Jérôme GUEDJ

Ancien député et ancien président du conseil général de l'Essonne. Consultant, coanimateur du think tank Matières grises, enseignant à Sciences Po.

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Adapter vraiment la société au vieillissement

La dépendance n'est pas qu'affaire de pistes de financement. L'adaptation de la société au vieillissement requiert assurément de nouvelles ressources et des dispositifs améliorés. Une telle ambition, qui doit impliquer autant la puissance publique que la sphère privée, appelle également un questionnement et un investissement des entreprises. Tant pour ce qui concerne leurs productions et réalisations que leurs organisations. Les maires, de leur côté, doivent agir davantage en faveur de l'âge, pour ce qui relève de l'habitat comme de l'espace public.

Bonne nouvelle : le pays s'intéresse enfin aux enjeux du vieillissement. Il aura fallu un légitime mouvement de grève dans les Ehpad, les maisons de retraite médicalisées, au début de l'année 2018 pour que la société s'interroge sur les moyens que nous consacrons à l'accompagnement du grand âge, dans ces établissements comme au domicile. Pour la première fois, le mot Ehpad a figuré en une du Monde, sous la plume de Florence Aubenas. Aujourd'hui, plus un discours public sans qu'il ne soit fait mention des Ehpad, de la dépendance, des personnes âgées fragiles et de ceux qui en prennent soin. Saisissant contraste avec l'année 2017, où ces questions furent étonnamment absentes du débat présidentiel, illustrant ce déni intime de chacun d'entre nous face à son propre vieillissement, qui depuis trop longtemps se prolonge en un déni collectif et donc politique face à ces enjeux.

Certes, au lendemain de la canicule de 2003 et ses 15 000 décès prématurés, et en prolongement de la création de l'APA (allocation personnalisée d'autonomie) en 2001, une première vague d'efforts publics avait été engagée dans la décennie 2000. Les maisons de retraite ont été modernisées, leurs moyens de médicalisation ont été considérablement accrus. Il est sage de se souvenir du chemin parcouru en moins de vingt ans dans la qualité de la prise en charge, à l'heure où l'Ehpad bashing est devenu sport national. Assurément, ce n'était pas mieux avant. Mais les moyens pour vieillir dignement à domicile, qui demeure l'aspiration majoritaire, comme le renforcement des moyens humains en établissement, n'ont pas suivi le rythme de l'évolution des situations de dépendance. Et la question du reste à charge des familles, écho direct aux attentes en matière de pouvoir d'achat, est devenue prégnante, s'invitant quasi systématiquement dans les réunions et revendications du grand débat national, avec une convergence inattendue entre gilets jaunes, blouses blanches et cheveux gris.

Des pistes de financement

Le président de la République avait répondu en juin 2018 au mouvement de grève dans les Ehpad par une annonce massive, en ressuscitant la piste de la création d'un nouveau risque de protection sociale consacré à la prise en charge de la perte d'autonomie. Une consultation nationale et le rapport de Dominique Libault remis en mars 2019 à Agnès Buzyn 1 ont dressé un utile état des lieux et dessiné plusieurs dizaines de pistes d'amélioration stimulantes, avant une loi promise pour l'année 2020. Mais comme, en France, tout commence et tout finit par un débat fiscal, c'est aujourd'hui autour du niveau et surtout des modalités de financement de cette réforme que la question se cristallise. Actuellement, le pays consacre 24 milliards d'euros de dépenses publiques chaque année pour la dépendance. Le rapport Libault table sur une nécessaire augmentation de cette dépense publique de 35 % à l'horizon 2030, soit 9,2 milliards d'euros de plus (et, dès 2024, plus 6,4 milliards, dans une fourchette des besoins à financer que l'on peut juger plutôt basse). Aujourd'hui, les passions se déchaînent sur les sources de financement possibles. Le rapport Libault a confirmé l'immaturité d'un financement principalement assis sur des assurances privées. Dès lors, la question des modalités d'un financement public se pose. Ce financement pourrait prendre la forme d'impôts ou de cotisations supplémentaires : une nouvelle « journée de solidarité » (mais ce prélèvement obligatoire nouveau pour les entreprises comme pour les salariés ne rapporte que 1,2 milliard d'euros pour la dépendance, raisons pour lesquelles le rapport Libault écarte cette piste); l'augmentation des droits de succession sur les héritages les plus importants; une contribution sur le capital (« une journée de solidarité sur le patrimoine »). Ou il pourrait prendre la forme d'un allongement du temps de travail (avec l'étonnante possibilité avancée par le Premier ministre, mais non évoquée dans le rapport Libault, de repousser l'âge légal de départ à la retraite pour financer la dépendance, en liant de manière incongrue deux sujets distincts - les retraites et la dépendance).

Autant de pistes dont les difficultés de faisabilité politique comme de rendement budgétaire contrastent singulièrement avec la proposition de réaffectation des ressources dédiées au remboursement de la dette sociale. En 2024, la Cades (Caisse d'amortissement de la dette sociale, créée en 1996) aura rempli sa mission : rembourser la totalité de la dette accumulée de la Sécu avant et après 1996, soit près de 245 milliards d'euros. Elle a pu le faire grâce aux ressources qui lui étaient affectées : la contribution à la réduction de la dette sociale (CRDS), au taux de 0,5 % sur l'ensemble des revenus, et une fraction de la CSG (0,6 %). Ainsi, en 2024, près de 20 milliards seront devenus disponibles et nul doute qu'un consensus politique pourrait se construire pour utiliser une partie de ces ressources (de l'ordre de 10 milliards) pour financer la dépendance. Ce qui présente l'avantage de ne pas augmenter les prélèvements. C'est d'ailleurs cette proposition, que je défends de longue date, qui est privilégiée par le rapport Libault.

Une nécessaire mobilisation collective

Ce légitime débat sur les modalités de financement ne doit cependant pas occulter l'essentiel. Si la question de l'ampleur des financements publics à mobiliser est cruciale, elle n'est pas la seule pour réussir la révolution de la longévité. Il convient de partir des besoins des personnes âgées et de leurs proches, dont la parole doit être plus et mieux entendue. Et surtout d'entraîner la société tout entière. Car le meilleur vieillissement est celui dont les effets invalidants sont anticipés, et ainsi potentiellement évités. C'est le sens d'une politique qui privilégie la prévention et qui s'appelle adaptation de la société au vieillissement.

Ce changement de paradigme, qui a donné son nom à la loi votée en 2015, n'en est qu'à ses débuts. Il est indispensable, sinon nous connaîtrons une crise du vieillissement. Tous les acteurs publics et privés, notamment les entreprises, ont à juste titre posé depuis plusieurs années la question de la transition énergétique et climatique, examinant si et comment leur activité était « éco-responsable » et comment l'impératif de développement durable impactait les biens et services qu'ils proposaient, voire pouvait constituer un levier de croissance et de progrès. De même, la transition digitale a évidemment bousculé l'ensemble des organisations qui ont cherché à en anticiper les conséquences et les opportunités. En revanche, la transition démographique demeure l'impensé des politiques publiques et privées, alors même que ses effets seront tout aussi massifs. Et tous seront concernés : logement, mobilité, grande distribution et commerce, accès aux soins, loisirs et culture, assurance. Tous les opérateurs publics et privés doivent revisiter leur action à l'aune du vieillissement. Dans notre rapport « Les personnes âgées en 2030 »2, nous avons insisté sur la triple massification du vieillissement : celle des retraités actifs et autonomes; celle des personnes âgées fragiles; celle des personnes âgées dépendantes. Et sur la demande diversifiée que cette triple massification va générer. Dans une société où les prescripteurs demeurent les millenials, mais où l'essentiel de la consommation procède des plus de 55 ans dans bien des secteurs (assurances, santé, alimentation, équipement du foyer, loisirs), et dans un pays attaché à l'égalité d'accès aux services publics, il n'est pas tenable de ne pas anticiper ce besoin d'adaptation et de laisser en marge une partie croissante de la population. Et les acteurs privés doivent jouer un rôle aussi essentiel que la puissance publique.

Les entreprises interrogées

Pourtant, la prise de conscience est balbutiante. Un sondage 3 confirme ce décalage, voire cet aveuglement. Les dirigeants d'entreprise de plus de 50 salariés sont majoritairement convaincus du fait qu'à l'horizon 2050, les consommateurs seront différents de ceux d'aujourd'hui (63 %) et que la population sera plus âgée (60 %). Ainsi, ils identifient clairement le vieillissement démographique comme un enjeu important pour les années à venir (94 %), et pour leur entreprise en particulier (70 %). Mais cette conscience de l'enjeu ne débouche pas sur une anticipation ou une adaptation de leur activité : 60 % des dirigeants déclarent qu'il est difficile pour les entreprises de l'anticiper, et 65 % d'y répondre de manière adaptée. Seuls 28 % d'entre eux indiquent que leur entreprise a déjà mis en place une stratégie pour s'adapter au vieillissement, principalement en développant de nouvelles gammes ou offres dédiées aux consommateurs seniors (34 %). Surtout, loin de voir là une potentialité de croissance, la plupart des dirigeants considèrent que le vieillissement démographique entraînera une difficulté pour l'économie dans son ensemble (56 %). Mais ils ne voient dans la transition démographique pas plus une difficulté (21 %) qu'une opportunité (20 %) pour leur entreprise, la majorité d'entre eux jugeant que cela n'aura pas une grande incidence sur leur activité (58 %).

Tout est donc à construire. Les acteurs les plus mobilisés sont évidemment ceux dont le vieillissement constitue un levier de croissance premier. Ce sont les acteurs de la « silver économie » qui se structurent depuis quelques années, et qui développent des réponses innovantes pour accompagner les plus fragiles et les dépendants. Mais chaque entreprise devrait se poser la question. Non pas de savoir si elle est silver friendly, dans une approche strictement marketing. Tous s'accordent d'ailleurs à considérer que les seniors eux-mêmes sont réticents à privilégier des biens et des services désignés comme spécifiques, jugeant l'approche trop stigmatisante (« le vieux, c'est l'autre »). L'enjeu est ailleurs. Dans la conception de biens et de services accessibles à tous, pour lesquels l'âge ne constitue pas un obstacle d'appropriation et d'emploi. Il est question ici de design universel, de biens et services pensés et conçus intrinsèquement pour tous les âges, tous les usages, tous les partages. Ce qui suppose aussi de les construire avec ces futurs usagers âgés, dans leur diversité. Penser aux plus fragiles dans la conception d'un produit, d'un service, d'un aménagement bénéficie au plus grand nombre.

Penser l'impact du vieillissement sur l'entreprise, c'est aussi accompagner et soutenir ses propres salariés quand ils deviennent aidants de leurs parents devenus dépendants. C'est aussi questionner la manière dont la communication de l'entreprise s'adresse aux plus âgés, dans la publicité, le marketing, les mots.

Le volontarisme local avant la contrainte normative

Il y a ici un formidable potentiel de développement, à l'origine duquel les acteurs publics et privés doivent être. De manière volontaire plutôt qu'imposée. À terme, il faudra peut-être passer par la contrainte. Comme il a fallu dans le cadre de la transition énergétique des normes HQE, peut-être faudra-t-il un jour pour la transition démographique des normes « HQ vieux », pour être certain, par exemple, que les nouveaux logements livrés intègrent les dispositifs de prévention des chutes (la première cause d'accident domestique chez les personnes âgées, à l'origine de plus de 7 000 décès par an). Mais je suis convaincu que le volontarisme des acteurs pour répondre à une demande sociale croissante et inéluctable sera plus efficace que la contrainte normative. C'est vrai également à l'échelle locale, parce que le vieillissement s'inscrit d'abord et avant tout dans un territoire, celui de la proximité, de son village, de son quartier, de son voisinage, pour l'accès aux soins, aux transports, aux commerces et aux services publics, ce sont les maires qui seront en première ligne pour y répondre. Et de la même manière qu'ils ont tous inventé des politiques de la jeunesse dans les années 1970, ils seront à la pointe pour construire des politiques de la vieillesse, plus imaginatives qu'un colis de Noël ou un banquet des seniors. C'est comme ensembliers et aménageurs de l'espace public qu'ils seront le plus sollicités, et qu'ils peuvent faire la différence. Des solutions globales doivent leur être proposées, pour accompagner la nécessaire adaptation des logements, diversifier le parcours résidentiel (avec des solutions innovantes de résidence autonomie, de résidence services, de colocation, d'habitat partagé). Ainsi par exemple, voir la ville avec un oeil de vieux conduira immanquablement à réintroduire dans l'espace urbain les bancs publics, qu'on a ôtés au nom de la sécurité et de la tranquillité publiques, mais qui sont si indispensables pour la déambulation des plus âgés (comme le sont aussi les toilettes publiques).

Claude Lévi-Strauss, à la fin de sa longue et dense vie, dans un propos devant des médecins et gériatres que m'a rapporté Olivier Guérin, le président de la Société française de gériatrie et de gérontologie, qualifiait l'allongement de l'espérance de vie de « phénomène anthropologique aussi important que la sédentarisation au néolithique ». Il nous revient d'être au rendez-vous, au moment où les premières générations de baby-boomers arrivent aux âges avancés

  1. https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_grand_age_autonomie.pdf.
  2. Jérôme Guedj, Luc Brousy, Anna Kuhn-Lafont, « Les personnes âgées en 2030 », Matières grises, septembre 2018 (https://www.ehpa.fr/pdf/think_tank_rapport.pdf).
  3. « Conscience, anticipation, action : quelle posture des dirigeants d’entreprise face au vieillissement démographique ? » enquête Harris Interactive pour Malakoff Médéric. Enquête réalisée par téléphone du 17 au 27 janvier 2017 ; échantillon représentatif de 353 dirigeants d’entreprises (DG, DGA, DRH, DAF, directeurs marketing…)de 50 salariés et plus.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-7/adapter-vraiment-la-societe-au-vieillissement.html?item_id=5702
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