Pascal BRUCKNER

Écrivain et philosophe.

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La joie d'être encore vivant

Progression de l'espérance de vie et recul de la vieillesse bousculent les âges, les générations et les existences. Avant la dépendance, c'est même une sorte de nouvelle adolescence. Pour les quinquagénaires notamment. Avec une invitation fondamentale à profiter des décennies et de tous les moments à venir.

Qu'est-ce qui a changé depuis 1945 dans nos sociétés ? Ce fait fondamental : la vie a cessé d'être brève, aussi éphémère qu'un train qui passe pour reprendre une métaphore de Maupassant. Ou plutôt, elle est simultanément trop brève et trop longue, oscillant entre le fardeau de l'ennui et le scintillement de l'urgence. Elle s'étire en d'interminables périodes ou passe comme un songe. Depuis un siècle, en effet, l'espèce humaine joue les prolongations, au moins dans les pays riches, où l'espérance de vie a augmenté de vingt à trente ans. Une permission, variable selon le sexe et la classe sociale, est offerte à chacun par le destin. La médecine, « cette forme armée de notre finitude » (Michel Foucault), nous accorde une génération supplémentaire. Immense progrès, puisque à cette volonté de vivre pleinement correspond le recul du seuil d'entrée dans la vieillesse, qui commençait il y a deux siècles à la trentaine. L'espérance de vie qui était de 30 à 35 ans en 1800 est montée de 45 à 50 en 1900 et nous gagnons chaque année trois mois supplémentaires. Une petite fille sur deux qui naît aujourd'hui sera peut-être centenaire. Savoir dès 18 ans qu'on vivra peut-être cent ans bouleverse complètement notre conception des études, de la carrière, de la famille, des amours et fait de l'existence une longue route sinueuse qui musarde, vagabonde, autorise les ratages, les reprises, les écarts. Nous pouvons connaître plusieurs formations, plusieurs métiers, plusieurs mariages. Nous y gagnons une vertu : l'indulgence envers nos propres hésitations et un défi : l'affolement devant les choix.

La porte battante

Cinquante ans, c'est l'âge où commence vraiment la brièveté de la vie. L'on peut espérer la poursuivre en plus ou moins bonne condition deux ou trois décennies. Au milieu de la vie, l'animal humain connaît une sorte de suspension : plus tout à fait jeune, pas vraiment vieux, en apesanteur. Jadis, le temps était mouvement vers une fin : perfection spirituelle ou accomplissement, il était orienté. L'enfance tendait vers l'adolescence, celle-ci vers l'âge adulte, lequel basculait tout doucement vers la grande maturité et la vieillesse. Voilà qu'une parenthèse inédite s'ouvre, entre ces deux périodes. De quoi s'agit-il en l'occurrence ? D'un sursis qui laisse la vie ouverte comme une porte battante. Formidable avancée qui bouleverse tout, les rapports entre générations, le statut du salariat, la question conjugale, le financement des assurances sociales, le coût de la grande dépendance. Une nouvelle catégorie apparaît entre la maturité et le grand âge : celle des « seniors », pour reprendre un terme latin, ces tempes grises, actives, en bonne forme physique et souvent mieux dotées que le reste de la population.

C'est le moment où beaucoup, ayant élevé leurs enfants et accompli leurs devoirs conjugaux, divorcent ou se remarient, rêvent d'un nouveau printemps en automne. Partout, les pouvoirs publics songent à remettre cette fraction de la population au travail et ce jusqu'à 65 ou 70 ans. En d'autres termes, il n'y a plus une mais plusieurs vieillesses, comme il y a plusieurs jeunesses, et seule mérite ce nom celle qui précède immédiatement la mort. Nous avons réussi à reculer l'hiver au plus loin dans les saisons de la vie. Il nous faut procéder à un découpage plus fin de l'échelle des générations.

Mais la brièveté est aussi facteur d'intensité et explique la fébrilité de certains à dévorer les jours restants à pleines dents, pressés de rattraper ce qu'ils ont raté ou de prolonger ce qu'ils ont connu. C'est l'avantage des comptes à rebours : ils nous rendent avides de chaque moment qui passe. Après 50 ans, la vie devrait être requise par l'urgence, habitée d'une variété inépuisable d'appétits. D'autant que nous pouvons à tout moment être emportés par une maladie, un accident. « De ce que je suis maintenant, il ne s'ensuit pas que je doive être encore après », disait René Descartes. L'incertitude du lendemain, en dépit des progrès de la médecine, n'est pas moins tragique qu'au XVIIe siècle et n'atténue pas la précarité de chaque jour qui se lève. On se tient sur une ligne de crête qui permet de voir le panorama des deux côtés.

L'été indien

Il faut ici distinguer entre le futur comme catégorie grammaticale et l'avenir comme catégorie existentielle, laquelle implique un lendemain non plus contingent mais voulu et désiré. L'un est subi, l'autre construit, l'un relève de la passivité, l'autre de l'activité consciente. Demain il fera froid ou pluvieux mais, quel que soit le temps, je partirai en voyage parce que je l'ai décidé. On peut rester vivant très tard mais existe-t-on encore, au sens de l'être qui se projette en avant ? « Le plus lourd fardeau, c'est de vivre sans exister », dira plus simplement Victor Hugo. Que faire de ces vingt ou trente ans supplémentaires qui nous tombent dessus par inadvertance ? Nous voilà comme des soldats qui allaient être démobilisés et qu'on enrôle pour d'autres batailles. Les jeux sont faits pour l'essentiel, l'heure des bilans semble venue et pourtant il faut continuer.

La vieillesse constitue un réconfort pour ceux qui ont peur de vivre et se disent que là-bas, au terme d'un long chemin, se tient enfin la terre promise de la consolation où ils pourront baisser les bras et déposer leur fardeau. L'été indien, cette nouvelle arrière-saison, absolument inédite dans l'Histoire, dément leurs espérances. Ils voulaient se donner congé, ils se doivent de persister.

Ce sursis, vide de tout contenu a priori, est à la fois passionnant et angoissant. Il faut remplir cette moisson de jours supplémentaires. Les échéances raccourcissent, les possibles s'amenuisent mais il y a encore de la découverte, des surprises, des amours bouleversantes. Le temps est devenu un allié paradoxal : au lieu de nous tuer, il nous porte, il est le vecteur de l'angoisse et de l'allégresse, « moitié verger, moitié désert », comme l'écrit René Char. Il a ceci de particulier qu'il désarme provisoirement les incompatibles : aujourd'hui, on peut être une chose et une autre, père, grand-père et arrière-grand-père par exemple, vieillard et sportif, mère et porteuse de l'enfant de sa fille et de son gendre. C'est Mathusalem à tous les étages : un homme peut procréer jusqu'à 75 ans et engendrer un nouvel enfant au moment où son aîné lui donne un petit-fils, l'oncle ou la tante auraient alors quarante ans de moins que leur neveu ou nièce, le cadet un demi-siècle de moins que son grand frère. La science, la longévité permettent de véritables permutations temporelles, les lignées s'enchevêtrent au lieu de se succéder tels les câbles d'un central téléphonique, les hiérarchies familiales sont bousculées, c'est un gouffre qui s'ouvre devant nous et balaye tous les repères. Si demain, par hasard, les centenaires devenaient majoritaires, ils considéreraient les septuagénaires comme des gamins mal élevés et s'écrieraient : « Ah ces jeunes, ils ne respectent rien !

Tel est le sursis : l'omission provisoire du dénouement, une incertitude fondamentale. L'existence n'est plus une flèche qui conduit de la naissance à la mort mais une « durée mélodique » (Bergson), un mille-feuille de temporalités qui se superposent. Plutôt que de rêver d'une suspension des jours, voilà que l'on bénéficie d'un don inespéré. Jouir d'un répit c'est faire le deuil du deuil, comme ces malades du sida que la trithérapie a sauvé in extremis.Le bourreau a suspendu sa hache.

Reliquat de vie ?

La vie humaine se déroule exactement à l'inverse d'un roman policier : nous connaissons la fin, nous savons qui est le coupable, nous n'avons aucune envie de le confondre, nous mettons même tout notre talent à ne pas le démasquer. Dès qu'il pointe son nez, nous le supplions : reste caché, nous avons besoin de nombreuses années encore avant de te trouver.

Si le privilège de la jeunesse est de rester indéfinie, elle ne sait pas ce qui va se passer, celui de l'été indien est de tricher avec la conclusion. Il est l'âge de l'équivoque entre la grâce et l'effondrement. Après 50 ans, le temps de l'insouciance est passé, chacun est devenu plus ou moins ce qu'il était censé devenir et se sent libre désormais de persévérer dans son être ou de s'inventer différent. Cet intervalle disponible invite aussi à la « re-création » de soi 1. Nouvelle adolescence, beaucoup l'ont souligné, à l'âge du déclin : il ne s'agit plus tant de choisir sa vie que de la perpétuer, de l'infléchir ou de l'enrichir. Comment faire bon usage de ce reliquat ? « This is the first day of the rest of your life », disent les Anglo-Saxons. Le reste commence dès le premier jour, mais il ressemble alors à de l'opulence et se contracte ensuite. Le temps est comme l'amour chez Platon, fils de pauvreté et d'abondance, il est le mûrissement indispensable, l'attende féconde qui éclot mais aussi l'usure, l'épuisement. Prendre de l'âge, c'est entrer dans l'ordre du calcul : tout nous est compté, chaque jour qui passe semble une réprimande et raréfie les options, nous obligeant au discernement.

Mais l'adolescence paradoxale du quinquagénaire ne débouchera sur aucune raison supérieure. Claude Roy parle magnifiquement de « cette façon qu'a la vie de ne pas finir ses phrases ». Il est humain de ne pas l'achever, de la laisser comme une fenêtre entrouverte. Ce sont les autres qui la fermeront et mettront le point final, non sans disputer sur notre sort. La vie est une perpétuelle introduction à elle-même et ce, jusqu'au bout. Nous ne sommes domiciliés dans le temps qu'en étant en permanence expulsés de nous-mêmes, mis à la porte du présent où nous pensions séjourner en hôtes diligents. Nous ne sommes pas propriétaires de nous-mêmes, nous restons les sans-logis de la durée.



1. Sur cette redéfinition des âges de la vie, voir le livre fondateur de Michel Philibert, L'échelle des âges (Seuil, 1968), ainsi que Marcel Gauchet, La redéfinition des âges de la vie (Le Débat, no 132, 2004) et la synthèse d'Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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