Pascal BRUCKNER

Écrivain et philosophe.

Partage

Les communautarismes à l’assaut de la démocratie

Face aux communautarismes, la démocratie est à la peine. Un droit vengeur, au service des multiples minorités, s’étend. Ciblant principalement l’homme blanc, il conduit la communauté des citoyens à l’éclatement. Le projet démocratique d’émancipation individuelle butte sur les revendications de reconnaissance et de protection de toutes les communautés.

Contrairement aux espérances de 1989, ce n’est pas la raison et encore moins la modération qui l’ont emporté après la chute du Mur. Une autre idéologie a remplacé les promesses de salut portées par le socialisme réel pour recommencer la bataille sur de nouvelles bases : la race, le genre, l’identité, en d’autres termes le communautarisme. Pour trois discours, néoféministe, antiraciste, décolonial, le nouveau combat oppose désormais les majorités aux minorités, en d’autres termes l’homme blanc, réduit à sa couleur de peau, et les autres. C’est lui le pelé, le galeux, responsable de tous les maux. Rien a priori ne rapproche ces trois rhétoriques sinon la figure du maudit, le mâle blanc hétérosexuel qui fédère des aversions identiques. Dans les années 1960-1970, les départements de philosophie, littérature, sociologie des universités américaines furent inondés, pour le meilleur et pour le pire, de discours déconstructionnistes venus de l’Hexagone, la french theory. Voilà que l’Amérique nous renvoie quarante ans après des philosophies jadis nées en Europe et que nous embrassons aveuglément par ce qu’elles sont estampillées made in USA. Ce poststructuralisme nous est réexpédié avec armes et bagages sur notre sol. Mais le contresens est total : là où les philosophes français voulaient dissoudre les identités, l’idéologie woke (« l’éveillisme ») les renforce. Chacun est incarcéré dans son épiderme, son origine, son orientation sexuelle, sans aucun moyen d’en réchapper. En ces temps de désarroi des gauches européennes écartelées entre un communisme moribond et une social-démocratie aux abois, l’idéologie identitaire en provenance du Nouveau Monde sert de bouée de sauvetage.

Expansion des communautarismes

L’Amérique qui est venue sauver l’Europe en 1944 et incarnait alors l’alliance de la modernité, de la liberté et de la prospérité, cette Amérique-là est morte, rongée par l’isolationnisme et le racialisme. Elle se tient face au Vieux Monde non comme une solution à adopter mais comme un échec à ne pas reproduire. L’Amérique combat la ségrégation par une sorte d’apartheid officiel, en réduisant chacun à ses origines au mépris de toute analyse sociale. Avec cette dérive qui frappe les gauches européennes, on a le sentiment d’un mauvais remake des années 1960, mais à l’envers. Ce qui frappe, c’est son pessimisme anthropologique. Il y a eu dans l’histoire récente de grandes périodes de dégel, 1936, mai 1968 ou la perestroïka ; aujourd’hui la recongélation est de retour, on verrouille, on incarcère. Le projet démocratique d’émancipation du genre humain a disparu car il n’y a plus de genre humain, seulement des ethnies, des espèces, des communautés qui s’affrontent, chacune essayant d’accaparer à son profit le statut de victime. Les combats de l’après-guerre se déroulaient sous l’égide d’une humanité rassemblée : l’anticolonialisme avait pour but de libérer en même temps le colon et le colonisé pour les arracher à une relation d’assujettissement réciproque ; le féminisme voulait instaurer une égalité économique autant que symbolique entre hommes et femmes ; quant à l’antiracisme, il demandait le respect des populations d’origines diverses dans un contexte de forte immigration et dans une Europe traumatisée par le souvenir du nazisme. Quoi de plus noble que ces idéaux? Qu’en reste-t-il? Un rictus haineux qui ressortit à la vengeance plus qu’à la générosité. C’est ce retournement du progressisme en obscurantisme qui est frappant. Le communautarisme, la division de la société en tribus étanches et hostiles les unes aux autres vient en lieu et place d’un peuple qui n’existe plus.

C’est donc dans les démocraties occidentales, où les droits des minorités et des femmes sont les mieux respectés, que l’on proteste le plus contre la violation des libertés fondamentales. La conscience des iniquités s’accroît à mesure que ces iniquités s’effacent. Celles qui restent sont vécues comme intolérables. Qui est notre ennemi? Non pas les dictatures ou les autocraties mais le régime parlementaire qui nous accorde le maximum d’autonomie. Peut-être se situe-t-on là dans le prolongement de la fameuse loi de Tocqueville : un peuple se soulève quand sa situation s’améliore, non quand elle empire. « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande. » Ce sont les réformes et les progrès qui suscitent les révolutions, non la misère. Avec ce mécanisme archaïque ressuscité sous la forme du bouc émissaire blanc, on a quitté l’espace universaliste de la gauche, on braconne sur les terres de l’extrême droite en croyant la combattre puisqu’on partage avec elle la même haine des Lumières, de la croyance dans l’unité du genre humain. Le grand défi de toute lutte politique est de ne pas ressembler à son ennemi.

Néoféminisme, décolonialisme, indigénisme

Une vaste entreprise de rééducation est en marche, à l’université, dans les médias, qui demande à ceux qu’on appelle « les Blancs » de se renier. Il y a trente ans, il restait assez de raison à droite et à gauche pour rire de ces insanités. La dernière fois que l’on avait subi la propagande de la race, c’était avec le fascisme dans les années 1930 : la disqualification a priori d’une partie de la population. On était vaccinés, merci. Cela nous revient d’outre-Atlantique déguisé en son contraire, l’antiracisme avec de nouveaux protagonistes, et trouve un écho jusqu’au Parlement européen. Les professeurs de honte, néoféministes, décoloniaux, indigénistes voudraient nous prouver que notre mode de vie est fondé sur une exploitation effroyable des peuples et que nous devons nous repentir. Soudain toute une partie du monde occidental se découvre abominable, sous le regard de certaines minorités : comme Monsieur Jourdain était un prosateur malgré lui, nous sommes des criminels sans le savoir, par le simple fait d’être venus sur cette terre. Pour nous, exister c’est d’abord expier.

Si la réconciliation est impossible, si Noirs et Blancs, hommes et femmes ne peuvent plus vivre ensemble, que reste-t-il? La séparation définitive ou le régime de la dénonciation permanente sous la houlette d’une armée de juristes, chargés d’arbitrer les différends. Fini les distinctions entre riches et pauvres, privilégiés et démunis, les joutes électorales, vous voilà définis a priori non pour ce que vous faites mais pour ce que vous êtes dès la naissance. La prédominance du racial sur le social, de l’ethnique sur le politique, du minoritaire sur la norme est contemporaine de l’explosion du procès comme drame total avec ses trois protagonistes : les plaignants, les juges et l’avocat. On n’est plus dans le rapport de force classique, un combat en vue d’un résultat, mais dans un prétoire où l’issue dépend de l’habileté rhétorique des parties et du poids de l’opinion. Le tribunal est devenu la vérité de toutes les luttes, y compris la lutte des classes, désormais soumise à sa juridiction. Il enrôle même l’État sous sa bannière, il est le seul dénominateur commun d’un monde divisé et qui ne se rassemble plus autour des conflits politiques mais des victoires judiciaires, comme aux États-Unis, démocratie juridique autant que parlementaire où la Cour suprême joue le rôle d’arbitre en dernière instance.

Les hommes et les femmes : comment imaginer une possible concorde entre eux puisque l’homme, de par son anatomie, est voué à la violence et ne sait pas faire la différence entre faire l’amour et violer. Le pénis, comme le disaient les féministes américaines dès les années 1980, est une arme de destruction massive. C’est un glaive, une épée qui doit forcer. Doté de cette malédiction qui lui pend entre les jambes, l’homme n’a dès l’enfance qu’une obsession : tuer, annihiler. Faire l’amour pour un garçon est presque toujours synonyme de brutalité et pour une femme de souffrance. Le temps de l’innocence amoureuse n’a jamais existé : derrière les joutes érotiques, une guerre à bas bruit se livre chaque jour. Comme le conclut l’universitaire et professeure à Los Angeles, Laure Murat : « Nous vivons dans une société globalisée qui, rigoriste ou libérale, religieuse ou non, musulmane, juive, chrétienne, met les femmes en danger. » Donc toutes les femmes sont en danger, à Raqqa comme à Beverly Hills, à Goma comme dans le VIIe arrondissement de Paris, la grande bourgeoise comme la prolétaire. Vraiment?

L’homme, de par sa force physique est naturellement coupable, si bien qu’on ne peut le dissocier de sa faute. Le combat contre lui est juste : même si des innocents sont, par accident, accusés à tort de viol ou de harcèlement, c’est le prix à payer pour une croisade indispensable. De toutes façons, les femmes ont tellement de souffrances en retard depuis des millénaires qu’aucune injustice présente ne pourrait éponger cette dette : l’humanité entière est débitrice à leur égard et tuerait-on tous les garçons vivants qu’on ne saurait rembourser le genre féminin. Être victime pour une femme est un statut social, presque ontologique.

Et pareillement pour cette division du monde entre racisés (Noirs, Arabes, Indiens et parfois Asiatiques) et les autres, les Blancs. Le Blanc est raciste, quoi qu’il fasse, privilégié de par sa couleur de peau qui lui ouvre toutes les portes, lui accorde toutes les autorisations. C’est ce que soutiennent aux États-Unis Ibrahim X. Kendi et Robin DiAngelo, auteurs tous les deux de best-sellers retentissants et qui demandent aux Blancs de se reconnaître racistes, par nature, et de demander pardon. Dans le même ordre d’idées, le New York Times par exemple a décidé en juin 2020 d’écrire Noir avec une majuscule et blanc avec une minuscule pour réparer une injustice historique. Il s’agit là d’un simple paternalisme typographique, d’un baume cosmétique. Attention aux ruses de la raison pénitentielle : la ligne est fine, en ce domaine, entre la sincérité et la mascarade.

Les contradictions de l’antiracisme

L’antiracisme est pris depuis ses origines dans une contradiction explosive : contraint de proclamer l’universalité du genre humain, il doit le défendre jusque dans ses particularités. À un universalisme éthéré, il préfère un universalisme incarné. « L’humanité est une mais elle parle plusieurs langues, disait déjà Raymond Aron. Quiconque oublie l’un des deux termes retombe dans la barbarie. » On reconnaît là l’opposition entre les Lumières et le Romantisme : les premières font appel à l’Homme majuscule, dégagé de toute contingence géographique ou culturelle, le second à l’inverse entend retrouver les hommes de chair, ancrés dans leur terroir, leurs patries, leurs idiomes. L’humanité doit éviter le double cauchemar de l’uniformité et de la balkanisation. Songeons que la théoricienne américaine Iris Young est allée jusqu’à proposer une citoyenneté différente pour chaque minorité, avec des droits, un code civil et un code pénal divergents, parachevant l’éclatement de toute communauté nationale.

Toute l’ambiguïté du communautarisme vient de ce qu’il incarcère, au nom des meilleures intentions, les êtres dans un mode de vie, des traditions dont ils aspirent bien souvent à s’émanciper. Les politiques de l’identité réaffirment la différence au moment où elles prétendent asseoir l’égalité, reconduisent au nom de l’antiracisme les antiques partis pris attachés à la race ou à l’ethnicité. La protection des droits des minorités est aussi le droit pour chaque individu appartenant à ces minorités de s’en retirer sans dommages, par l’indifférence, l’oubli des solidarités claniques ou familiales, de se forger un destin qui lui soit propre sans reproduire ce que ses parents lui ont légué. C’est donc le droit d’exister à titre de personne privée, de devenir quelqu’un qui ne se déduit pas de ses racines, mais imprime à sa vie le sens qu’il entend lui donner.

C’est exactement ce que doit signifier l’émancipation républicaine : la promotion sociale et l’oubli des déterminismes biologiques, culturels, l’arrachement aux stéréotypes qui enferment les personnes dans des rôles préétablis. Tâche immense et qui est le défi et la grandeur du projet démocratique.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/les-communautarismes-a-l-assaut-de-la-democratie.html?item_id=5823
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article