Élisabeth LÉVY

Journaliste et essayiste. Directrice de Causeur.

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Le débat est un combat

D’essence éminemment démocratique, le débat pâtit aujourd’hui d’un niveau plutôt faible et de condamnations de principe. Un chantage idéologique ambiant condamne les positions iconoclastes, tout en valorisant les « vertueuses ridicules ». Ce qui devrait être dispute civilisée se résume souvent à l’insulte dépréciative ou au courroux moralisateur. Or, la démocratie commande la raison et le pluralisme. Continuons donc le débat!

Il suffit d’ouvrir son poste – comme disait ma grand-mère – pour le constater : le débat est partout. Comme l’écrivait déjà en novembre 2003 le regretté Philippe Muray, « le débat court les rues, les ondes, les chaînes, les plateaux, les chaumières, les châteaux. Il n’y a plus que cela » 1. On débat entre candidats ou candidats à la candidature, entre journalistes, entre universitaires – on appelle cela un colloque – et, désormais entre médecins. Bien sûr, on débat aussi entre représentants respectifs de toutes ces catégories. On débat au Parlement et au bureau, au bistrot et en famille – en langage commun, ça s’appelle une engueulade. On débat sur la gauche, la droite, la France, l’Europe, le vaccin, le passe sanitaire, l’immigration, la désindustrialisation, la crise de l’école, l’islam, la laïcité, la corrida, le cholestérol et la coiffure (liste évidemment non exhaustive). On débat sur le débat. Sans parler du « grand débat national », imaginé par Emmanuel Macron comme issue à la crise des Gilets jaunes, qui n’avait rien d’un débat et tout d’une performance présidentielle. Ajoutons qu’il existe depuis 1995 une Commission nationale du débat public, chargée d’organiser les concertations prévues avant certaines opérations d’aménagement ou de construction, et que, si vous tapez le terme « débat » sur un moteur de recherche, vous tomberez sur des organismes qui se proposent, moyennant finances évidemment, de vous former au débat.

Débat permanent, débat démocratique?

On se trouve immédiatement confronté à un paradoxe de notre temps. S’il est un sentiment partagé, au-delà des clivages idéologiques et des distinctions sociologiques, c’est que le débat est interdit, confisqué. « Peut-on encore débattre en France? » s’interrogeaient d’éminents intellectuels dans le Figaro en 2003, la réponse étant largement contenue dans la question. Un an plus tôt, l’entre-deux-tours de la présidentielle avait donné lieu à un « débat » lunaire, où les professeurs incitaient les élèves à manifester contre un danger qui n’existait pas (la victoire de Le Pen n’ayant jamais été une possibilité réelle) tandis que France Inter se prenait pour Radio Londres – la Résistance en l’absence de nazis, c’est bien rigolo. La série du Figaro constituait aussi une réplique au Rappel à l’ordre, livre publié en 2002 dans lequel Daniel Lindenberg clouait au pilori d’éminents intellectuels, comme Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Pierre Nora, accusés de virer à droite et, plus significativement, de critiquer la démocratie, comme si la démocratie n’était pas, par définition, un régime qui admet et même appelle sa propre critique.

Vingt ans après, la thématique du débat impossible fait toujours florès. On ne peut plus débattre de rien, soupirent les professionnels du débat (y compris votre servante). On ne peut plus rien dire, renchérit le bon sens populaire.

Autrement dit, le débat permanent auquel nous assistons ne serait pas un débat véritable, c’està-dire une discussion argumentée et organisée, mais un ersatz, dans lequel des idées s’entrechoquent sans se rencontrer quand il ne vire pas purement et simplement au vacarme des subjectivités et des ressentis. Le sociologue Jean-Pierre Le Goff évoque une illusion, qui « ne consiste pas seulement à penser qu’on a changé les choses quand on a beaucoup discuté, mais aussi à croire que la démocratie signifie débattre pour débattre à n’en plus finir, en mettant tout le monde et tous les sujets sur le même plan, en laissant libre cours à la subjectivité débridée, à la dénonciation victimaire et au zapping » 2. Pourtant, il faut le rappeler, le suffrage universel, consubstantiel à la démocratie, n’a de sens que s’il se nourrit d’un débat entre citoyens éclairés. L’ennui c’est que, éclairés, ils le sont de moins en moins : à l’exception des sociologues patentés niant les réalités, il n’échappe à personne que, sur fond de désastre scolaire, le niveau baisse. C’est sans doute la première explication de la faiblesse du débat public.

Au-delà même de la démocratie, le regretté Roger Scruton remarquait volontiers que la « civilisation est une conversation » 3. Avant de définir les conditions de cette conversation, il faut essayer de comprendre les principaux obstacles qui, outre la baisse du niveau, empêchent sa tenue.

Interdits moraux et censures

S’agissant du champ du débat, autrement dit des sujets qui font débat, l’analyse achoppe sur un nouveau paradoxe.

Entre la fin des années 1970 et les années 2010, des pans entiers de l’action publique et de la vie sociale ont été soustraits au débat. C’est ainsi que, dans le texte de 2003 déjà cité, Muray écrivait : « Des horreurs à n’en plus finir, des inventions grotesques, des événements insensés et risibles, des convictions impayables et des bizarreries tératologiques entrent les unes après les autres dans le domaine sacré de ce qui ne fait plus débat. » On peut citer, pêle-mêle, l’immigration et tous les thèmes que l’on qualifie aujourd’hui d’identitaires, les « conquêtes féministes » telles que la parité, la filiation homosexuelle, la fête de la musique, Paris-Plage et même l’art contemporain. Certes, il s’est toujours trouvé des audacieux pour contester la doxa de l’époque, mais au prix d’un bannissement social. C’est ce qu’on a appelé le politiquement correct ou la bien-pensance, termes à vrai dire fort mal choisis, car ces interdits relevaient d’un chantage moral plutôt que d’un raisonnement politique, et qu’ils n’avaient rien à voir avec la pensée. En gros, quiconque contestait ces opinions tenues pour des vérités était considéré comme un ennemi du genre humain et menacé de perdre ses positions sociales. En effet, la sélection des sujets sur lesquels on a le droit de débattre se traduit naturellement par une liste noire des diables avec qui on n’a pas le droit de parler, les mauvaises pensées se propageant par capillarité. Il faut donc ériger autour d’eux un « cordon sanitaire », méthode qui a permis d’éliminer du débat public la frange des Français qui votait mal. Je ne partage pas tes idées et je ferai tout pour que tu ne puisses pas les défendre.

Cet appétit de censure et d’éradication n’a certes pas disparu : tous les quatre matins, on entend les grandes voix progressistes réclamer que l’on fasse taire l’un et que l’on sanctionne l’autre. On s’étrangle de rage parce qu’une pétition contre la glorieuse révolution #MeToo réunit, derrière Catherine Deneuve, une centaine de signatures, bien isolées pourtant dans le consensus dégoulinant. Il faut que la parole se libère, mais qu’elle marche au pas. Toutefois, ces braillements ont un peu perdu en efficacité : on peut être traité de facho, de réac, de populiste dans le Monde sans en subir la moindre conséquence. Cette évolution heureuse s’explique largement par l’apparition de nouveaux médias, venus troubler les prêches du clergé journalistique. Du reste celui-ci n’en revient toujours pas d’avoir perdu son monopole et fulmine régulièrement contre CNews et autres trublions. En 2002, Jean-Marie Colombani affirmait, pour s’en réjouir : « Le Monde fait peur. » Il y a belle lurette que le Monde a cessé d’être l’arbitre des élégances intellectuelles et morales et, qu’en conséquence, il ne fait plus peur à personne.

Cependant, le débat se heurte aujourd’hui à un obstacle symétrique : tout est matière à débat, y compris les lubies de la postmodernité qui devraient plutôt nous arracher un grand éclat de rire collectif. Ainsi discute-t-on désormais très sérieusement pour savoir si un être humain est soit un homme, soit une femme – que cette appartenance soit douloureuse pour certains et qu’ils veuillent et puissent désormais la modifier ne change rien à cette évidence : on naît homme ou femme et les fantasmes de fluidité infinie n’y peuvent mais. La scène originelle de ce nouvel âge du débat s’est déroulée en juin 2018 sur le plateau d’Arrêts sur images, site d’information dirigé par Daniel Schneidermann. Alors que celui-ci déplorait que son plateau fût exclusivement masculin, l’un des invités, un certain Arnaud Gauthier-Fawas, barbu au crâne dégarni, fit cette réplique : « Qu’est-ce qui vous permet de dire que je suis un homme? » Au lieu de pouffer et de lui répondre, par exemple, « ce que je suppose que vous avez entre les jambes », l’animateur, fort embarrassé, lui présenta quasiment des excuses. Trois ans après, on débattait de l’opportunité de faire entrer au dictionnaire le pronom iel à l’usage de ceux qui ne se sentent ni homme ni femme, ou peut-être un peu des deux ou ça dépend des jours.

Des règles de base

Pour débattre, il faut être d’accord sur les faits. Comment discuter de l’islamisme ou de la crise de l’intégration avec quelqu’un qui assène que « les territoires perdus n’existent pas »? Comment parler des mérites et des inconvénients du vaccin antiCovid à un interlocuteur convaincu que les firmes du Big Pharma veulent nous implanter des puces? L’amour du débat doit-il conduire à polémiquer avec des gens qui pensent que la Terre est plate?

Débattre suppose un monde commun qui ne peutêtre que celui de la raison. Or, l’oxymore « vérité alternative » révèle bien que ce monde commun n’existe plus. Dans la vie digitalisée, la parole de n’importe quel quidam a le même poids que celle d’un savant, et n’importe quelle ânerie accède au statut de « fait ». Il n’y a plus de distinction entre le savoir et la croyance, entre le professeur et l’ignorant.

En somme, le débat est doublement entravé par la volonté de censure et par le relativisme. Or, le nouveau progressisme, également appelé wokisme, une idéologie que le Monde, énamouré, définit comme « l’éveil à toute discrimination », réactualise ces deux modalités.

Le wokisme a en effet un bras armé, la cancel culture, ou culture de l’annulation. Toute personne osant braver la furie des minorités ou remettre en cause la transmission, de génération en génération, d’un statut victimaire qui permet à de lointains descendants d’esclaves de se prévaloir de la souffrance de leurs ancêtres, court le risque de se voir agrafer au plastron la lettre écarlate idoine : raciste, sexiste, négrophobe, transphobe ou islamophobe, on a l’embarras du choix. Or, sous le règne des réseaux sociaux, ces étiquettes infamantes peuvent entraîner une mise à mort sociale effective. Qu’il partage ou pas la détestation de la meute numérique, un employeur sera plus enclin à se débarrasser d’un salarié à la réputation encombrante qu’à jouer les résistants de la liberté d’expression. Le bad buzz est mauvais pour le business.

En même temps, la sacralisation du ressenti et de la souffrance individuelle, qui est le cœur de l’idéologie woke, rend pratiquement chimérique la discorde civilisée. Le 13 décembre 1948, la gauche intellectuelle, réunie salle Pleyel à Paris, s’interroge sur la possibilité d’une troisième voie entre atlantisme et communisme. « Il n’y a pas de vie sans dialogue », déclare alors Albert Camus, qui observe avec tristesse que le XXe siècle est celui de la polémique et de l’insulte. On a des raisons de penser que le XXIe est celui de la passion narcissique. Or, entre des subjectivités triomphantes, il ne peut pas y avoir de dialogue raisonné. Le débat, c’est la confrontation des points de vue, pas la compétition du malheur.

En somme, pour débattre, il faut être d’accord sur le désaccord, admettre que les idées les plus contraires aux siennes ont une légitimité – aimer, comme le commande Montaigne, « frotter sa cervelle contre celle d’austruy ». Au bout du compte, le secret et le sel de l’esprit démocratique peuvent se résumer à un mot : pluralisme.

Si ce goût des autres et de leurs idées nous fait cruellement défaut, c’est largement à cause de l’hégémonie culturelle de la gauche. Convaincue d’être le camp du Bien, d’avoir ontologiquement raison, elle s’est précisément employée, souvent avec succès, à disqualifier tous ceux qui ne pensaient pas comme elle. Il est remarquable que le parti de l’Autre, pour reprendre la pertinente formule d’Alain Finkielkraut, soit aussi rétif à l’altérité idéologique et que l’amour de la différence ne tolère pas les divergences d’opinion. De ce point de vue, il faut se féliciter que cette hégémonie soit désormais battue en brèche, même si cette nouvelle n’est pas parvenue au cerveau du sociologue-de-gauche Geoffroy de Lagasnerie. Le 30 septembre 2020, dans une interview désormais célèbre à France Inter, celui-ci assumait tranquillement d’interdire de parole les gens de droite. « Je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion. Je pense que la politique est de l’ordre de l’antagonisme et de la lutte. J’assume totalement le fait qu’il faut reproduire un certain nombre de censures en vérité dans l’espace public pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes. »

A contrario des sinistres idées de ce petit marquis de la rebellitude, pour débattre, il faut accepter la possibilité de bouger dans la discussion, donc admettre, par méthode et par principe, qu’il n’y a pas a priori d’opinions justes et injustes, se forcer à prendre au sérieux les opinions qui nous paraissent scandaleuses, ne serait-ce que pour les réfuter. En outre, la laïcité française, qui autorise la critique, voire l’insulte à l’égard des religions, oblige chacun à accepter que, dans l’espace public, ses croyances soient l’objet de moqueries et de caricature. Ce que Finkielkraut, encore lui, appelle la souffrance de la liberté. N’oublions pas qu’elle est loin d’égaler ses bienfaits.

Penser que l’autre est un salaud est confortable mais stérile. « Nul ne ment autant qu’un homme indigné », écrit Nietzsche. Rechercher la vérité, définir le bien commun, suppose de comprendre que les choses humaines sont rarement noires ou blanches. Heureusement, on ne croise pas un Hitler tous les quatre matins, en dépit de la propension de certains à nazifier leurs contradicteurs. Certes, contre les mous du genou et tous ceux qui s’effarouchent dès qu’une discussion est un peu vive, il faut défendre la possibilité d’échanges musclés. Reste que, dans l’espace démocratique, l’autre est un adversaire, pas un ennemi.



  1. « Il faudrait ne jamais… », article de Philippe Muray paru en 2003 dans le Figaro, repris dans son ouvrage Moderne contre moderne, les Belles Lettres, 2005.
  2. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Stock, 2016.
  3. Cité par Eugénie Bastié dans son passionnant ouvrage La guerre des idées, Robert Laffont, 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/le-debat-est-un-combat.html?item_id=5834
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