Jean-Vincent HOLEINDRE

Professeur de science politique à l’université Panthéon-Assas.

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Une brève histoire de la démocratie, d’Athènes à nos jours

Régime politique distinct historiquement de la monarchie et de l’aristocratie, la démocratie est à la fois un ensemble d’expériences et une promesse sans cesse renouvelée. Avec des débats toujours puissants sur les équilibres entre gouvernants et gouvernés, représentants et représentés, il s’agit de faire vivre le bien commun et la coexistence des deux grands principes de liberté et d’égalité.

Dans l’aire occidentale, la science politique a été fondée par Platon et Aristote au IVe siècle avant notre ère 1. Elle est animée par une question principale : identifier le meilleur régime politique pour gouverner la cité (polis), la communauté des citoyens. Par régime, il faut entendre l’architecture institutionnelle et les pratiques politiques qui encadrent la vie commune et permettent la réalisation du bien commun.

Dans ce cadre, la démocratie constitue une possibilité. La cité y est gouvernée par ses citoyens. Le peuple (demos), pris dans son ensemble (à l’exception notable des femmes, des métèques et des esclaves), se gouverne lui-même et exerce le pouvoir (kratos), au sens où il est considéré comme le souverain juge des actions et des décisions politiques.

Un régime parmi d’autres

Outre la démocratie, deux autres régimes sont possibles aux yeux de Platon et d’Aristote : la monarchie, qui est gouvernée par un seul (le roi) et l’aristocratie, qui est gouvernée par quelques-uns, les « meilleurs » (aristoï), se distinguant par l’hérédité et la compétence. La Constitution d’Athènes, qui nous est parvenue grâce à Aristote, s’inspire de l’exigence démocratique : la vie politique y est organisée autour d’un régime d’assemblées (l’ekklesia, la boulè), qui consacre la magistrature de la parole et l’impératif de délibération 2.

Pour autant, ce n’est pas la démocratie qui recueille les faveurs de Platon et d’Aristote. À leurs yeux, elle est une forme corrompue de la politéia, la république idéale. Les philosophes grecs voyaient dans le régime mixte, de tendance aristocratique, le mieux à même de combiner les aspirations des différentes strates de la cité. Ainsi, la cité idéale est un savant dosage entre les trois régimes disponibles. Rome, selon Cicéron, est parvenue à cet idéal en forgeant une république aristocratique, où les assemblées populaires, le Sénat et la magistrature consulaire épousent les tendances à l’œuvre dans toute communauté politique.

Par conséquent, les deux grands exemples antiques, Athènes et Rome, font de la démocratie un régime parmi d’autres : l’expérience de la démocratie athénienne, qui dura deux siècles, constitue un phare pour tous ceux qui aiment la démocratie, mais dans le monde grec, c’est plutôt l’aristocratie et la monarchie qui dominent, notamment à Sparte. Quant à Rome, elle développe certaines pratiques qui ont inspiré nos conceptions démocratiques modernes, notamment l’inclusion des coutumes étrangères dans la culture dominante, mais le régime lui-même, sur le plan institutionnel, était peu démocratique.

La mécanisme moderne de la représentation

À l’époque antique, la démocratie s’épanouit dans le cadre de la cité, c’est-à-dire une communauté de citoyens qui forme un tout indivisible. Le peuple se gouverne sans médiation. Certes, il existe dans l’Athènes classique des instances représentatives, à l’instar de la boulè, mais la part de représentation est limitée et elle est contrebalancée par la pratique du tirage au sort et de l’ostracisme, qui visent à éviter l’émergence de démagogues et de politiques « professionnels ».

À l’époque moderne s’opère un renversement de perspective : la représentation devient l’élément structurant d’un régime démocratique qui opère une séparation entre gouvernants et gouvernés. C’est l’élection, a fortiori au suffrage universel, qui confère au gouvernement sa légitimité politique 3.

Au sein des États-nations modernes, les citoyens confient ainsi à des représentants le soin d’exercer le pouvoir. Comme l’a montré Bernard Manin, ce dispositif confère aux élus – le mot ici prend son sens quasi religieux ou spirituel – une dimension aristocratique, ces derniers constituant le petit nombre des individus choisis par le grand nombre, le peuple, en vertu de compétences politiques 4.

Cette distinction moderne entre gouverné et gouvernant est aussi fondatrice que problématique. Elle oriente la recherche du bien commun, mais elle implique une forme de dépossession fonctionnelle des premiers au profit des seconds. Le citoyen accepte que le pouvoir soit exercé par d’autres et sa participation s’en trouve de fait réduite. Par conséquent, son intérêt pour la chose publique peut s’étioler. Benjamin Constant l’avait souligné de manière éclairante : la liberté des anciens suppose la participation active et l’engagement civique de tous les citoyens, celle des modernes organise le partage des rôles entre gouvernants, qui mènent l’action politique, et gouvernés, qui y consentent (ou pas) par le biais de l’opinion. De même, la démocratie moderne distingue le citoyen de l’individu 5. Avant même qu’il soit question de démocratie participative ou délibérative, les penseurs libéraux du XIXe avaient bien perçu le problème qui guette les démocraties représentatives : l’individu prend le pas sur le citoyen, et les intérêts particuliers dévorent l’intérêt général. Le bien commun au sens antique tend à s’effacer mécaniquement.

Une société libre et égalitaire

Au sens moderne, la démocratie ne peut être réduite à un régime. Elle façonne les mœurs autant que les institutions. Tocqueville l’a montré de manière magistrale : la démocratie est aussi une forme de société reposant sur deux principes moraux et politiques, la liberté et l’égalité. Dans De la démocratie en Amérique, il considère que ces deux principes ne transforment pas seulement l’idée que l’on se fait du bon gouvernement, mais aussi la réalité des rapports sociaux ordinaires.

La liberté se joue à trois niveaux. Liberté du citoyen d’abord, de s’associer, de s’engager, de penser librement, de faire entendre sa voix dans l’espace public, ce qu’on appelle les libertés fondamentales ; liberté de l’individu ensuite, qui vise à se réaliser comme sujet de sa propre histoire familiale, économique et personnelle ; liberté collective enfin, les citoyens étant liés entre eux par une communauté de destin, qui est bien davantage qu’une somme d’individualités éparses. Comme l’a bien montré Rousseau, toute société est un corps politique qui, « pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l’homme » 6. Mais pour le penseur de Genève, la démocratie était impossible à l’époque moderne, les nations disposant d’un corps trop imposant pour être manœuvré. La démocratie était appelée à demeurer un idéal, et la liberté une chimère.

À l’image de la liberté, l’égalité est le deuxième pilier des démocraties modernes, en même temps qu’une promesse jamais tenue. Tocqueville évoque, dans De la démocratie en Amérique, « l’égalisation des conditions », c’est-à-dire la dynamique égalitaire qui met fin aux hiérarchies verticales de l’Ancien régime, par exemple la subordination de l’esclave au maître. Dans le cas de la France, le constat de l’inégalité fondatrice des citoyens, combiné aux inégalités économiques entre la classe des « privilégiés » et celle des « sans-grade » sous le régime monarchique, a été pour beaucoup dans le soulèvement révolutionnaire.

De là, souligne Pierre Rosanvallon, une certaine conception de l’égalité a été « inventée », sur la base d’une triple exigence 7. Exigence de similarité tout d’abord : il s’agit de fonder une « société de semblables » par l’abolition des privilèges. La démocratie est par excellence le régime de l’égalité définie comme similitude politique et juridique entre les citoyens. Exigence d’indépendance ensuite, qui suppose de garantir la jouissance pleine et entière des libertés individuelles. Exigence de citoyenneté enfin : l’épanouissement de l’individu, selon les révolutionnaires français et américains, n’était pas possible sans la constitution d’une « communauté de citoyens », à travers l’acte de vote.

Ces deux grands principes, liberté et égalité, sont plus ou moins garantis selon les pays. Les démocraties sont toujours imparfaites, à géométrie variable. Certaines se veulent égalitaires, mais restreignent les libertés civiles, d’autres encouragent l’initiative individuelle, mais tolèrent de fortes inégalités. D’autres principes sont par ailleurs mobilisés pour mesurer la qualité des démocraties, comme l’existence d’instances de participation et de délibération. En somme, la démocratie « pure » n’existe pas. Il n’existe que des expériences, ainsi que le suggère Claude Lefort, caractérisant la démocratie par son indétermination essentielle dans L’invention démocratique (1980).

Un modèle fragilisé

De ces questionnements hérités de la science politique ancienne et moderne, les États-nations modernes ont préservé la recherche du bien commun (devenu « intérêt général »). On pensait résolue la question du meilleur régime, la démocratie étant en mesure de répondre à la plupart des aspirations humaines. Des auteurs comme Francis Fukuyama ont annoncé la « fin de l’Histoire » au moment de la chute du mur de Berlin, estimant qu’avec la fin de l’empire soviétique le monde était voué à une démocratisation complète.

Cet optimisme a été de courte durée. Le modèle démocratique, que l’on disait triomphant dans les années 1990, est fragilisé. Certains évoquent même la mort des démocraties et s’interrogent sur l’avènement d’autres modèles qui seraient plus efficaces à défaut d’être moins aimables ou émancipateurs 8. Certes, les aspirations démocratiques à travers le monde (Hongkong, Chili, Bolivie, etc.) n’ont jamais été aussi fortes, mais outre le fait qu’elles sont souvent réprimées par les pouvoirs en place, elles cohabitent avec une montée de la demande autoritaire que révèle notamment le succès électoral des partis dits populistes.

De plus, les mobilisations populaires en faveur de la démocratie se soldent souvent par un retour de bâton autoritaire. Les Printemps arabes sont de ce point de vue symptomatiques : ils ont donné lieu à des mobilisations sans précédent au cœur des sociétés, et en particulier parmi les jeunes, mais leur traduction politique n’a pas été à la hauteur des espoirs suscités. En lieu et place de la démocratie imaginée ou rêvée, c’est la désunion voire la guerre civile qui s’est imposée, la Syrie étant l’exemple le plus tragique de ces promesses restées lettre morte.

Dans les « vieilles » démocraties occidentales, les mobilisations et les inquiétudes populaires s’expriment sur fond d’affaiblissement politique et économique, perçu ou réel. Le modèle, longtemps attractif, incarné par l’Europe et les États-Unis, est mis en cause, faute de tenir sur la durée les promesses de progrès. Le libéralisme politique, longtemps vu comme une source d’émancipation, s’est mué en néolibéralisme où l’État semble impuissant à améliorer le sort des citoyens, mais compense par l’imposition de normes vues comme arbitraires.

Le capitalisme, considéré par les libéraux comme un levier de démocratisation, apparaît désormais comme le bras armé – et financier – des leadeurs autoritaires, non seulement en Chine ou en Russie, mais également aux États-Unis, où a longtemps prévalu l’alliance entre démocratie et capitalisme. Le parlementarisme enfin, lorsqu’il n’est pas négligé par le pouvoir exécutif, est le bouc émissaire de citoyens en colère, qui y voient le symbole de l’aveuglement des élites devant le sort réservé au nouveau prolétariat, incarné en France par le mouvement des Gilets jaunes en 2018.

À quoi bon en effet entretenir cette promesse démocratique si celle-ci n’est pas tenue ou si elle est un leurre? Le regard se tourne aujourd’hui vers la Chine ou la Russie, qui combinent le capitalisme mondialisé et le gouvernement nationaliste de l’État. Serions-nous entrés, sans même nous en apercevoir, dans une ère post-démocratique?

Un renouveau de la promesse démocratique?

L’histoire longue de la démocratie, de l’Antiquité à nos jours, doit nous inciter à mettre en perspective les menaces qui pèsent sur elle. Au XIXe siècle, l’avènement de la classe ouvrière et la révolution industrielle ont représenté un levier de la critique sociale ainsi qu’un laboratoire politique dont est issu le suffrage universel. Au XXe siècle, les démocraties européennes ont survécu à deux conflits mondiaux et à la montée des totalitarismes. S’appuyant sur l’expérience des guerres, elles ont forgé l’État social qui redistribue les richesses de la nation. À chaque fois, la construction démocratique a été complexe et difficile, mais le modèle lui-même s’est montré à la fois résistant et labile.

Depuis le début des années 2000, d’autres menaces émergent. Le choc du 11 septembre 2001, qui dans un premier temps a rassemblé les démocraties, a été suivi d’interventions militaires en Afghanistan et en Irak au bilan pour le moins mitigé, qui ont divisé les États occidentaux tout en ternissant leur image. Les principes de liberté associés à la démocratie se sont heurtés à la réalité des pratiques. Cette évolution marque-t-elle un reflux massif et général de la démocratie au profit de régimes autoritaires ou hybrides? S’agit-il d’une crise qui précède un vaste mouvement d’élargissement des droits dont témoignent les récents mouvements sociaux comme #MeToo ou Black Lives Matter?

Au regard de l’histoire, l’expérience démocratique est plurielle, non linéaire. Depuis son apparition, les crises ont constitué un moment de création politique mais aussi de recul des libertés et de creusement des inégalités. Chaque nation met la démocratie à l’épreuve et la façonne à son image. À propos de la France, Raymond Aron disait qu’elle est « immuable et changeante » 9. Il en va de même pour la démocratie, tant celle-ci, depuis sa naissance, surprend par sa capacité à se transformer tout en restant fidèle à son projet d’instaurer le bien commun par l’émancipation des peuples comme des individus.



  1. Pour une perspective générale sur l’histoire et l’actualité démocratiques, voir Jean-Vincent Holeindre (dir.), La démocratie. Entre défis et menaces, éditions Sciences humaines, 2020.
  2. Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne. À l’époque de Démosthène, les Belles Lettres, 1993.
  3. Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, 4 vol., Gallimard, 2007-2018.
  4. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, « Champs », Flammarion, 1995.
  5. Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours prononcé à l’Athénée royal de Paris en 1819. Voir les extraits de ce discours en ouverture de ce numéro de Constructif.
  6. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, 1755.
  7. Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil, 2011.
  8. Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, La mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019.
  9. Raymond Aron, Immuable et changeante. De la IVe à la Ve République, Calmann-Lévy, 1959.
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