Pascal PERRINEAU

Professeur à Sciences-po.

Partage

Les populismes contre la démocratie

Notion polémique ou concept académique, le populisme désigne la valorisation systématique du peuple ainsi qu’une opposition montante à la démocratie représentative. Son expansion traduit les multiples crises que traversent les démocraties libérales. Celles-ci, si elles veulent survivre, doivent se reprendre.

Le populisme s’est beaucoup répandu à la surface du globe, des régimes déjà les plus autoritaires aux régimes les plus démocratiques. Il est même arrivé au pouvoir dans des pays aussi différents que les Philippines (Rodrigo Roa Duterte, président de la République depuis 2016), l’Inde (Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014), la Turquie (Recep Tayyip Erdogan, président de la République depuis 2014), la Hongrie (Viktor Orban, Premier ministre depuis 2010), les États-Unis (Donald Trump, président de 2017 à 2021), le Venezuela (Hugo Chavez, président de la République de 1999 à 2013, puis son successeur Nicolas Maduro) ou encore le Brésil (Jair Bolsonaro, président de la République depuis 2019). De quoi les populismes sont-ils le symptôme?

Mais de quoi parle-t-on?

Les acteurs politiques utilisent le plus souvent la notion de populisme sur le mode polémique pour disqualifier un adversaire accusé de démagogie. Nombre d’analystes et d’observateurs ont recours à cette catégorie pour stigmatiser un style politique empreint de simplisme, d’arguments grossiers, de dénonciations lapidaires et de références faciles au « bon sens » populaire. Quant aux spécialistes de science politique, ils s’opposent sur le caractère scientifique du concept. Certains y voient une catégorie confuse et encombrée de significations du sens commun, d’autres constatent que le populisme en tant qu’instrument d’analyse a déjà une longue histoire dans les sciences sociales, et que cette notion permet de distinguer un type de phénomène politique particulier que l’on retrouve depuis plus d’un siècle. Il mêle une lecture spécifique de la société, organisée autour d’un affrontement entre le peuple et les élites, et un mode d’action politique où le registre émotionnel est beaucoup mobilisé pour accréditer l’idée que « le peuple » s’exprime directement et intensément au travers d’une figure politique vibrant à l’unisson de celui-ci 1. Au-delà du foisonnement des diverses formes de populisme, on retrouve la plupart du temps deux éléments centraux de référence : l’élite et le peuple. Le populisme se développe sur le terrain de la relation conflictuelle entre le peuple et les puissants.

La notion de populisme a l’immense avantage de poser à nouveau la question de la place du peuple dans la démocratie. Mais la question est posée dans des termes très spécifiques, car le peuple du populisme est particulier. La volonté du peuple est parfaitement identifiable par le dirigeant populiste, et le pluralisme y est superfétatoire dans la mesure où les élites et le « faux peuple » en sont exclus. On peut même parler d’holisme dans la mesure où, pour ce type de courant politique, il est possible de représenter la totalité contre des partis qui incarnent la division. Cette idée d’un peuple prépolitique existant en dehors de sa représentation n’est pas très éloignée de celle d’ochlocratie (régime politique dans lequel la foule a l’autorité), dont Jean-Jacques Rousseau disait qu’elle était une dégénérescence de la démocratie, la volonté générale du peuple étant en fait devenue la volonté de certains ou des plus bruyants.

Le populisme, en utilisant la notion de volonté générale, s’inspire de Jean-Jacques Rousseau qui dans Du contrat social (1762) considère que la volonté générale tend au bien commun en accordant les intérêts particuliers. Cette volonté générale n’est pas la volonté de la majorité mais « la somme des différences de la volonté de tous ». La souveraineté exprime directement la volonté générale et exclut en tant que telle la représentation : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale […]. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle. » 2 Hugo Chavez, dans son discours d’investiture de janvier 2007, constitue un excellent exemple de cette lecture populiste de la volonté générale : « Rien n’est plus en accord avec la doctrine populaire que de consulter la nation en tant qu’ensemble en ce qui concerne les principaux éléments sur lesquels les gouvernements, les lois fondamentales et la Constitution sont établis. Tous les individus sont sujets à l’erreur et à la séduction mais pas le peuple, qui possède en lui un degré éminent de conscience de son propre bien et la mesure de son indépendance. Parce que son jugement est pur, sa volonté est forte et rien ne peut le corrompre ou l’impressionner. »

Contre la représentation, contre la démocratie libérale

On voit bien ici le rapport difficile qu’entretient le populisme avec la notion de représentation politique qui est au cœur de notre conception de la démocratie libérale. À ses yeux, tout gouvernement représentatif est une forme d’aristocratie qui trahit la volonté générale. En revanche, les formes de démocratie directe ou semi-directe du type référendaire ou plébiscitaire n’impliquent pas cette trahison et permettent l’expression directe de la volonté générale. Tout ce qui contribue à court-circuiter la traditionnelle démocratie représentative au profit d’un lien direct entre le peuple et le pouvoir est privilégié : consultations et initiatives populaires, procédures de révocation et d’abrogation à l’initiative du peuple, référendums, plébiscites, etc. Toutes ces institutions et procédures sont censées construire la volonté générale du peuple.

Cette volonté suppose un peuple homogène, une unité forte de celui-ci et une claire démarcation entre ceux qui y appartiennent et ceux qui en sont exclus et ne font pas partie du peuple des égaux. Cette perception d’une volonté générale transparente et absolue légitime l’autoritarisme et l’hostilité au libéralisme dans la mesure où elle ouvre la voie à la stigmatisation de ceux qui menacent l’homogénéité du peuple. En cela, le populisme a une dimension antipolitique puisqu’il n’admet pas qu’il y ait des dissensus qui traversent la substance homogène du peuple. La communauté idéalisée d’un peuple uni, authentique et incorruptible est une véritable utopie antipolitique que l’on retrouve dans nombre de populismes. C’est cette communauté qui est porteuse d’une volonté générale, qui ne peut se diviser en de multiples volontés particulières s’affrontant au quotidien dans une démocratie représentative qui exprime et tente de concilier celles-ci.

Si le populisme contrevient aux fondamentaux de la démocratie libérale, il se nourrit de ses faiblesses. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont réinventé la démocratie représentative et pluraliste qui avait été mise à bas par les régimes autoritaires et totalitaires qui s’étaient abattus sur l’Europe des années 1930 et 1940. Ce cycle démocratique nouveau a bien fonctionné dans les décennies d’après-guerre, où il a accompagné et favorisé le développement économique et social des Trente Glorieuses. C’est à partir des années 1980 et du déclenchement de la crise économique et sociale que les premiers signes de fatigue démocratique vont se manifester : montée de l’abstention lors des élections, premiers succès de partis protestataires, dégradation de l’image de la politique. Tous ces mouvements vont s’accentuer dans les décennies suivantes, pour aboutir à la situation actuelle : records d’abstention aux élections, explosion des mouvements populistes dans nombre de pays, rejet de la politique, qui peut tourner en véritable « haine de la politique », érosion des effectifs des partis et des syndicats, extension de mouvements sociaux horizontaux sans encadrement syndical (Indignados en Espagne, Occupy Wall Street aux États-Unis, Bonnets rouges et Gilets jaunes en France, mouvement antivaccin aux Pays-Bas).

Quel avenir pour la démocratie?

La démocratie semble en difficulté, et certains considèrent même que l’Europe a vécu son « moment démocratique » et qu’elle se trouve à présent dans une phase de « post-démocratie ». La démocratie représentative, dans cette phase de faiblesse qu’elle traverse, met au jour la grande fragilité de l’hypothèse démocratique. Pierre Rosanvallon insiste dans son analyse du populisme sur le fait que ce dernier se fonde de plus en plus sur l’écart entre l’évidence d’un principe, celui de la souveraineté du peuple, et le caractère problématique du peuple comme sujet social et politique 3. Le peuple de nos démocraties est « introuvable ». Jacques Julliard, précise que « la substitution progressive d’une société d’individus à la société de classes de naguère a pour conséquence la renaissance dans l’imaginaire de la plus ancienne, de la plus vague, de la plus ambiguë des entités collectives : le peuple » 4. Par rapport au peuple abstrait de la démocratie représentative, le populisme veut faire croire qu’il a saisi un peuple réel qui doit s’exprimer directement, en ignorant tout intermédiaire.

En dépit de ses idées simples, le populisme a trouvé son heure, car le contexte est celui d’une crise profonde de la démocratie représentative. En effet, certains observateurs notent que sous les coups de boutoir de la défiance politique qui ne cesse de monter, la démocratie n’apparaît plus toujours comme un avenir désirable, et même certains appellent de leurs vœux le retour de « l’homme fort ». La démocratie telle qu’elle s’est réinstallée au sortir de la Seconde Guerre mondiale est un régime plus fragile qu’on veut bien le croire et la perspective d’un « hiver de la démocratie », comme le nomme Guy Hermet, n’est pas une perspective absurde 5. Tout processus démocratique est réversible et plusieurs analystes contemporains insistent sur la fragilité démocratique et même peut-être sur la « fin de la démocratie » 6.

Le rejet de la politique, le sentiment de dépossession politique ou encore le rejet des partis peuvent être autant d’étapes du retour de régimes autoritaires. Au début de l’année 2021, 55 % d’un échantillon de Français interrogés se disaient d’accord avec l’affirmation qu’en France « la démocratie ne fonctionne pas très bien ou pas bien du tout », 42 % avec celle qu’« en démocratie rien n’avance, il vaudrait mieux moins de démocratie et plus d’efficacité », et 34 % avec celle qu’« avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections » 7 serait une bonne façon de gouverner le pays. La contestation d’un régime démocratique pluraliste ne manque pas de bases.

Cependant, l’hypothèse la plus probable reste celle de la recomposition de notre démocratie contemporaine. Celle-ci semble aujourd’hui souffrir de plusieurs problèmes : celui d’une crise de sens (à quoi sert-elle?), celui d’une crise des résultats (est-elle efficace?) et celui d’une crise de représentation (parvient-elle à représenter les vrais clivages de la société d’aujourd’hui?).

Pour retrouver un sens, il faut que notre démocratie sorte du « court-termisme » et de la dictature de l’urgence. Pendant des décennies, la démocratie a souvent fonctionné à l’idéologie et aux grandes utopies messianiques. On parlait encore à la fin des années 1970 de « rupture avec le capitalisme », d’autogestion ou de société socialiste. Les désillusions qui ont accompagné en France la longue occupation du pouvoir par la gauche, de 1981 à 1995, ont fracassé ces utopies inscrites dans le temps long et ont imposé une politique gestionnaire, à courte vue, n’osant plus inscrire le politique dans un projet à long terme. Il en a été de même dans d’autres démocraties européennes comme l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne ou encore la Suède. Il faut espérer que les décennies à venir verront l’invention de ces projets politiques à l’horizon de dix ans, présentant les grandes alternatives pour la société sur les questions majeures de l’emploi, de la croissance, de la formation ou encore de la solidarité. Si la démocratie retrouve dans les décennies qui s’ouvrent un temps moins accéléré, laissant de l’espace pour la délibération, l’argumentation et la mise en sens, la démocratie renaîtra. Le défi n’est pas simple à relever.

La politique démocratique a été, pendant des décennies, marquée au coin de la « toute-puissance ». L’État national définissait les conditions de la croissance, répartissait les bienfaits de celle-ci et inscrivait fortement les citoyens dans un destin collectif. Ce dispositif a peu à peu volé en éclats sous les effets dissolvants de la globalisation, de la décentralisation et de la dilution du politique dans le droit (judiciarisation), la finance (financiarisation) et le médiatique (médiatisation). Aujourd’hui la politique ne s’appartient plus tout à fait et est dispersée en une multitude de lieux. La démocratie doit donc se réapproprier le cœur de son activité propre, qui est la protection contre les menaces extérieures, la sécurisation contre les désordres financiers et la défense des libertés. À trop vouloir embrasser, la politique démocratique s’est perdue, elle doit redéfinir son espace et y montrer sa force et son efficacité. Espérons que la politique démocratique de demain sera jugée à l’aune de ce qu’elle sait faire et qui relève de son cœur de métier.

Enfin, la politique démocratique a longtemps trouvé son ressort dans la capacité qu’elle avait à représenter et à pacifier les clivages importants et significatifs qui traversent la société. Les clivages de classes ou encore les clivages religieux ont longtemps été au cœur de l’opposition entre la gauche et la droite. Par exemple, en France les lois sur la laïcité, sur la séparation des Églises et de l’État, les grandes lois sociales ont tout à la fois exprimé et calmé la vivacité des oppositions qui traversaient la société. On voit bien aujourd’hui que d’autres conflits prennent la place : ils ont pour noms identité nationale, Europe, mondialisation, rapport à l’autre. La démocratie aura un avenir si elle sait se réarticuler sur ces vrais clivages signifiants et ainsi sortir d’un passé où la politique parle trop souvent une « langue morte ». À défaut de cela, c’est la « langue vivante » du populisme qui s’imposera et transformera la démocratie que nous avons connue depuis presque trois quarts de siècle.



  1. Pascal Perrineau, Le populisme, « Que sais-je? », PUF, 2021.
  2. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, GF, Flammarion, 1966 (édition originale : 1762), p. 134.
  3. Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Seuil, 2020.
  4. Jacques Julliard, « Nous le peuple. Crise de la représentation », le Débat, no 143, 2007, pp. 3-19.
  5. Guy Hermet, L’hiver de la démocratie, ou le nouveau régime, Armand Colin, 2007.
  6. Jean-Marie Guéhenno, La fin de la démocratie, « Champs », Flammarion, 1995.
  7. Cevipof, « Baromètre de confiance politique », vague 2, février 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/les-populismes-contre-la-democratie.html?item_id=5822
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article