Histoire de la prise en charge du vieillissement en France (XIXe-XXIe siècles)
Tandis que se déploient les législations d’assistance puis les régimes de retraite, la prise en charge des plus âgés devenant dépendants oscille toujours entre aide à domicile et hébergement dans des établissements (les hospices puis les EHPAD). Sur fond de quête permanente d’économies et de décentralisation des politiques, il s’agit d’innover pour remédier à l’exclusion des vieux. Les solutions en place n’ont cependant jamais constitué la politique d’ampleur souvent annoncée.
L’histoire du vieillissement se heurte à une énigme : comment expliquer les difficultés d’adopter une politique ambitieuse de son accompagnement ? Comment expliquer les blocages récurrents dans la réforme de ses modes de prise en charge ? À étudier sur le long terme, nous sommes frappés par l’obsession, encore actuelle, pour son coût et l’impérieuse nécessité de sa réduction par les autorités. Le poids de la logique budgétaire semble avoir prévalu depuis deux siècles sur les logiques sanitaires et sociales. Cette domination continue par les finances publiques, locales ou nationales, paraît guider les choix en privilégiant les solutions les moins onéreuses. Pour en analyser la généalogie, nous étudierons dans un premier temps une focalisation des acteurs publics sur l’encombrement des hospices depuis le XIXe siècle ; nous nous pencherons ensuite sur les dispositifs visant à favoriser une politique du « hors-les-murs » pour détourner les vieux pauvres de ces établissements. Une dernière partie sera consacrée aux promotions d’une politique de maintien à domicile présentée comme la solution pour réaliser des économies et ses effets sur les aides familiales et professionnelles.
La Vieillesse, de Simone de Beauvoir
Rédigé « pour briser la conspiration du silence », un volumineux essai de la célèbre philosophe, publié en 1970, porte sur la vieillesse. Plus précisément, ces quelque 700 pages, dans l’édition originale de Gallimard, traitent des « vieilles gens » et du sort terrible qui, jusque-là, leur a été fait. « À l’égard des personnes âgées, écrit Beauvoir, la société est non seulement coupable, mais criminelle. Abritée derrière les mythes de l’expansion et de l’abondance, elle traite les vieillards en parias. »
C’est en tant que femme qu’elle avait rédigé sa somme à succès Le Deuxième Sexe, paru en 1949. Dans une approche encyclopédique, elle y proposait un tour du sujet, soulignant l’infériorisation des femmes. C’est en tant que sexagénaire qu’elle a entrepris son travail sur la vieillesse pour en décortiquer les dimensions objectives et subjectives. Investiguant son sujet tous azimuts (sociologie, histoire, biologie, psychologie). Un peu partout sur la planète, elle aborde les vécus personnels, les modifications physiques, les regards littéraires et la réalité des conditions sociales difficiles. Se positionnant à l’encontre des récits célébrant amphigouriquement le grand âge, elle instruit le procès d’une société – mieux, d’une civilisation – qui fait trop souvent des vieux des rebuts cantonnés aux marges et relégués dans les hospices.
Terrible dans ses descriptions mais plutôt optimiste quant à l’avenir, Beauvoir a produit l’analyse forte d’une histoire de la vieillesse qui va des âges les plus anciens aux confins des Trente Glorieuses. Se scandalisant de « la condition des vieilles gens » ainsi que d’une certaine duplicité à l’égard de la vieillesse et s’érigeant contre les inégalités et les situations dégradantes, elle a contribué, à sa manière, à la prise de conscience et à l’évolution des politiques. De façon satisfaisante ?
Julien Damon
Le trop-plein des hospices ?
Pourquoi l’hébergement en établissement paraît-il, encore aujourd’hui, comme la pire des solutions ? Comment cette image négative se construit-elle, marquée par la pauvreté des pensionnaires, la promiscuité, l’abandon des proches ? Cela s’inscrit dans un contexte d’augmentation de la part des personnes âgées de plus de 60 ans – elle passe de 8,5 % à 12,5 % de la population française au cours du XIXe siècle. Mais l’afflux auquel font face les établissements (augmentation de 32 % dans les hospices entre 1862 et 1905 1) tient moins à des facteurs démographiques ou pathologiques qu’à des raisons socio-économiques. En effet, c’est souvent la misère qui contraint à formuler une requête d’admission (avec des temps d’attente parfois de deux à trois ans), autant ou davantage que l’état de santé.
Cette situation résulte d’abord de l’absence de système de retraite en France. À l’exception de catégories spécifiques (régime minier, fonctionnaires), seuls les rentiers, ceux qui peuvent épargner ou ceux qui bénéficient d’une prévoyance libre grâce à une caisse de secours mutuel peuvent voir leurs vieux jours assurés. Un premier dispositif par capitalisation apparaît avec la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, en 1910, mais l’inflation d’après-guerre grève le montant des pensions. Un système qui combine répartition et capitalisation est mis en place avec l’assurance vieillesse en 1928-1930, mais il faut avoir cotisé trente ans pour en bénéficier. Un grand nombre de vieillards sans ressources et sans épargne, parfois sans famille, se tournent donc vers l’hospice public. Le phénomène est encore accentué lors des phases de dégradation de la conjoncture économique, puisque les personnes âgées ayant gardé un modeste emploi sont les premières à être chassées du marché du travail. Les structures ne peuvent faire face à l’afflux des demandes, même si la situation est moins dramatique dans les villes où, comme à Lyon ou à Paris, les institutions charitables sont particulièrement actives. Partout ailleurs, cet état de fait est dénoncé par des rapports parlementaires successifs. La loi d’assistance sociale du 14 juillet 1905 ne ralentit pas le phénomène, au contraire, car elle clarifie et unifie les conditions légales sur tout le territoire, entraînant ainsi une augmentation de la population éligible. En 1912, on trouve 66 000 personnes de plus de 60 ans admises dans des hospices ou hôpitaux au titre de la loi de 1905, auxquelles s’ajoutent 55 250 vieillards assistés ou reclus dans des dépôts de mendicité ou des asiles, et encore quelques milliers recueillis dans des établissements divers, comme des refuges, des maisons de retraite ou des asiles de nuit. Entre 1923 et 1937, le nombre de vieillards assistés augmente encore de près de 23 % dans les établissements publics. Or, les sommes liées au placement en institution sont, elles aussi, très élevées et se répartissent surtout entre les conseils généraux et les municipalités. Ces coûts, combinés au phénomène de saturation, expliquent que les administrateurs de ces établissements, les médecins et les principaux financeurs publics cherchent des solutions alternatives.
Encourager le hors-les-murs
Le placement en établissement est très tôt critiqué, car il inciterait à la fois les assistés à l’oisiveté, les classes populaires à l’imprévoyance et contribuerait au délitement des liens familiaux 2. Surtout, les hospices coûtent cher à construire et à entretenir aux yeux des républicains, qui cherchent dans un premier temps à détourner du chemin de l’hospice les individus physiquement autonomes.
Le versement de prestations en espèces constitue l’un des principaux instruments pour favoriser le hors-les-murs. Des initiatives municipales sont prises de manière précoce au cours du xixe siècle pour inciter les vieillards à quitter l’institution ou à rester au domicile, comme à Paris, à partir des années 1840, mais avec un impact marginal sur les demandes d’entrée en établissement. Ce type de dispositif prend une ampleur nationale avec la loi d’assistance aux vieillards, infirmes et incurables du 14 juillet 1905. Le versement d’une allocation dite « à domicile » doit désormais être le dispositif prioritaire pour retarder l’entrée des populations vulnérables en institution. Ce mode d’assistance s’adresse d’abord à ceux qui peuvent se maintenir seuls chez eux, les hospices devant être réservés aux personnes moins autonomes – alors même que ces établissements sont progressivement démédicalisés. Cependant, le montant des prestations est trop faible pour survivre décemment.
C’est pourquoi les autorités créent un nouveau dispositif en 1930 pour les plus dépendants parmi les assistés de la loi de 1905 : une majoration spéciale, financée par l’État, pour aide constante d’une tierce personne. Son montant est équivalent au prix d’une journée d’hospice pour qui renonce à entrer en institution. Cette prestation monétaire doit permettre de payer des services en aide humaine. Cependant, en l’absence de service à domicile, il faut chercher soi-même et payer de gré à gré une personne assurant ce rôle de tiers. En définitive, l’argent sert surtout à compenser la perte de revenu d’un aidant familial ou simplement de complément de ressources ; la mesure est surtout trop isolée et ses effets sont grevés par la crise économique des années 1930. Après la Seconde Guerre mondiale, un dispositif similaire, initialement pensé pour les « grands infirmes », est étendu aux vieillards en 1952 et distribué en fonction des ressources et du degré d’incapacité. En l’absence de service d’auxiliaires de vie, cette prestation sert en réalité surtout de complément de ressources à des populations qui restent parmi les plus pauvres (en 1958, seulement 1 % des bénéficiaires de la majoration à Paris l’utilisent pour payer un aidant professionnel).
Par ailleurs se développe un discours valorisant la famille comme cadre idéal pour bien vivre son âge, en parallèle d’une vision négative de l’hospice. Mais c’est moins la propre famille de ces vieux qui est mise en avant que le « milieu » familial en tant que tel. Dans cette perspective, la famille d’adoption ou d’accueil apparaît comme une bonne alternative. Des placements en famille nourricière rémunérée de populations âgées mais aussi aliénées et infirmes sont alors expérimentés à partir de la fin du XIXe siècle en France pour diminuer la pression sur le nombre de lits. Ces expériences demeurent néanmoins ponctuelles et ne parviennent pas à se généraliser.
Cette politique à court terme est sanctionnée par un double échec : elle ne satisfait pas les populations concernées en raison de dispositifs insuffisants et elle n’atteint pas les objectifs financiers de baisse du nombre de prises en charge en établissement. D’ailleurs, la situation des hospices n’a guère évolué. Au cours des années 1950-1960, tout particulièrement dans les grands établissements saturés, comme à Nanterre, on entasse encore des populations coupées de la société. Outre la taille et le coût, des rapports dénoncent aussi la sous-médicalisation de ces institutions et le manque d’accompagnement humain de personnes âgées, qui, lorsqu’elles deviennent grabataires, sont placées dans de simples dortoirs. Quant au personnel soignant, un rapport de 1960 pointe leur nombre insuffisant : médecins d’hospice dont la « fonction est trop souvent déconsidérée malgré l’intérêt et l’avenir de la gériatrie », infirmières, aides-soignantes ; tous évoluent dans des locaux sans équipements sanitaires 3.
Le maintien à domicile : la solution idéale ?
À partir des années 1960, la mise en place d’une politique de maintien à domicile s’inscrit dans une double logique, à la fois idéologique et financière : éviter la ségrégation sociale liée à la présence permanente dans l’établissement, d’une part, limiter radicalement les coûts en institution, d’autre part. En effet, l’hospice, longtemps considéré comme un strict espace d’hébergement, est désormais aussi condamné par tout un courant de pensée qui le dénonce comme participant au processus d’exclusion sociale de la vieillesse. Il paraît désormais incompatible avec une nouvelle vision valorisant le « bien vieillir » fondée sur le maintien de l’activité sociale et la pratique de loisirs – conception défendue par la gérontologie française à partir des années 1950. En 1962, la Commission d’études des problèmes de la vieillesse affirme le principe du libre choix du lieu de vie. Pour autant, la politique de maintien à domicile ne s’inscrit pas en rupture radicale avec la logique budgétaire du hors-les-murs : l’État central tend à faire des choix de dispositifs qui limitent ses investissements financiers et impliquent d’autres acteurs, locaux (municipalités et conseils généraux), parapublics ou privés (organismes de sécurité sociale, associations, congrégations). Quant à l’efficacité de cette politique, elle est mesurée jusqu’au début des années 1970 en lits d’établissement, en frais d’hospitalisation et en séjours économisés.
Les conditions financières de mise en œuvre pèsent d’abord sur les réalisations et sur les acteurs. C’est tout particulièrement le cas avec la création des services d’aide à domicile pour les personnes âgées autonomes, sous la forme d’une aide ménagère, encouragée par un décret d’avril 1962, à condition d’être plus économique que l’entrée en établissement. Cela implique donc un nombre d’heures très limité (une heure par jour), insuffisant lorsque la santé se dégrade ; des aides ménagères non formées et très peu rémunérées et des créations de services à domicile financées en grande partie par les collectivités locales – ce qui explique la lenteur de leur développement (en 1968, seulement 36 300 personnes âgées sont desservies par 716 services).
Les choses changent un peu en 1981 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. S’il s’agit toujours de « retarder les entrées en établissement collectif lorsqu’elles ne sont ni souhaitables, ni souhaitées », il faut désormais aussi inciter à la création d’emplois dans une conjoncture de hausse du chômage : l’État subventionne ainsi directement, pour la première fois, la création de postes d’aide ménagère.
La nouveauté tient surtout à la distribution d’une allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP) aux personnes âgées avec incapacités et aux ressources modestes, qui remplace la majoration spéciale. Mais sans récupération sur succession après décès, ce qui est en rupture avec les conditions traditionnelles de l’aide sociale. Avec l’ACTP, les personnes âgées peuvent construire leur propre plan d’aide en finançant l’emploi d’une auxiliaire de vie ou l’aménagement technique de leur logement. Cependant, les conseils généraux, chargés de financer cette prestation, dans le cadre des lois de décentralisation de 1983, en dénoncent le coût croissant. Une nouvelle prestation spécifique dépendance (PSD) est alors instituée en 1997. Réservée aux personnes dépendantes de plus de 60 ans, elle réintroduit la notion de récupération après décès. Elle est un échec et est remplacée en juillet 2001 par l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). La récupération sur héritage est alors supprimée mais pas le seuil des 60 ans. Cette prestation, qui se veut universelle, est largement ouverte aux classes moyennes, mais les bénéficiaires doivent contribuer à leur plan d’aide – à domicile ou en établissement – en fonction de leurs ressources et des choix des conseils généraux. Ces derniers réussissent ainsi à imposer leurs vues avec un système qui leur permet de plafonner leurs dépenses, de superviser les flux d’entrées et le montant des prestations par le biais d’équipes médico-sociales.
Si les solidarités familiales envers les personnes âgées n’ont jamais disparu 4, il est à noter que ces politiques du maintien à domicile sollicitent encore davantage les femmes, puisque ce sont elles qui, parmi les proches, jouent principalement le rôle d’aidante.
Aujourd’hui, c’est toujours un idéal de vie domestique qui est affirmé, notamment pour des raisons budgétaires. Mais il se confronte à la réalité du maintien d’une partie de la population âgée fragile dans des établissements saturés : EHPAD, résidences autonomie, unités de soins de longue durée, avec une augmentation continue du nombre de places, surtout dans les EHPAD, qui concentrent 80 % de cette population.
Cette situation pose de nombreux problèmes en raison de son coût pour les familles (2 000 euros par mois en moyenne pour une place en EHPAD), mais aussi des dysfonctionnements et du manque de personnel. Ces lacunes ont été tragiquement révélées lors de la crise caniculaire de 2003 puis de la crise épidémique de 2020, qui ont durement frappé ces institutions, la vie en collectivité pouvant devenir un piège pour ces résidents fragiles. Des scandales de la maltraitance ont aussi éclaté à la suite de la publication du livre Les Fossoyeurs, de Victor Castanet, paru en 2022. Ces expériences montrent la nécessité de repenser ensemble EHPAD et domicile en renforçant la complémentarité entre les deux types de lieux avec des formes mixtes d’habitat – de l’appartement thérapeutique au foyer-logement – et en ouvrant davantage ces établissements à la société qui les entoure.
- Tous les chiffres sont tirés de la Statistique annuelle des institutions d’assistance.
- Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice : vivre et mourir en institution au XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, 2018.
- Inspection générale de la santé et de la population, « Rapport sur l’aide médicale et sociale aux personnes âgées », Bulletin d’information du ministère de la Santé publique et de la Population, no 2, 1960.
- Christophe Capuano, Que faire de nos vieux ? Une histoire de la protection sociale de 1880 à nos jours, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2018.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-6/histoire-de-la-prise-en-charge-du-vieillissement-en-france-xixe-xxie-siecles.html?item_id=7964
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article