Christophe CAPUANO

Maître de conférences habilité en histoire contemporaine à l'université Lumière Lyon-II.

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Que faire des vieux ? Une question historique

Les mêmes questionnements traversent le temps. On trouve toujours des problèmes de budgets et de classements bureaucratiques, des débats sur les équilibres entre solidarité publique et solidarité familiale, sur la place respective du social et du médical, sur les établissements spécialisés (hospices devenus Ehpad) et les prestations pour se maintenir à domicile. Avec une place majeure qu'ont su se ménager les départements.

Nous appréhendons généralement la prise en charge des vieux comme un enjeu très contemporain, lié au vieillissement de notre société et aux nouvelles problématiques de la dépendance. Pourtant, ce n'est pas une nouveauté ! Au cours du XXe siècle, on retrouve de manière récurrente les mêmes questionnements en matière de lieux de vie, de financements, de catégories administratives, etc. Envisager ces dimensions dans une perspective longue permet de comprendre comment les blocages d'hier rejouent aujourd'hui - comme les échecs d'une assurance publique de la dépendance ou d'une politique de maintien au domicile réussie. Ce détour par le passé éclaire aussi la singularité française d'une politique aujourd'hui segmentée (entre handicap et dépendance) plutôt qu'intégrée, et ses conséquences concrètes pour les personnes concernées, selon qu'elles soient au-delà ou en deçà du seuil des 60 ans.

Assister ensemble « vieillards » et « infirmes »

Le terme « vieux » regroupe les personnes entrées effectivement dans la vieillesse avec des incapacités, plus ou moins lourdes - ce qui signifie aussi que l'on peut vivre à un âge très avancé sans être vieux ! Lorsqu'elles deviennent trop graves, ces difficultés font basculer dans la dépendance, ce qui implique l'aide d'autrui pour effectuer certaines tâches ou toutes les tâches du quotidien. Les besoins d'une personne dépendante et ceux d'une personne lourdement handicapée sont alors identiques, quel que soit leur âge. Or, c'est justement ensemble que ces personnes handicapées et âgées dépendantes sont envisagées par l'assistance puis par l'aide sociale.

Au XIXe siècle, lorsqu'elle existe dans la commune, l'assistance publique municipale, avec ses bureaux de bienfaisance, apporte quelques secours en nature ou en espèces car ces personnes sont considérées comme les « bons pauvres » : ceux qui se trouvent dans la misère parce qu'ils ne disposent pas d'épargne et ne peuvent travailler en raison de leurs incapacités physiques et/ou de leur âge. À la fin du siècle, les parlementaires républicains décident de mettre en place une grande loi d'assistance sociale afin que ces « vieillards, infirmes et incurables » sans ressources puissent bénéficier d'un minimum de secours sur l'ensemble du territoire national. Cela prend la forme de la loi du 14 juillet 1905, mais celle-ci s'inscrit d'emblée dans une logique budgétaire, puisqu'il faut absolument limiter les coûts. D'une part, les sommes attribuées sont calculées au plus bas et suffisent à peine pour survivre, d'autre part les prestations sont surtout versées à domicile. Les placements gratuits en hospices, plus coûteux et saturés, sont réservés aux populations les plus dépendantes. En outre, comme toute mesure d'assistance, l'aide est considérée comme une avance soumise à l'obligation alimentaire des descendants (article 205 du code civil), avec récupération sur succession après décès. Malgré ces précautions, le nombre de bénéficiaires augmente très vite et de façon constante, alors même qu'en 1910 des retraites ouvrières et paysannes (ROP) sont instituées. Les besoins pour ces populations démunies, surtout parmi les personnes âgées, sont en effet immenses. Surtout, les entrées en hospice, les plus onéreuses, croissent de manière continue, y compris durant l'entre-deux-guerres.

C'est pour stopper cette hausse que l'État crée en 1930, dans les suites de la loi du 14 juillet 1905, une majoration spéciale pour tierce personne. Cette disposition, inaugurée pendant le premier conflit mondial pour les grands invalides de guerre, est transposée dans le champ de l'assistance pour réduire les frais de la solidarité publique. Il s'agit de détourner des hospices les pauvres assistés, sans distinction d'âge mais avec de lourdes incapacités, en leur proposant une indemnité en espèces correspondant au montant théorique de journées d'hospice équivalentes. Avec celle-ci, le bénéficiaire est censé recruter de gré à gré une aide à domicile. Dans les faits, ce recrutement est très rare, en raison de l'absence d'auxiliaires de vie, et c'est généralement un membre de la famille qui apporte une aide au quotidien. En outre, cette mesure se révèle peu efficace car trop isolée (elle ne s'accompagne pas de créations de services à domicile ou d'une politique de réfection de logements) et qu'elle est adoptée dans un contexte de crise économique. Elle est néanmoins prorogée après la Seconde Guerre mondiale, avec un montant réévalué. Même si l'assistance est qualifiée désormais d'aide sociale, considérée comme moins stigmatisante, la logique de cette majoration spéciale est identique et attribuée aux pauvres « infirmes » et « vieillards » en fonction des incapacités (on fixe alors le taux de 80 % d'incapacité), sans distinction d'âge. Elle est avant tout destinée à maintenir ces populations hors les murs. Mais sans service à domicile, cette aide en espèces sert surtout à compenser les maigres ressources des bénéficiaires.

Parallèlement, dans le cadre d'une première politique de la vieillesse, une aide en nature est instaurée à partir de 1962, sous la forme d'une aide ménagère, pour améliorer effectivement le maintien au domicile. Mais le volontarisme de l'État est très limité : cette aide ménagère est destinée aux populations de plus de 65 ans physiquement autonomes, puisqu'elle se limite à une heure par jour au maximum, ce qui se révèle insuffisant lorsque l'état de santé se dégrade. À cet obstacle s'ajoute le problème des logements inadaptés aux personnes en perte d'autonomie, dont l'aménagement est peu envisagé. La logique est une nouvelle fois budgétaire : le maintien au domicile est pensé par les pouvoirs publics comme une solution pour réduire les entrées en établissement, avec le recours à un personnel féminin sous-payé, dont l'activité exigeante est pourtant perçue comme peu qualifiée et est peu valorisée. Jusque dans les années 1970, l'efficacité de ces services à domicile — mis en place grâce aux budgets des collectivités locales et des caisses vieillesse — est mesurée en journées d'hospice économisées.

Privilégier les besoins des populations fragiles ou les logiques budgétaires ?

Au tournant de la décennie 1970, aucune des solutions adoptées ne semble satisfaisante. Il est alors envisagé, au sein de la Direction de l'action sociale (ministère de la Santé publique et de la Population) et du Commissariat général du Plan, une politique d'action sociale globale pour appréhender de manière intégrée et coordonnée les besoins des personnes âgées et handicapées, avec une politique ambitieuse permettant un libre choix de vie, combinée à une protection sociale universelle. Mais cette voie globale est finalement abandonnée au profit d'une approche catégorielle qui mène à la loi d'orientation sur le handicap du 30 juin 1975.

La définition donnée du handicap par les promoteurs de la loi relève cependant d'une conception très souple « pour éviter les exclusions dans l'avenir », comme le souligne alors Simone Veil, ministre de la Santé, devant le Sénat. Le gouvernement rejette toute distinction fondée sur « la cause du handicap » et ne retient que ses conséquences, ce qui permet d'intégrer les handicaps qui accompagnent le grand âge, conception en adéquation avec la définition du handicap de l'Organisation mondiale de la santé.

Les personnes âgées dépendantes vont alors être assimilées aux personnes handicapées et bénéficier, comme elles, des dispositions de la loi de 1975, qui consacre le principe d'une solidarité nationale en leur faveur et de nouveaux droits humains qui en découlent (comme la fin de l'obligation alimentaire ou de la récupération sur succession après décès). Cette orientation est confirmée au nom de la non-discrimination selon l'âge et de la réussite du maintien au domicile. De cette façon, l'allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP), qui se substitue à la majoration spéciale, est ouverte aux personnes âgées dépendantes qui le souhaitent. Parmi ces dernières, nombreuses sont celles à préférer ce dispositif de la politique du handicap plutôt que l'aide ménagère de la politique de la vieillesse, toujours limitée à trente heures par mois. Avec l'ACTP, les personnes âgées peuvent ainsi construire leur propre plan d'aide à domicile, puisque le versement en espèces leur permet un libre usage dans les faits des sommes attribuées, comme l'emploi d'une auxiliaire de vie ou l'aménagement technique de leur logement. Elles deviennent rapidement les principales bénéficiaires de l'ACTP (la moitié a plus de 75 ans en 1994), ce qui déplaît aux conseils généraux chargés du financement du dispositif (sans droit de regard sur le choix des bénéficiaires) depuis les lois de décentralisation de 1983. Les départements dénoncent — à tort — comme un détournement de la loi de 1975 le fait que ces personnes âgées dépendantes puissent bénéficier des mêmes droits humains et avantages que les handicapés. Leur mécontentement est relayé par le Sénat et entraîne l'exclusion des personnes âgées dépendantes de plus de 60 ans de la politique du handicap en janvier 1997.

Construire une segmentation en fonction du seuil d'âge des 60 ans

Assimilées initialement aux personnes handicapées pour des raisons financières, les personnes âgées dépendantes en sont séparées pour ces mêmes logiques, lorsque la prestation au domicile devient trop onéreuse. Présentée comme un juste et naturel retour à l'ordre des choses, cette segmentation rompt pourtant, comme on l'a vu, avec une longue tradition de non-discrimination selon l'âge. Cette séparation écarte également la France des recommandations internationales du Conseil de l'Europe et de son Comité des ministres, qui préconisent de ne retenir que les conséquences du handicap.

Créée en 1997, la prestation spécifique de dépendance (PSD), réservée aux personnes âgées dépendantes, réintroduit quant à elle la notion de récupération sur succession après décès. Elle est un échec et est remplacée en juillet 2001 par l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). La récupération sur héritage est alors supprimée et la prestation, qui se veut universelle, est largement ouverte aux classes moyennes, mais les bénéficiaires doivent financièrement contribuer à leur plan d'aide en fonction de leurs ressources et des choix des conseils généraux. En outre, elle ne remet pas en cause la discrimination selon l'âge ni le seuil des 60 ans, qui ne renvoie pourtant à aucune réalité biologique puisque l'entrée dans la vieillesse se situe en 1993 à 77,2 ans en moyenne pour les femmes et à 70,8 ans pour les hommes. Les conseils généraux sortent grands gagnants de ces évolutions, car ils ont réussi à imposer leurs vues avec la constitution d'un système qui leur permet de plafonner leurs dépenses, d'isoler les personnes âgées dépendantes dans une catégorie spécifique, de superviser les flux d'entrée et le montant des prestations par le biais d'équipes médico-sociales qu'ils contrôlent.

Après le tournant des années 1970, la segmentation des publics cibles l'emporte donc dans le champ de la protection sociale et l'heure n'est plus à une approche globale des populations bénéficiaires de dispositifs identiques. La construction d'une catégorie spécifique de personnes âgées dépendantes s'inscrit comme la suite logique de cette tendance catégorielle et segmentée.

Cette tension entre « handicap » et « dépendance » est toujours à l’œuvre. La loi du 11 février 2005 sur le handicap, dans son article 13 prévoyait pourtant la fin de toute forme de discrimination en fonction de l'âge : « Dans un délai maximum de cinq ans, les dispositions de la présente loi opérant une distinction entre les personnes handicapées en fonction de critères d'âge en matière de compensation du handicap et de prise en charge des frais d'hébergement en établissement sociaux et médico-sociaux seront supprimées. » Mais cet article n'a jamais été appliqué.

En février 2011, lorsque le chef de l'État, Nicolas Sarkozy, inaugure le chantier politique de la dépendance, il affirme sa volonté de ne pas revenir sur la séparation : « Je n'ai pas l'intention de diluer le handicap dans la dépendance. » Le traitement divergent en fonction du seuil de 60 ans va cependant à l'encontre d'études qui démontrent à la fois la grande proximité des problèmes posés par l'absence d'autonomie, quels que soient l'âge et l'origine des déficiences — motrices, sensorielles, cognitives ou relationnelles (ou tout cela à la fois) — et les avantages qu'il y a à traiter de manière globale ces handicaps pour améliorer la prise en charge, à domicile ou en établissement (Ehpad ou structures spécialisées).

L'impossible cinquième risque ?

Outre cette segmentation en fonction de l'âge, la politique française se singularise par le maintien d'un traitement de la dépendance dans le cadre de l'aide sociale. Plusieurs de ses voisins européens (Pays-Bas, Suède, Allemagne, Belgique, Luxembourg), assimilant ce risque aux soins de longue durée, se sont tournés vers un système assurantiel public depuis les années 1990.

Le système choisi dans ces pays tient à une approche de la dépendance conçue comme pouvant intervenir à tout âge. Il en résulte, comme en Allemagne, une nécessité de cotisations versées tout au long de la vie, gérées par la branche d'assurance maladie et fonctionnant comme elle. Lorsqu'une telle piste est envisagée en France sous l'impulsion de Simone Veil, ministre des Affaires sociales et de la Santé, en 1994, le risque dépendance devait être cantonné aux seules personnes âgées et financé avec une hausse de la cotisation de l'assurance maladie des retraités. Mais le projet échoue en raison de différents obstacles : volonté de limiter le déficit du régime général de sécurité sociale, opposition du gouvernement à l'augmentation des prélèvements sociaux en période préélectorale et, surtout, refus des conseils généraux qui ne tiennent pas à voir les organismes locaux de sécurité sociale se renforcer dans ce domaine. Les départements ont fait pression pour être les opérateurs d'une prestation de dépendance qu'ils géreraient assez librement dans leur territoire, ce qu'ils obtiennent, comme nous l'avons vu plus haut, avec la PSD en 1997 puis l'APA en 2001.

Au début des années 2000, la création d'un cinquième risque reste néanmoins d'actualité. La mise en place de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) en juin 2004 peut laisser penser que l'on s'oriente vers cette solution. Comme en Allemagne, un jour férié est supprimé et la mention « contribution sociale » est indiquée pour alimenter la caisse. En réalité, la composition et le fonctionnement de la CNSA diffèrent de ceux d'un organisme de sécurité sociale et relèvent davantage d'une forme de recentralisation. Dans les faits, ce sont tout de même les conseils généraux qui jouent un rôle pilote, en disposant d'une marge de manœuvre considérable. Le choix de l'assistance puis celui de l'aide sociale ont donc conforté une territorialisation des politiques sociales en France. À la logique d'universalité et d'équité territoriale, assurée par les organismes locaux de sécurité sociale, mais critiquée pour son éloignement des allocataires, est donc préférée une logique de proximité au risque de favoriser l'arbitraire et des traitements inégaux selon les territoires. Il semble difficile d'envisager aujourd'hui une réforme, dans le cadre du chantier de la dépendance, qui remettrait en cause un tel rapport de forces.

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