Florent ORSONI

Directeur du design lab Ville durable, École de design Nantes Atlantique.

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La conception universelle au service de l'autonomie de tous

Les deux thèmes de l'accessibilité et du handicap ne doivent pas être uniquement traités à partir de contraintes normatives pesantes. Afin de promouvoir l'autonomie et de prévenir la dépendance, il importe de mettre en avant la logique de conception universelle. Il en va de logements et d'espaces publics utilement adaptés, de villes et de vies meilleures, pour les personnes handicapées et pour les aînés, mais en réalité pour tout le monde.

La notion d'accessibilité pour tous a été introduite par la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Elle se traduit par une obligation de mise aux normes de bâtiments recevant du public, et par des exigences renforcées pour l'habitat et pour la voirie.

Cette ambition est souvent associée à une autre notion, celle de conception universelle, traduction française du mouvement universal design, développé aux États-Unis et au Japon notamment, ou encore du design for all européen. Il s'agit, selon la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l'ONU, adoptée en 2006, de « la conception de produits, d'équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure possible, sans nécessiter ni adaptation ni conception spéciale ».

Selon l'architecte américain Ronald Mace, fondateur du Center for Universal Design, sept principes guident la conception universelle : utilisation égalitaire ; flexibilité d'utilisation ; utilisation simple et intuitive ; information perceptible ; tolérance pour l'erreur ; effort physique minimal ; dimensions et espace libre pour l'approche et l'utilisation.

Au-delà de ces principes fonctionnalistes qui sont souvent les conditions d'un « bon design », une telle approche universelle pose l'accessibilité comme n'étant pas spécifique aux personnes handicapées, âgées ou non, mais utile au plus grand nombre. Si le principe est vertueux en apparence, il est porteur d'une contradiction qui a expliqué la lenteur de sa mise en application en France.

Le temps contraint de mise aux normes des établissements recevant du public (censée être achevée en 2015) exigeait probablement des réponses immédiates, spécifiques et à moindre coût, comme l'adjonction d'une rampe sur un escalier ou l'ajout d'une entrée secondaire pour permettre un accès aux personnes en fauteuil roulant. Or, la conception universelle aurait pu apporter une réflexion différente sur un changement d'entrée et une redistribution des circulations. On peut dire que l'approche d'accessibilité consistant à « enlever les barrières » a été privilégiée, face à l'urgence liée à l'impossibilité d'accès à certains services.

Le dispositif des agendas d'accessibilité programmée (Ad'AP), institué en 2014, a certainement permis un rattrapage spectaculaire du retard de la France. Mais la conception universelle peut et doit revenir au goût du jour au regard aussi de la prise en compte d'un phénomène démographique majeur : le vieillissement de la population.

La corrélation entre perte d'autonomie et vieillissement, qu'il s'agisse des questions de vision ou de dégénérescence physique, est attestée. Faut-il pour autant parler de handicap ? La personne âgée n'est pas forcément handicapée ou reconnue comme telle et souhaite encore moins être catégorisée ainsi.

Éviter de faire rimer vieillissement, handicap et désignation négative consiste, dans l'aménagement des espaces, à déployer des équipements faciles d'usage pour tous, pas spécifiquement pour les personnes handicapées. Il s'agit de changer d'approche : de passer du spécifique (accessible) et forcément stigmatisant, à « l'universel », qui permet de gagner en confort pour tous.

Logement : penser adaptabilité plutôt qu'accessibilité

Penser qu'il existe des configurations « universelles » et donc une seule forme d'accessibilité pour le logement des personnes handicapées ou en perte d'autonomie relève d'une méconnaissance profonde de la diversité de la nature des problèmes et des besoins, tant chaque situation est particulière. La question de l'adaptabilité est, à bien des égards, primordiale pour couvrir différentes situations de vie et de handicap. L'état de dépendance, par exemple, nécessite des chambres plus larges pour circuler autour d'un lit médicalisé. Il peut s'agir également de prévoir des possibilités d'accueillir chez soi une personne dépendante tout en garantissant une certaine autonomie, en transformant par exemple deux chambres d'enfants en studio.

Les évolutions sociales générales — extension du travail à domicile, progrès de la location par l'intermédiaire de plateformes — rendent nécessaires la construction de logements évolutifs. L'intérêt de cette approche plus globale (parler d'« évolutivité » de l'habitat par rapport aux situations de vie), plus « universelle » et moins stigmatisante que le vieillissement, permet d'embrasser un large spectre de situations avec des connotations moins négatives voire très positives. Les débats qui ont agité la sphère médiatique autour du logement accessible et adaptable (trop cher, perte d'espace) relèvent au mieux d'un manque d'ambition, ou d'une méconnaissance des situations de vie et des rapides changements économiques qui peuvent entraîner des mutations profondes dans la configuration des logements.

Au sujet de l'adaptabilité, trois principaux défis sont à prendre en compte :

  • comment encadrer l'adaptabilité ? C'est la première question à se poser car, dans certains cas, les logements dits « adaptables » procèdent d'une adaptation à coûts passablement importants, quand il faut déposer un plancher surélevé par exemple ;
  • comment innover et intégrer de meilleurs matériaux à moindre coût ? Il faut revoir la performance des produits pour que l'adaptabilité soit aisée et sans détérioration du confort ;
  • comment mieux faire collaborer les corps de métier et travailler sur les usages ? Le renforcement de la cloison murale pour intégrer une barre d'appui est un exemple connu, mais on connaît moins la nécessité de prévoir des réseaux d'eau pour modifier facilement les configurations des sanitaires et des réseaux électriques pour des appareils d'assistance ou des positionnements d'éclairage. L'accessibilité passe par des questions particulièrement techniques, car il s'agit d'anticiper des évolutions des usages dans le cadre bâti.

La prise en compte de besoins fonctionnels est en fait radicalement insuffisante : il faut articuler accessibilité et adaptabilité aux grands enjeux sociétaux, sortir du spécifique au profit d'une flexibilité accrue. En un mot, sortir de la logique de l'accessibilité liée au handicap au profit d'une logique d'adaptabilité incarnant une conception plus universelle. La tentation reste néanmoins grande de proposer, sous prétexte d'adaptabilité, une mise en accessibilité impossible ou très onéreuse. C'est pourquoi la notion doit être mieux définie, objectivée, voire normée. Afin de réussir la transition vers un logement qui permette effectivement de maximiser l'autonomie et de prévenir la dépendance.

L'accessibilité universelle dessine la ville de demain

Aujourd'hui, de nombreux espaces publics sont adaptés à la circulation automobile, et peu à la circulation piétonne. Le manque d'accessibilité est souvent synonyme de manque de sécurité, situation qui amène des personnes âgées à ne plus sortir de chez elles. Au prisme de l'accessibilité, il y a là aussi urgence à repenser la qualité des espaces publics au profit du piéton. On parle bien ici d'une accessibilité aussi « universelle » que possible. Les abaissés de trottoir, profitables aux personnes en fauteuil roulant, sont aussi particulièrement pratiques, pour une catégorie plus large de personnes dites à mobilité réduite (personnes en fauteuil, mais aussi personnes encombrées). De même, les qualités d'éclairage renforcées pour les déficients visuels, ou encore le meilleur marquage des traversées permettent d'associer exigences de sécurité et d'accessibilité.

Les transports en commun profitent également de l'accessibilité plus « universelle » : l'absence de marche à l'entrée du tramway augmente leur cadencement et diminue les temps d'arrêt. Dans une approche plus prospective, les assistants de mobilité ou de livraison, transporteurs robotisés de charges actuellement développés entre autres par La Poste, peuvent profiter d'une meilleure lisibilité des espaces (signalétique) et des facilités de déplacements offertes par les rampes. En un mot, l'accessibilité universelle n'est pas qu'un effet de mode mais bien dans l'air du temps d'une ville plus facile à vivre et largement débarrassée de la congestion automobile.

Dans un registre complémentaire, le virage opéré ces dernières années en faveur de l'accessibilité des musées est spectaculaire 1. Le château de Versailles est particulièrement exemplaire en la matière. Le monument a d'ailleurs accueilli en 2011 un séminaire européen consacré à l'accessibilité du cadre bâti ancien protégé. Là encore, des solutions universelles sont particulièrement riches et renouvellent la visite. Dans le cas des salles du Petit Trianon par exemple, seul le rez-de-chaussée est accessible à tous. Une salle immersive est proposée aux visiteurs qui ne peuvent pas accéder à l'étage, permettant de vivre une expérience différente. Ici, l'accessibilité a été l'opportunité de développer un autre mode de visite. De même, pour les déficients visuels, l'ajout de plans en trois dimensions, nécessaires pour comprendre des espaces complexes, est un atout pour l'explication et la compréhension des espaces. L'accessibilité aux œuvres ne se définit pas comme un accès réservé aux personnes handicapés ou en perte d'autonomie, mais comme le point de départ d'une réflexion autour d'une offre et d'une compréhension améliorée pour l'ensemble du public.

Ces exemples montrent qu'une vision plus universelle de l'accessibilité dépasse la contrainte réglementaire. De la sorte, on passe d'une logique de rattrapage social à une logique d'investissement global pour une meilleure qualité de vie ou d'expérience. Cette logique constitue souvent le point de départ d'une vision innovante de la ville, des services, des transports. Elle est synonyme d'ouverture et fournit un puissant levier pour réinventer l'offre.

L'accessibilité universelle,vecteur d'innovation

Dans son ouvrage L'esprit design 2, référence en matière d'innovation et de design, le consultant Tim Brown définit l'innovation comme découlant de l'observation des usages et en particulier des « usagers extrêmes ». Si cette formulation est un peu maladroite (on préférera parler d'« usages extrêmes »), elle montre bien que les questions posées par le handicap et, plus globalement, par la perte d'autonomie, révèlent des défaillances et des mauvaises conceptions. Il peut s'agir aussi d'opportunités à saisir. Nombre d'innovations (télécommandes, mais aussi téléphones à qualité sonore améliorée) sont dues à une expertise d'usage liée aux personnes handicapées ou dépendantes.

Travailler pour l'accessibilité consiste à mieux se poser la question d'un service au regard d'une diversité d'usagers et d'inclure ceux-ci dès les premières étapes de la conception. Des tests par des personnes en situation de handicap visuel par exemple permettent d'améliorer la sécurité de produits (notamment des plaques de cuisson dans les cuisines). Ce travail sur les usages, sous forme de tests, implique de nouveaux outils de partage et de suivi, notamment dans le bâtiment, et de nouvelles coopérations, car les besoins dépassent souvent les problématiques de métier. L'adaptation exige par ailleurs de la finesse. Cette approche, nécessairement plus précise et plus exigeante, qui est celle du design d'expérience par l'utilisateur, est nécessaire et constitue un vrai défi à intégrer dans différentes formations.

Les perspectives démographiques imposent de relever dès aujourd'hui tous les défis d'une accessibilité universelle à l'échelle des villes et des produits. Il est urgent de commencer dès maintenant à travailler autrement pour mieux concevoir afin de mieux inclure les différents usagers, au risque sinon de voir exploser des situations de dépendance insoutenables et indignes. Ces défis d'une meilleure prise en charge de la dépendance tombent bien : l'approche de l'accessibilité universelle permet de faire rimer exigence des usagers et qualité des espaces dans une logique centrée sur les besoins de la diversité qui compose la société. Il y a là une vision humaine et de long terme, plus compatible avec des exigences de durabilité qui prennent mieux en compte différents utilisateurs. Et qui confère une vraie valeur ajoutée en termes de qualité de l'habitat, d'expériences sociales ou encore de déplacements urbains. De vie, tout simplement.



  1. Le site http://www.accessibilite-patrimoine.fr, soutenu par le ministère de la Culture, recense les bonnes pratiques dans ce domaine.
  2. Tim Brown, L'esprit design. Comment le designthinking change l'entreprise et la stratégie, Pearson, 2014.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-7/la-conception-universelle-au-service-de-l-autonomie-de-tous.html?item_id=5693
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