Pierre-Henri TAVOILLOT

Philosophe, maître de conférences à Sorbonne Université.

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La démocratie française par gros temps. Des Gilets jaunes à la Covid-19

Quand tout le monde se dit démocrate, il convient de revenir aux fondamentaux, à l’équilibre délicat entre le pouvoir et le peuple. La France contemporaine traverse des crises importantes. L’épisode des Gilets jaunes montre la nécessité de ne jamais oublier une partie du peuple. Les sujets de la Covid-19 et du climat appellent à ne pas diluer le pouvoir dans une prolifération d’instances participatives.

Aujourd’hui, le monde entier est démocrate. De la Suisse à la Corée du Nord en passant par la Chine, le Brésil, la Russie et la Turquie, tous ces pays se proclament non seulement adeptes, mais parfois modèles du « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon la fameuse définition de Lincoln. Pour preuve récente, quelques jours avant le sommet pour la démocratie (les 9 et 10 décembre 2021) organisé par le président des États-Unis Biden, qui en revendiquait le leadership, la Chine eut l’audace de publier un livre blanc. Son titre? Chine : la démocratie qui marche (bureau de l’information du Conseil des affaires d’État, décembre 2021). Elle y vante son propre modèle « populaire » contre celui, à ses yeux inefficace, injuste et décadent, de la démocratie « libérale ». Elle entend bien prendre la tête du peloton des déçus du libéralisme politique.

Ce triomphe de l’idée démocratique a tout d’une anomalie, car demos et kratos semblent incompatibles. Toute l’histoire humaine montre que là où il y a peuple, le pouvoir se dissipe ; et dès qu’il y a pouvoir, le peuple doit se taire. De là s’explique que le terme soit longtemps resté péjoratif. Synonyme d’impuissance et de démagogie (Platon et Aristote), il désignait un système réputé archaïque (article « démocratie » de l’Encyclopédie), relevant d’un rêve seulement valable pour un « peuple de dieux » (Rousseau) 1.

Comment ce régime absurde a-t-il pu s’imposer comme référence quasi universelle? La réponse est en vérité assez simple : sa très grande flexibilité dans le dosage de ses deux ingrédients.

Trois modèles de démocratie

La réinvention libérale de la démocratie se fit à partir d’une double limitation. Pour articuler demos et kratos, il faut qu’il n’y ait trop ni de l’un ni de l’autre. Pas trop de peuple, afin d’éviter « d’offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; pas trop de pouvoir, afin que par « la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). D’un côté, le système représentatif et parlementaire ; de l’autre, la division des pouvoirs exécutif et législatif au sein d’un État de droit.

Ce parti pris inaugure la recherche d’un équilibre fragile et instable, toujours menacé par deux tentations inverses : celle d’une démocratie « radicale » où le peuple gonflerait au détriment du pouvoir (jusqu’à l’anarchisme) ; celle d’une démocratie « illibérale » où le pouvoir se doperait au détriment du peuple (jusqu’au despotisme).

Entre 2018 et 2021, la démocratie française a vu émerger et monter ces deux exigences contraires. D’abord – avec la crise des Gilets jaunes –, la demande d’une participation citoyenne totale, notamment à travers le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ; ensuite – avec la crise de la Covid-19 –, l’aspiration à être dirigé par un super-pilote, mêlant technocratie, efficacité et rapidité d’exécution. Plus d’horizontalité populaire, d’une part ; davantage de verticalité politique, d’autre part. Notre régime, dans ce double contexte aux contraintes inversées, a fait preuve de sa robustesse, et c’est plutôt une bonne nouvelle.

Mais, sous un autre angle, d’inquiétantes fissures se sont manifestées dans l’équilibre délicat de l’ensemble. La crise des Gilets jaunes a montré que la démocratie française avait oublié en route sinon le peuple, à tout le moins une bonne partie du peuple. Quant à la crise de la Covid-19, elle a fait office d’un révélateur de l’oubli sinon du pouvoir, du moins de l’exigence de son efficacité. A-t-on vraiment tiré les leçons de ces deux crises?

Les Gilets jaunes et l’oubli du peuple

La crise des Gilets jaunes (qui débute le 17 novembre 2018) fut d’abord le cri d’une France oubliée. Celle, comme dit David Goodhart 2, des Somewhere, gens de quelque part (par opposition aux Anywhere, qui sont chez eux partout), pas assez riche pour oublier les fins de mois ni assez pauvre pour bénéficier des aides sociales. Celle qui vit dans un espace déstructuré par des révolutions récentes, brutales et répétées : la déchristianisation, la fin des paysans, la désindustrialisation, la métropolisation, la désocialisation des bourgs, la centre-commercialisation, la montée de la délinquance dans des zones qui l’ignoraient. Si le rond-point est le symbole pathétique et génial du mouvement, c’est qu’il condense tous ces bouleversements. Tout comme les manifestations du samedi qui rappellent que les protestataires n’ont pas que ça à faire le reste de la semaine. Périphérique et invisible, cette France l’est en plusieurs sens. Elle se situe hors du débat politique, méconnue par les camps du progrès inflexible. Elle est ignorée par l’État réformateur, qui la regarde comme un boulet du passé. Elle est méprisée par la plupart des médias parisiens qui ne voient ni ne disent rien de ce qu’elle vit. On s’est gaussé de l’absence de programme ou du refus de leadeur chez les Gilets jaunes ; mais c’est sans doute que leur message principal se résume à ceci : « Ohé, la République : on existe! » En ce sens, ce mouvement hétéroclite a réussi. Il n’est plus possible désormais de faire sans cette partie du peuple, ou plutôt sans la prise en compte d’un certain mode de vie partagé par des millions de Français.

La seule revendication qui est ressortie de cette « émotion » fut le RIC, le fameux référendum d’initiative citoyenne. Signe de méfiance à l’égard d’un système représentatif jugé défaillant, elle rejoint l’aspiration hyper-individualiste à une démocratie radicale qui prend acte de la fin des « classes » et de l’échec des corps intermédiaires (Églises, partis, syndicats, etc.). Pourquoi hyper-individualiste? C’est que rien ne vient faire commun, si ce n’est l’indignation et la colère qui, parce qu’elles sont partagées, produisent une convivialité et une solidarité ponctuelles. Hormis cela, aucune vision du monde, aucun projet d’avenir, nulle idéologie ne donnent corps à la protestation. C’est pourquoi cette panacée du référendum était une impasse : d’ailleurs aujourd’hui personne n’en parle plus! C’était une illusion passagère, qui croyant résoudre la crise de la représentation n’aurait fait qu’aggraver une autre défaillance démocratique, autrement plus grave : celle de l’impuissance publique. Car on ne gouverne pas par référendum ; surtout pas en temps de crise.

Grand débat et Convention climat

La Covid-19 est venue rappeler cette évidence. Mais, avant elle, deux coups politiques, fort adroits, ont été joués par le président Macron : le « grand débat » (15 janvier-15 mars 2019) et la Convention citoyenne sur le climat (octobre 2019-juin 2020). Le premier a réussi à terminer une quasi-révolution par la convocation de quasi-États généraux, soit l’inverse de 1789 : bravo! J’aurais moins d’indulgence à l’égard de la Convention climat qui, sous couvert d’améliorer la démocratie représentative par la délibération citoyenne, en a davantage obscurci le sens.

Malgré la réalité et la qualité du travail accompli par les « conventionnels », cette initiative a souffert, à mon avis, de trois défauts majeurs. D’abord, l’ampleur de la question posée : redéfinir la politique climatique de la France dans le respect de la justice sociale. Cela revenait à confier l’entièreté de la politique française du futur à 150 citoyens tirés au sort. Cette ambition excessive, en soi peu compatible avec la démarche délibérative qui vise la prise d’une décision, fut paradoxalement atrophiée par le rejet délibéré de deux solutions cruciales : l’examen de la taxe carbone (parce qu’elle avait été l’étincelle du mouvement des Gilets jaunes) et l’évocation du nucléaire (car c’était un sujet tabou pour les écologistes).

Le deuxième défaut concerne le caractère indéterminé de sa légitimité et de sa compétence. Issue d’un tirage au sort à l’organisation discutable 3, animée par des garants et des cadres loin d’être impartiaux, nourrie par des intervenants largement suggérés, cette assemblée s’est auto-convaincue d’un pouvoir quasi décisionnel. Thierry Pech, qui fut le président de son comité de gouvernance, parle d’elle comme du « parlement des citoyens » 4, doté d’un statut inédit. Moins que législatif mais plus que consultatif, il aurait vocation à « prélégiférer ». L’idée est malheureuse de confusion parce qu’elle produit un « choc des légitimités » entre d’un côté la représentation institutionnelle du Parlement et de l’autre la représentation supposée « plus vivante » des citoyens délibérants.

Toute chose égale par ailleurs, c’est un tel choc qui s’est produit au Royaume-Uni avant le Brexit. En janvier 2013, l’annonce d’un référendum purement consultatif, sans statut constitutionnel, est venu ébranler le principe fondamental de la souveraineté anglaise – Queen-in-Parliament –, ouvrant une crise institutionnelle de sept ans. Car, d’un côté, il y avait le peuple (celui du référendum), qui dira non, tandis que le même peuple (celui du Parlement) disait oui. Cet épisode devrait inspirer la plus grande prudence à l’égard d’une tentation actuelle de multiplier les instances participatives et délibératives. En fait, il s’agit le plus souvent de « représentations bis » qui, loin de favoriser la prise de décision et l’expression du peuple, sont monopolisées par quelques-uns (ceux qui ont du temps, du bagou ou une tactique d’entrisme militant), parfois au détriment de l’intérêt général. Ce n’est donc pas résoudre la crise de la représentation que d’éparpiller celle-ci « façon puzzle ».

Le troisième défaut de cette convention est qu’elle a échoué à produire le consensus attendu. Il n’y a pas eu d’effet d’entraînement et les 150 citoyens, jaloux de leurs prérogatives et déçus dans leur enthousiasme réformiste (imprudemment entretenu par les organisateurs) se sont transformés en camp retranché plutôt qu’en miroir de la population. Bref, le miracle de la « fabrication du consensus » n’a pas eu lieu, ce qui signe l’échec de cette expérimentation.

La Covid-19 et l’oubli du pouvoir

La Covid-19 a révélé que le cœur de la crise démocratique n’était pas du côté de la représentation mais de la décision. Notre régime promet que le peuple soit maître de son destin ; or, la séquence a montré qu’il ne l’était guère. Bien sûr, une pandémie est un événement exceptionnel qui invite à la modestie quant au désir de maîtrise. Mais elle a révélé une forme d’enlisement dans l’idéal du pilotage automatique de la cité. Les normes juridiques, les règles administratives, les contraintes économiques, la pression médiatique, tout cela produit des décisions que plus personne ne prend. Cette impuissance publique a un joli nom en forme de cache-sexe : la « gouvernance ». La vertu de cette crise fut de remettre le gouvernement au centre, et avec lui la responsabilité politique.

Pour ce qui est de la France, la crise nous a fait prendre conscience de nos forces et de nos faiblesses. Comme nous adorons nous détester, les secondes apparaissent davantage que les premières. Raison de plus pour rappeler celles-ci : le système de santé a tenu bon ; les citoyens ont civiquement obéi ; les institutions ont fonctionné ; l’enseignement s’est aménagé ; notre espace public a démontré sa vitalité et sa maturité ; de puissants mécanismes de solidarité (étatiques, associatifs, individuels) se sont mis à l’œuvre ; la crise a aiguillonné l’inventivité. Nous sommes donc très loin de l’effondrement annoncé.

Reste que tout n’a pas fonctionné de manière optimale, c’est peu de le dire. En premier lieu, nous avons été trop sûrs de nous! Et c’est un constat collectif qui ne concerne pas seulement les responsables politiques, mais les médias, les experts et tous les citoyens : nous ne savions pas, mais nous n’avons pas voulu savoir. Cette piqûre de modestie n’est pas un mal. Elle doit aussi permettre l’examen mesuré, mais scrupuleux, des défaillances de l’avant-crise et des dysfonctionnements pendant. Le but ne devrait pas être ici d’accuser ou de condamner, mais de tirer des leçons collectives pour l’avenir. La crise doit aussi permettre de débloquer bien d’autres débats enkystés : sur la santé, l’éducation, le travail, la bureaucratie, les frontières, l’immigration, le séparatisme… En fait, nous découvrons que l’art politique de l’anticipation et celui de rendre des comptes ne font pas du tout partie de notre culture démocratique. Le premier est noyé dans les flux d’actualités insignifiantes ; le second se dissout dans des éclats d’indignation aussi virulents qu’éphémères.

Dans une note remarquable sur l’action publique durant la crise de la Covid-19 5, Nicolas Bauquet, alors directeur des études à l’Institut Montaigne, a fait le travail précis qu’ont fait, moins bien, les commissions d’enquête parlementaires. Il s’agit d’une analyse serrée, sans complaisance mais sans accusation, de ce qui a marché (l’informel) et dysfonctionné (la chaîne bureaucratique) dans la gestion de la crise. La défiance entre services, le carcan des règles, la terreur des responsabilités, la rétention d’informations utiles, l’indigestion de données inutiles ou biaisées, la dilution de la décision, les ruptures graves dans les chaînes de commandement, le brouillage du rapport entre le savant et le politique. Nous avons vu tout cela à propos de la gestion des tests, des masques, du confinement, de l’organisation de la santé en France, des relations entre la recherche médicale et le soin. L’énergie nationale devrait s’attacher non seulement à sortir de la crise mais à en tirer les leçons, sans esprit d’accusation ni désir de vengeance. De ce point de vue, les procédures judiciaires engagées au pénal contre les responsables politiques sont d’une bêtise insigne révélant seulement l’extrême confusion des esprits : le désir délétère d’une substitution du juridique au politique. Alors que le seul but qui doit animer l’intérêt général n’est ni de punir ni d’ostraciser les décideurs, mais d’améliorer les décisions par l’examen scrupuleux de celles qui ont été prises – et notamment les mauvaises.

Deux crises inverses, donc, révélant l’oubli du peuple et l’oubli du pouvoir, ce qui n’est jamais bon pour une démocratie. Deux crises, qui pourraient être salutaires si les conséquences en étaient tirées. « L’autorité vient d’en haut ; la confiance vient d’en bas », disait Sieyès. Et il faut qu’elles puissent se rencontrer. Diagnostiquer cette défaillance de notre démocratie est le premier pas pour tenter d’y remédier.



  1. « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Rousseau, Du contrat social, III, 4, « De la démocratie ».
  2. David Goodhart, The Road to Somewhere, 2017. Traduction française : Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale, les Arènes, 2019.
  3. Voir Olivier Galland, « Heurts et malheurs de la démocratie participative : la Convention citoyenne sur le climat », Telos, 16 octobre 2020 (https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/heurs-et-malheurs-de-la-democratie-participative-l.html).
  4. Thierry Pech, Le parlement des citoyens, Seuil, 2021.
  5. Juin 2020, https://www.institutmontaigne.org/publications/laction-publique-face-la-crise-du-covid-19.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/la-democratie-francaise-par-gros-temps-des-gilets-jaunes-a-la-covid-19.html?item_id=5825
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