Pierre MAYEUR

Directeur général de l'Organisme commun des institutions de rente et de prévoyance (Ocirp).

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Oui, on peut assurer la dépendance !

Assurer la dépendance s'avère risqué et compliqué. Mais c'est le cas de tout aléa, surtout s'il est de long terme ! Pour les classes moyennes, qui ne bénéficient ni de pensions élevées ni pleinement de l'aide sociale, le recours à une assurance privée complémentaire peut permettre de couvrir des charges potentiellement élevées, singulièrement en cas de dépendance totale. Organisation et tarification seront fonction des aménagements voulus par les pouvoirs publics mais aussi des fondamentaux du métier d'assureur.

Depuis maintenant près de vingt ans, les gouvernements successifs font référence au « cinquième risque », expression faisant référence à un dispositif national de sécurité sociale... mais se gardent bien de le mettre réellement en place ! D'un autre côté, les tenants de l'assurance dépendance ont pu également faire entendre leur voix, à travers des projets d'assurance obligatoire au premier euro, proposés notamment par AXA à la fin des années 2000. Pourtant, la question même de l'« assurabilité » de la dépendance est fréquemment posée. Aussi est-il important, pour une bonne compréhension, de bien poser les termes du débat.

Que faut-il assurer ?

En fait, le gros du coût de la dépendance est déjà pris en charge par la puissance publique en France. Ce coût est estimé en 2014 à 30 milliards d'euros, soit 1,4 % du PIB. Sur ces 30 milliards d'euros, la majeure partie — 23,7 milliards — est prise en charge par l'assurance maladie et par les départements, qui financent l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) à domicile, l'allocation personnalisée d'autonomie en établissement et l'aide sociale à l'hébergement (ASH). L'APA recouvre ainsi, sous la même appellation, deux réalités très différentes : le domicile et l'établissement. Le montant de l'APA à domicile — variant en fonction des revenus de la personne âgée — a été augmenté de manière conséquente par la loi du 28 décembre 2015, relative à l'adaptation de la société au vieillissement, dite loi ASV. Mais le montant de l'APA en établissement est insuffisant pour prendre en charge les coûts demandés aux personnes âgées, sauf pour les plus démunies ayant recours à l'ASH.

Selon le rapport rendu en mars 2019 par Dominique Libault 1, les besoins de financement dans les années à venir se concentrent sur le renforcement du taux d'encadrement en établissement, la revalorisation des métiers de l'aide à domicile et la baisse du reste à charge pour les personnes modestes. Plus précisément, la proposition a été faite de se concentrer sur les personnes disposant de revenus à la retraite entre 1 000 et 1 600 euros, à travers la proposition d'une allocation dégressive en fonction de revenu, permettant d'afficher « une baisse du reste à charge mensuel de 300 euros en établissement pour les personnes modestes gagnant entre 1 000 et 1 600 euros par mois ».

Mais rien n'est réellement prévu pour les personnes disposant de plus de 1 600 euros de revenus. Dans ces conditions, on comprend mieux que la 164e des 175 propositions du rapport soit de « favoriser le développement de produits d'assurance privée facultative, en mettant en place un cadre clair et homogène pour ces contrats afin de sécuriser les souscripteurs et de favoriser leur développement ».

Pourquoi une assurance privée serait-elle souhaitable ?

On peut observer, en préalable, qu'aucun dispositif, public ou privé, ne peut donner l'assurance que toutes les dépenses liées à la perte d'autonomie pourront être prises en compte à l'euro près. La compensation de ce type de dépenses ne peut être que forfaitaire.

Le rapport Libault écarte la piste d'une assurance obligatoire, celle-ci pouvant rimer avec prélèvements obligatoires. Estimant que le marché reste à ce stade peu mature, le rapport insiste sur tous les moyens d'épargne à la disposition des Français : mobilisation du patrimoine immobilier, recours aux dispositifs d'épargne retraite et d'assurance vie, etc.

Une assurance privée « perte d'autonomie », complémentaire à l'allocation personnalisée d'autonomie rebaptisée « prestation autonomie », peut ainsi se développer, principalement à destination des classes moyennes, celles qui auront à la retraite plus de 1 600 euros de revenus, sans pour autant vivre dans l'opulence. D'une certaine manière, cette assurance privée permet ainsi de garantir aux personnes que leur patrimoine mobilier (assurance vie) ou immobilier (résidence principale ou secondaire) ne sera pas affecté lors de la phase de dépendance. Ce patrimoine pourra ainsi être transmis aux héritiers sans être diminué ou dévalorisé.

Pourquoi l'assurance dépendance fait-elle peur, y compris parfois aux assureurs ?

Dans le domaine de l'assurance, il est impossible de connaître à l'avance le prix de revient du contrat, qui dépendra du taux de « sinistralité » et du montant moyen des sinistres que l'assureur devra indemniser. C'est « le cycle de production inversé de l'assurance ». La dépendance ne fait pas exception au cadre général. Simplement, s'agissant d'un risque susceptible de se réaliser de très longues années après le début de la phase de cotisation, la dépendance accentue encore davantage cette inversion. Elle constitue un risque de long terme, qu'il convient de piloter avec d'autant plus de souplesse que l'assureur ne dispose pas de la capacité de rétablir l'équilibre d'un contrat aussi rapidement que, par exemple, un assureur santé qui peut, quasiment d'une année sur l'autre, réagir — augmenter les cotisations et/ou diminuer les prestations — en fonction d'une sinistralité observée comme « dérivante ».

On peut également ajouter que l'apport lié à la capitalisation des placements, autre caractéristique de l'activité même d'assurance, est d'autant plus déterminant que le risque est long. La problématique biométrique (calculs en fonction de trois variables : mortalité, survenance, longévité) — fondamentale — se double de celle — tout aussi complexe — de devoir prévoir un rendement financier de long terme. Les capitaux propres, en plus des provisions techniques financées par les cotisations des assurés, doivent donc être élevés pour gérer les éventuelles dérives futures. Ce constat est d'autant plus marqué qu'il n'est à ce jour pas prévu, dans le cadre du référentiel Solvabilité 2, d'aménagements de même ordre que ceux consentis dans le cadre des engagements de retraites supplémentaires.

Pour résumer, assurer la dépendance est un exercice difficile... mais est-ce pour autant impossible ?

Quelles conditions pour rendre la dépendance pleinement assurable ?

Il convient tout d'abord à bien définir le « champ assurantiel ». De quoi s'agit-il ? Il faut ici reconnaître une différence majeure entre la dépendance totale et la dépendance partielle. La dépendance totale correspond — heureusement — à une fraction minoritaire des personnes âgées dépendantes. On peut la définir à la manière de La Palice : la dépendance totale, c'est l'incapacité absolue d'être autonome. La dépendance totale correspond aux GIR 1 et 2, soit moins de 500 000 personnes, dont les deux tiers sont en établissement. Dans le champ de la dépendance dite totale, le débat qui demeure entre la grille des pouvoirs publics 2 et la grille défendue par les assureurs (actes de la vie quotidienne ou AVQ) 3 semble largement relever de la querelle byzantine. Le point des situations de démence reste toutefois à trancher.

La « dépendance partielle » (GIR 3 et 4) relève d'un concept beaucoup plus flou : une personne âgée peut être autonome sur un certain nombre de points (se laver, se vêtir), mais avoir besoin d'une assistance extérieure sur d'autres actes de la vie quotidienne (se déplacer). De ce point de vue, on peut comprendre le souhait des assureurs de ne pas être... dépendants d'une grille dont l'interprétation peut varier selon les départements et dans le temps, particulièrement pour la reconnaissance du plus bas degré de dépendance permettant l'attribution de l'APA, le GIR 4.

Comme il semble difficile de justifier des critères d'évaluation différents entre les assureurs publics et les assureurs privés, le sens de l'Histoire est celui de s'aligner sur la grille Aggir. C'est la logique du cadre homogène appelé de ses voeux par le rapport Libault. Il pourra être alors souhaitable de limiter le recours à l'assurance privée à la dépendance totale (DT), correspondant à des situations nécessitant un engagement financier conséquent. L'inclusion des cas de dépendance partielle peut naturellement être proposée, mais renvoie en pratique à des rentes systématiquement minorées.

Raisonner sur trois variables

Le risque assurantiel — et donc la possibilité d'élaborer une tarification — repose sur trois indicateurs clés, des données essentielles dépendant elles-mêmes de trois lois biométriques (mortalité, survenance, longévité) : le nombre de personnes âgées dépendantes ; l'âge d'entrée en perte d'autonomie ; la durée de leur survie en situation de perte d'autonomie.

Certes, ces trois données ne sont pas connues à l'avance, mais elles ne constituent pas non plus — pour jouer sur les mots — des « inconnues » complètes. Et il suffit d'observer les évolutions pour déceler une quelconque dérive.

En ce qui concerne le nombre de personnes âgées dépendantes, on peut déjà affirmer sans risque d'être démenti que toutes les personnes âgées dépendantes de 2070 sont déjà nées. L'estimation de leur chiffre global varie entre 1,4 et 1,7 millions en 2030 et entre 2 et 2,8 millions en 2060.

S'agissant de l'âge d'entrée en perte d'autonomie (totale), les études s'accordent sur le constat que cet âge — aujourd'hui 85 ans en moyenne — va continuer de croître. L'évolution sera peut-être ralentie par rapport aux trente dernières années, mais elle restera positive.

Sur la durée de survie en situation de perte d'autonomie (totale), la prudence impose là aussi de retenir une augmentation régulière. On peut noter que la durée moyenne de séjour en Ehpad — qui donne une indication sur la durée de perte d'autonomie totale — est restée stable (deux ans et cinq mois) entre 2010 et 2016. Des études ont montré une stagnation, voire une diminution de l'espérance de vie sans incapacité dans les pays développés sur la période récente s'étendant de 1995 à 2012. Ce critère, sans être assimilable à la perte d'autonomie, constitue en tout état de cause une alerte sur une possible dérive de la durée de fin de vie en situation de dépendance totale.

Concernant la problématique financière précédemment évoquée, le risque de taux joue, selon l'analyse et l'expérience — avec la baisse constatée depuis 2013 —, un rôle bien plus déterminant à court, voire à moyen terme pour l'équilibre des contrats dépendance que l'observation de la moindre inflexion sur l'évolution de l'augmentation de l'espérance de vie sans incapacité. Sur du long terme, proposer ainsi un taux technique supérieur à 1 % constitue une prise de risque importante pour l'assureur, et qui peut amputer durablement les possibilités futures de revalorisation.

L'horizon de la dépendance peut représenter un frein. Cotiser à 25 ans pour un risque susceptible de se réaliser plus de soixante ans plus tard peut laisser dubitatif. Mais ce « contre-argument horizon » n'est pourtant pas mis en avant lorsqu'il s'agit de retraite supplémentaire, alors même que les problématiques sont similaires. La possibilité de réversion en retraite supplémentaire peut même donner à celle-ci un horizon encore plus long. Pourquoi limiter ainsi l'horizon de l'assurance ?

Dans un article fondateur 4, François Lusson concluait au caractère assurable de la dépendance totale : il est possible d'« affirmer à ce jour que la DT est pilotable; lorsque le risque est accepté de manière permanente conformément aux conditions contractuelles, et observé sur des effectifs significatifs, les observations suivent de manière prévisible, avec une volatilité limitée, des lois statistiques de mieux en mieux cernées. Avec humilité et endurance, le risque peut désormais être appréhendé sur des bases robustes (pour peu que la chaîne de traitement du risque soit elle-même pérenne et donc l'acceptation surveillée au plus près des termes du contrat, ce qui reste souvent à démontrer). »

L'assurance dépendance : une assurance pour rien ?

Un autre reproche adressé à l'assurance dépendance est qu'il s'agit d'une assurance qui peut tourner « à vide ». Si la personne n'est jamais dépendante, à quoi auront servi ses cotisations ?

Cette contestation est tout de même particulièrement étonnante : lorsque l'on cotise en tant qu'actif à un contrat de prévoyance décès, il faut espérer que cette cotisation, sur une longue durée (plus de quarante ans), ne serve finalement... à rien. Mais cette cotisation est bien utile « si jamais ». Dans le cas de la dépendance, le « si jamais » est effectivement loin d'être certain - la majorité des personnes ne seront jamais dépendantes, ou sur une extrême fin de vie à l'hôpital. Mais « si jamais » on devient dépendant — au-delà des moyennes qui peuvent ne vouloir rien dire — la durée peut être longue et les coûts élevés. La réalisation de ce risque se constate à la fois en cas de maintien à domicile, avec l'intervention quasi permanente de prestataires, ou d'un coût d'hébergement pour toute une catégorie de la population « trop aisée » pour bénéficier ou souhaiter bénéficier de l'aide sociale à l'hébergement, (soit aujourd'hui plus de 80 % des personnes âgées concernées), mais « pas assez riche » pour bénéficier d'un stock d'épargne suffisant pour faire face. Ce sont bien ces coûts dont la couverture nécessite d'être mutualisée, ce qui correspond à un des objectifs majeurs de l'assurance. Et ce sont bien ces coûts que, dans la mesure du possible, les assurés souhaitent éviter ou éviter à leur famille de payer « plein pot », de manière finalement tout à fait comparable à ce qui peut exister dans d'autres secteurs de l'assurance.

Un étage complémentaire d'assurance privée, s'appuyant sur un premier étage pris en charge par la puissance publique avec l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), peut ainsi trouver toute sa place demain en France. On peut bien sûr proposer des contrats individuels dépendance à l'âge de 60-65 ans, au moment où il est peut-être plus facile de préparer cette longue partie de la vie que sera la vie à la retraite. Mais l'objectif de diminuer la cotisation le plus possible, tout en préservant la capacité de restituer des rentes dépendance d'un montant conséquent, plaide pour commencer plus jeune. Dans ce cas, l'assurance collective, permettant de faire participer (même faiblement) l'employeur et de prendre en compte la problématique des aidants, beaucoup plus immédiatement perceptible, est une excellente réponse. Une réponse particulièrement adaptée aux classes moyennes... celles justement les plus impactées par le coût de la dépendance.



  1. Dominique Libault, « Grand âge, le temps d'agir », La documentation française, 2019 (https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_grand_age_autonomie.pdf).
  2. La grille nationale Aggir permet de mesurer le degré de perte d'autonomie et donc l'attribution de l'allocation personnalisée d'autonomie. Le GIR — groupe iso-ressource — apprécie le degré de perte d'autonomie des personnes, sur une échelle de 1 — les plus dépendants — à 6. Seules les personnes en GIR 1 à 4 sont éligibles à l'APA.
  3. Les actes de la vie quotidienne (AVQ), au nombre de six. Une échelle de 1 à 4 mesure ensuite le degré d'incapacité à réaliser ces AVQ.
  4. François Lusson, « L'équilibre actuariel de long terme en assurance dépendance en France », Analyse financière (SFAF) no 47, mai-juin 2013, p. 64.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-7/oui-on-peut-assurer-la-dependance.html?item_id=5696
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