ou encore la garantie des moyens d’existence…
Telle est, au demeurant, l’orientation qui a présidé à la proposition de loi visant à garantir le droit à vieillir dans la dignité et à préparer la société au vieillissement de sa population déposée en 2023 par plusieurs députés socialistes 16 : proposition qui, en quelque 10 titres, 48 chapitres et 164 articles, s’est fixé pour objectif d’« embrasser tous les enjeux de la transition démographique et de proposer de réformer de manière systémique notre arsenal institutionnel, juridique et social afin d’adapter la société au vieillissement ».
Mais à côté de cette approche globale et totalisante, il est une autre approche, peut-être moins ambitieuse mais probablement plus efficiente, opérationnelle et surtout urgente, qu’il est possible de retenir : une approche qui, se concentrant sur la seule perte d’autonomie, se proposerait d’identifier à la fois les besoins d’aide liés à celle-ci et les moyens, notamment financiers, susceptibles d’y faire face. Ce qui pourrait se traduire, notamment, par une loi de programmation qui, en même temps qu’elle instituerait enfin un dispositif global et pérenne d’aide à l’autonomie, quantifierait les ressources allouées à ce dernier.
Sur l’étendue de ce dispositif (quelle part réserver à la solidarité nationale ? quelle proportion laissée aux restes à charge ?, etc.) comme sur la nature de ces ressources (CSG ? cotisations sociales ? assurance privée ?, etc.), il pourrait certes y avoir discussion : la logique voulant cependant, dès lors que le risque autonomie constitue désormais un risque de sécurité sociale, qu’il soit pris en charge selon les principes de celle-ci (« chacun participe selon ses moyens et reçoit selon ses besoins »).
Mais sur le principe même d’une loi créant et organisant un tel dispositif, le doute n’est guère permis ; si l’on veut à la fois réduire les restes à charge et les rendre supportables, lutter contre les inégalités territoriales liées au rôle majeur imparti aux départements et simplifier et rationaliser le fonctionnement de la branche autonomie par, en particulier, une réforme de sa gouvernance, une loi grand âge, assurément, s’impose. ?
- Martine Vignau, Soutenir l’autonomie : les besoins et leurs financements, avis du Conseil économique, social et environnemental, mars 2024, p. 22.
- Le Média social, 12 septembre 2024.
- Emmanuel Macron, déclaration sur les défis en matière de santé, de vieillissement de la population et d’exclusion, Montpellier, 13 juin 2018.
- Aurore Bergé, déclaration dans le cadre de la présentation de la stratégie « Bien vieillir », 17 novembre 2023.
- Élisabeth Borne, Assemblée nationale, 22 novembre 2023.
- Catherine Vautrin, Sénat, audition par la Commission des affaires sociales, 24 janvier 2024.
- Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, Bien vivre et vieillir dans l’autonomie à domicile, 20 février 2024, p. 85.
- Loi organique no 2020-991 et loi no 2020-992 du 7 août 2020.
- Loi no 2024-317 du 8 avril 2024 (dite « loi bien vieillir »).
- Loi no 2015-1776 du 28 décembre 2015 (dite « loi ASV »).
- La part des personnes âgées de 60 ans ou plus, qui s’élevait en 2020 à 26 %, montera à 33 % en 2050 (plus de 23 millions de personnes) tandis que la proportion des personnes âgées d’au moins 75 ans doublera presque, sur la même période, pour atteindre 16 % en 2050 (11 millions de personnes).
- CNSA, Construire un nouveau champ de protection sociale, 2007 et Droit universel d’aide à l’autonomie : un socle, une nouvelle étape, 2008.
- Dominique Libault, Concertation. Grand âge et autonomie, mars 2019.
- Voir par exemple l’article L. 111-2-1 du Code de la sécurité sociale : « La Nation affirme son attachement au caractère universel, obligatoire et solidaire de la prise en charge du soutien à l’autonomie, assurée par la sécurité sociale ».
- Sur ces questions, voir Bertrand Fragonard, « Le risque de perte d’autonomie : les problèmes de financement », Revue de droit sanitaire et social, 2021, p. 33-44.
- Jérôme Guedj et alii, proposition de loi no 1061, Assemblée nationale, 4 avril 2023.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-6/une-loi-«-grand-age-»-pour-quoi-faire.html?item_id=7965
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