Serge GUÉRIN

Sociologue et consultant, professeur à l'Inseec.

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Inventer (enfin) la société de la longévité

Société vieillissante et, à bien des égards, fragile, la France entre dans l'ère de la longévité. Une effervescence d'initiatives locales ne fait pas encore une politique parfaitement adaptée. Mais les ferments sont là, à condition de dépasser les coupures classiques et d'organiser les coutures et continuités. Notamment pour ce qui concerne l'habitat.

La société de la longévité est toujours en attente d'une véritable politique des âges dans laquelle structuration et sécurisation du financement de la perte d'autonomie trouveraient leur place. Et non l'inverse !

Tableau démographique

À force de tergiverser, la situation devient urgente. Il y a, d'un côté, la question des jeunes seniors, c'est-à-dire les 12 millions de plus de 65 ans, qui pose surtout l'enjeu de la prévention et du risque de précarisation ; et, de l'autre, celle des aînés, les plus âgés qui sont en risque de forte perte d'autonomie. Les problématiques et les approches sont très différentes entre ces deux pôles, mais pour autant, les passerelles sont là. Rappelons simplement que, de plus en plus, les jeunes seniors doivent se mobiliser pour soutenir des parents très âgés. Pour la première fois depuis la généralisation des retraites, compter deux générations de retraités (au moins...) dans une même famille devient banal. Notons d'ailleurs que, selon les prévisions de l'Insee, d'ici à 2030 on comptera 4 millions de personnes de plus de 65 ans supplémentaires.

Mais la question démographique va surtout toucher à l'enjeu du grand vieillissement qui peut s'accompagner de la perte d'autonomie, parfois sévère. Rappelons que le risque de perte d'autonomie commence à partir de 75 ans, et est plus grand encore après 85 ans. Or, le nombre de plus de 75 ans augmentera très sensiblement dès 2021, avec l'arrivée à cet âge des plus âgés des baby-boomers. Entre 2013 et 2070, le nombre des plus de 75 ans va s'accroître de 8 millions. Dans le même temps le nombre des plus de 85 ans va quadrupler 1.

À ce tableau, ajoutons qu'un nombre croissant de personnes, parfois jeunes ou très jeunes, touchées par le handicap ou la maladie chronique invalidante, doivent faire face à un fort déficit de capacités qui réduit leur autonomie. Rappelons aussi que notre pays compte 12 millions de personnes faisant face à un handicap, 15 millions de malades chroniques (parfois ce sont les mêmes), un nombre croissant de personnes victimes d'addiction aux drogues dures et d'autres — souvent non diagnostiquées — en grande fragilité psychique, sans compter plusieurs millions d'anciens malades devant affronter une situation économique et personnelle fragilisée. Bref, les personnes dites fragiles forment plus de la moitié de la population totale ! Il faudrait prendre en compte aussi les 8,5 millions d'aidants d'un proche et l'entourage familial plus large, lui aussi impacté.

Changement démographique, changement social

La transition démographique implique, bien sûr, le vieillissement et la longévité, mais aussi la hausse des maladies chroniques et, plus largement, la croissance du nombre de personnes en situation de fragilité physique, psychique, morale ou sociale. Il faudra bien choisir entre le déni et le traitement du défi. Le premier, idéologiquement dominant, repose sur une culture d'injonctions hygiénistes, de discours sur la responsabilité individuelle, et sur des représentations sociales hypernégatives de l'avancée en âge comme de la fragilité. Le second implique de poser les bases d'une politique du care, passant par la valorisation des métiers du soin, le soutien concret aux aidants bénévoles d'un proche, la priorité donnée à la prévention et le changement de regard sur la fragilité. C'est une transformation des esprits, qui concerne notamment et très directement le monde de l'entreprise en sa capacité à valoriser les salariés qui assument en même temps un rôle d'aidant bénévole d'un proche (enfant, compagne-compagnon, parent…). Un aidant sur deux est en activité professionnelle, soit plus de 4 millions d'actifs. Et dans plus de 20 % des entreprises, l'absentéisme provient plus du soutien à un parent que de l'accompagnement d'un enfant.

L'allongement de l'existence associé à l'évolution des modes de vie et des attentes des populations, y compris des plus âgées, implique d'élargir le champ de la perte d'autonomie au-delà du médical par la prise en compte de la culture du service, des attentes personnalisées ou de la volonté de chacun de pouvoir décider du traitement de sa propre santé. Notons que déjà, même dans les Ehpad, 50 % des personnels n'exercent pas dans le soin mais dans l'animation ou la restauration. Le recours croissant, des jeunes comme des seniors, aux médecines complémentaires et alternatives s'explique en très large partie par cette exigence et symbolise une évolution dans le rapport social aux institutions en général, à celles de la santé et du médicament en particulier.

Initiatives, innovations et réformes

Le contexte des finances publiques oblige, par ailleurs, à encadrer les dépenses alors même que la demande est, et sera, en forte hausse 2. Dans cette perspective, face à la transition démographique, un des leviers majeurs d'amélioration des conditions de vie et d'accompagnement des aînés comme des seniors résidera sans doute dans la mutualisation des moyens, dans la mobilisation du tissu social (PME, associations, bénévoles, institutions, collectivités) et, dans certains cas, des personnes et/ou de leurs proches concernés. Au-delà des apports du numérique, du suivi médical à distance, une partie des réponses peut venir d'une autre mobilité : aller vers les personnes. La multiplicité des initiatives pouvant être portées par certaines collectivités est à l'ordre du jour. Ainsi de l'apprentissage du numérique dans la région Centre, ou de services itinérants de sensibilisation à l'adaptation des logements. Signalons des collectivités territoriales comme Amiens Métropole, les départements de la Gironde ou du Var qui, avec le soutien de Saint-Gobain, développent un camion de prévention, un véhicule équipé qui permet d'aller dans les villages et les bourgs pour évoquer la prévention sous toutes ses formes, l'apprentissage de l'Internet ou un accompagnement aux démarches administratives, mais aussi l'amélioration de la performance énergétique du logement. Toutes ces initiatives s'inscrivent dans une démarche à la fois globale et de proximité pour construire une société de la longévité accessible. Une approche qui fait le lien entre transition énergétique et transition démographique. L'innovation, c'est aussi parfois simplement d'informer autrement, se rapprocher des gens.

Repenser la protection sociale de demain, c'est aussi prendre la mesure des transformations des modes de vie, la complexité des organisations familiales et la diversité des situations de travail (multiactivité, multistatut, succession de périodes d'emploi, de formation et de chômage). Finalement, l'enjeu ne serait-il pas de protéger et accompagner individuellement la personne sur toute sa vie, sans préjuger de son statut et de sa situation personnelle ?

Dans cette optique, et alors qu'une réforme des retraites est annoncée, les structures mutualistes et les caisses de retraite ne devront-elles pas assumer tout au long de la vie cet accompagnement social et un soutien personnalisé à la santé ? Même si la majorité des Français se sentent bien informés, en termes de risque de santé lié à l'âge (66 %) et de modes de vie à privilégier pour bien vieillir (58 %), savoir anticiper les difficultés du grand âge reste une demande majoritaire 3.

Vers des plaques tournantes du soin et de l'accompagnement des aînés

Réussir une politique de la longévité implique de renforcer les politiques de mobilité, pour aider à lutter contre l'isolement des plus âgés (27 % des plus de 80 ans affirment ne voir personne au moins un jour sur deux 4) et d'adaptation de l'habitat pour faciliter la vie à domicile et réduire les risques d'accident, et d'abord de chute. Cette politique contribuerait aussi à améliorer l'activité des artisans de proximité, et donc l'emploi, et renforcerait le dynamisme économique des territoires. Pour faire face au vieillissement de la population, en particulier dans les bassins de vie éloignés des métropoles, il est vital de sortir d'une logique binaire d'opposition entre le domicile et l'Ehpad. Logique à la fois intenable humainement, au regard de l'image des Ehpad et de la difficulté de trouver des personnels de soins comme d'accompagnement hôtelier formés et mobilisés, et délicate économiquement, du fait du coût de l'accompagnement. L'enjeu serait d'assurer le continuum entre le chez-soi et, si besoin, la maison de retraite médicalisée. Entre les deux, une variété de solutions existe déjà et va continuer de se développer. Cela va dans le sens de l'évolution des aspirations des générations et de la diversité sociale et culturelle en hausse de la société française.

Aujourd'hui, on connaît donc une multitude d'initiatives, comme le bailleur social aquitain Logévie qui propose des résidences thématiques permettant à des habitants de se retrouver à partir d'un goût commun — une première résidence autour de la musique, une deuxième autour du jeu — ou encore le soutien à la cohabitation intergénérationnelle, mais aussi les premiers développements de colocation générationnelle, comme Domofrance à Bordeaux. Signalons aussi la diversité des approches autour de l'habitat intergénérationnel, les initiatives d'élaboration de petites unités d'habitat adapté portées par les communes ou les particuliers, ou celles d'habitat regroupé, soutenues par la Cnav, permettant de réunir plusieurs personnes dans des logements individuels en leur offrant des locaux et activités communs.

Habitats et bâtiments en évolution

De multiples initiatives se font ainsi jour, portées par des individus, des bailleurs sociaux, des mutuelles, des communes. Citons encore la mutuelle Mutlog qui, avec le soutien de la ville de Limoges, a développé son concept de résidence bigénérationnelle Aimer, où cinq logements individuels sont habités par des aînés autonomes et un logement est réservé pour une colocation d'étudiants en santé. L'idée est à la fois de favoriser le lien social, de changer les regards, en particulier de futurs soignants, et de réduire les charges pour les étudiants.

De son côté, Âges & Vie réalise des petits ensembles de logements accueillant des aînés en perte d'autonomie et des familles dont au moins un membre est auxiliaire de vie. Cela permet de supprimer les temps de transport et de mutualiser les interventions, rendant moins lourd le coût pour la collectivité.

Citons encore Souvigny-de-Touraine (Indre-et-Loire), où la ville, avec l'implication de la MSA, a su réaliser un ensemble cohérent sur le même terrain composé d'une Marpa 5 et d'un groupe scolaire, permettant ainsi de mutualiser certains équipements et services et de renforcer le lien entre les aînés et les enfants, les familles et les professionnels. Surtout, les acteurs (secteur HLM, promoteurs, milieu associatif, individus, collectivités territoriales) inventent régulièrement de nouvelles approches plus douces, moins onéreuses, plus en continuité avec les désirs et les besoins des personnes.

Deux autres exemples de ce foisonnement d'initiatives où des familles et des collectivités locales, de taille parfois très modeste, se lancent dans la réalisation de maisons pour accueillir des proches âgés : la réalisation près d'Angers par l'association d'habitants Habit'âge de quatre maisons adaptées permettant à des aînés du bassin de vie de pouvoir vivre dans un chez-soi, ou l'engagement de la municipalité de Québriac (1 200 habitants), près de Rennes, pour un ensemble de logements destinés aux seniors, et conçu avec eux, faisant du lien social et de la prise en compte des attentes des personnes concernées le coeur du projet.

Éléments d'une vraie politique de la longévité

Plus largement, en termes de prévention et d'accompagnement du parcours de vie des aînés, le développement de l'accueil de jour et du passage à une logique de plateforme gériatrique et de soins participerait d'une politique de la longévité bien mieux adaptée aux besoins et désirs des personnes et aux territoires concernés. C'est la notion d'« Ehpad hors les murs ». Le terme de maison de retraite ouverte sur l'extérieur serait d'ailleurs moins anxiogène.

Peut-être faudrait-il renommer les Ehpad, dont l'image est injustement catastrophique ? Par exemple maisons d'accueil des aînés et de l'autonomie (M3A) ?

Ce type d'approche répond aux attentes des personnes. Il s'agit de penser le lieu d'accueil comme une plaque tournante de soins et de liens. L'établissement permet l'exercice regroupé de la médecine, de la prévention et de l'accompagnement, sur place et à domicile. Les approches de la e-santé pouvant aussi favoriser, sans déplacements, un suivi régulier et certaines interventions. Si dans de très nombreux territoires, l'aspect gériatrique restera majoritaire, il n'empêche que le soin est aussi généraliste. Notons que la stratégie gouvernementale Ma santé 2022 souligne très clairement la volonté de labéliser les premiers hôpitaux de proximité, dont une des missions sera le soin aux aînés, avec un objectif à terme de plus de 500 établissements sur le territoire.

Reste que toute politique en faveur du soutien aux plus vulnérables pose la question essentielle de la valorisation des métiers du care, du recrutement et de l'accompagnement des personnes. Aujourd'hui ces fonctions sont assurées à 85 % par des femmes, parfois en situation de fragilité familiale, culturelle et/ou économique. Si l'on évoque toujours les centaines de milliers d'emplois potentiels de ce secteur, on oublie souvent la problématique de son déficit d'attractivité. Dans de nombreux bassins de vie, dans le monde rural comme dans les métropoles, l'accompagnement des aînés en grande fragilité est complexifié par la question du manque de personnel et de compétences.

Au-delà, réussir une société de la longévité nécessitera de pouvoir s'appuyer sur la mobilisation de tous, en particulier des personnes âgées elles-mêmes.

  1. Insee Première, no 1619, novembre 2016.
  2. « Quelle politique publique pour la dépendance ? », note du Conseil d'analyse économique, no 35, octobre 2016.
  3. Sondage Opinion Way pour la MGEN, mars 2019.
  4. Baromètre Ipsos pour la Fondation Korian pour le bien-vieillir, septembre 2018.
  5. Maisons d'accueil et de résidence pour l'autonomie, résidences services pour personnes âgées en milieu rural, labélisées par la MSA.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-7/inventer-enfin-la-societe-de-la-longevite.html?item_id=5699
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