Luc ROUBAN

Directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences-po (Cevipof).

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Une démocratie sans électeurs

L’abstention, désormais majoritaire à certains scrutins, se situe à des niveaux singulièrement élevés en France. Elle révèle des problèmes essentiels, comme l’affaissement de la confiance, les décalages entre électeurs et élus, le rejet de la démocratie représentative. Tandis que la montée de l’abstention sape la légitimité des représentants, la désaffection des représentés devient contestation.

Aborder la question de la démocratie au XXIe siècle sans tomber dans des simplifications intellectuelles n’est pas chose facile. Il faut prendre en considération le poids de l’histoire et le fait que les trajectoires politiques des démocraties ne se ressemblent pas d’un pays européen ou occidental à l’autre, si l’on s’en tient à ce seul univers de référence. La citoyenneté, le rapport au vote, la représentation du fait électoral dans la vie politique dépendent également des structures constitutionnelles comme de la place faite aux pouvoirs locaux face au pouvoir de l’État. Mais on peut encore aller plus loin dans la déconstruction de cette belle notion floue de démocratie représentative en décelant derrière ce débat une interrogation sur le rapport plus général que les citoyens entretiennent avec le politique dans l’espace fermé de l’État-nation. Or, c’est bien cette question que soulève la montée en puissance de l’abstention. Les théories politiques des XVIIe et XVIIIe siècles reposaient alternativement sur la conviction libérale d’une représentation permettant de soulager les citoyens des affaires publiques pour qu’ils se consacrent à leurs affaires privées ou bien sur la conviction d’inspiration rousseauiste d’une prise de possession par le peuple de la souveraineté. Mais dans un cas comme dans l’autre, on supposait une appétence pour le vote et la désignation de représentants. Ce que l’on a vu émerger depuis une vingtaine d’années, notamment en France, c’est bien une démocratie sans électeurs. Cette défection de l’électorat pose désormais la question de la légitimation des gouvernants, de plus en plus mal élus et donc de plus en plus contestés dans leur autorité.

La situation particulière de la France

Les chiffres en France sont sans appel. L’abstention a considérablement progressé dans toutes les élections. Pour les élections législatives, sa proportion passe de 22,9 % en 1958 à 51,3 % en 2017. La personnalisation de la vie politique autour de la figure du président de la République après la réforme constitutionnelle de 1962, qui le fait élire au suffrage universel direct, ne change rien à l’affaire. L’abstention à l’élection présidentielle passe de 15,2 % en 1965 à 22,2 % en 2017, après un pic à 28,4 % en 2002. Même les élections municipales, qui s’inscrivent dans une relation de proximité forte au pouvoir, fût-il modeste, subissent la même loi, puisque l’abstention passe cette fois de 25,3 % en 1959 à 55,3 % en 2020, dans un contexte, il est vrai, de crise sanitaire. Cette dernière peut encore expliquer au moins en partie le taux massif d’abstention lors des élections régionales de 2021 (66,7 %). Mais les phénomènes conjoncturels ne peuvent cacher l’usure de la fibre électorale sur le long terme. Cette force de l’abstention doit être en effet conjuguée avec d’autres signes tels que le refus ou la négligence de s’inscrire sur les listes électorales ou la proportion importante désormais de votes blancs et nuls (2,5 % des votants au premier tour de la présidentielle de 2017), qui indiquent un rejet de l’offre politique et même du principe de la représentation.

L’explication la plus courante de cette abstention consiste à souligner que l’élection n’est plus un moment de consécration de l’engagement civique, une forme de fête républicaine où la participation signifie la souscription à l’ordre démocratique bien plus qu’un choix partisan. L’électeur ferait désormais son choix au dernier moment en fonction de ses intérêts économiques ou sociaux à court terme, susceptibles d’être influencés par les campagnes médiatiques ou les réseaux sociaux. Le désengagement électoral serait alors le résultat de l’évaluation négative faite par les électeurs des résultats obtenus par les diverses équipes gouvernementales qui se sont succédé ou du scepticisme devant des alternances qui ne proposent aucune alternative réelle, la politique nationale étant coincée par le jeu des intérêts financiers qui se nouent au niveau européen et mondial. Cependant, ces phénomènes touchent tous les pays européens de la même manière et leur effet sur la vie civique devrait être comparable. Or, il n’en est rien. Les taux de participation sont souvent bien plus élevés dans des pays de même stature économique que la France. Par exemple, pour les élections législatives, décisives dans les systèmes parlementaires, le taux de participation a été de 72,9 % en Italie en 2018, de 67,5 % au Royaume-Uni en 2019, de 78,7 % aux Pays-Bas en 2021 ou de 76,6 % en Allemagne en 2021 également. La désaffection à l’égard de la démocratie représentative prend donc en France une dimension singulière, car elle vient contredire une histoire politique construite précisément autour de l’idéal citoyen et républicain, la conquête du suffrage universel ayant été au cœur d’au moins deux révolutions.

L’abstention n’est donc que l’un des symptômes d’un mal démocratique plus profond. Les comparaisons internationales montrent clairement que d’autres symptômes l’accompagnent, notamment un déficit de confiance dans les institutions politiques nationales, qu’il s’agisse de la présidence, de l’Assemblée nationale, du Sénat ou même de corps non élus comme le Conseil constitutionnel. L’enquête Eurobaromètre montre que la France se situe au 20e rang sur 27 pays de l’Union européenne en ce qui concerne la confiance placée dans le gouvernement national et au 24e rang en ce qui concerne la confiance dans les partis politiques. Abstention et défiance font d’ailleurs fort bon ménage dans les analyses statistiques. On y retrouve les mêmes profils : des jeunes, peu diplômés et de condition modeste. L’abstention devient donc différentielle, et les électeurs qui votent réellement ne constituent plus un échantillon représentatif des citoyens. Le procès intenté moult fois aux sondages d’opinion rate sa cible, car ces derniers ne font que restituer les représentations politiques et sociales d’un ensemble de citoyens dont seule une partie décide d’aller voter. Ce sont bien les élections qui ne sont plus représentatives. La démocratie a été de facto confisquée par des citoyens âgés, diplômés et disposant d’un certain patrimoine. L’oligarchie dénoncée par les mouvements populistes n’est alors elle-même que le résultat du filtre social créé par l’abstention ou, de manière plus générale, par le désintérêt pour l’élection 1.

Interpréter la crise démocratique

Pour comprendre la crise démocratique dont l’effet le plus visible est la désertion des isoloirs, il faut donc remonter à la source, à savoir la crise de confiance. Le rejet de l’élection procède alors de deux mécanismes qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre mais se cumulent. Le premier est que la crise de confiance ruine complètement les mécanismes d’évaluation des politiques publiques, qui reste nécessaire au contrôle du pouvoir. La théorie démocratique de base suppose que les représentants contrôlent les budgets et les actions entreprises par le pouvoir exécutif. Les révolutions américaine puis française partent toutes deux d’une volonté de contrôler l’action publique, son coût, son efficacité et sa pertinence. C’est la fin de l’arbitraire royal et l’introduction d’une notion économique dans le jeu politique : on ne peut pas tout faire à n’importe quel prix au profit de n’importe qui. Et donc s’affirme le principe : « pas de taxation sans représentation ». La justification économique de la démocratie représentative tend à concurrencer au XVIIIe siècle la justification purement politique (protéger les libertés individuelles et notamment de culte) que des penseurs comme John Locke lui affectent au XVIIe. Si la confiance dans les mécanismes de contrôle fait défaut (le baromètre de la confiance politique du Cevipof montre qu’en moyenne 35 % seulement des enquêtés français de 2021 font confiance à leur député) 2, l’idée même d’établir un bilan objectif de l’action gouvernementale s’effrite, laissant place à des convictions personnelles, aux seules informations qui viennent les confirmer, à la théorie du complot telle qu’on l’a vue se développer depuis quelques années. Un exemple frappant en est offert par la crise de la Covid-19, car l’évaluation de l’action gouvernementale est restée intimement associée à la confiance que les enquêtés portaient à Emmanuel Macron, au gouvernement ou aux experts qui en étaient proches. En revanche, la situation observée en Allemagne et au Royaume-Uni, si elle n’était guère meilleure en matière sanitaire, ne servait pas d’expression à un rejet global du politique comme ce fut le cas en France. Dans ces deux pays, la contestation des décisions gouvernementales s’est insérée dans le jeu normal de la majorité et de l’opposition 3.

Le rejet de la démocratie représentative en France est un rejet global de tous les mécanismes de contrôle, supposés faussés, voire corrompus, de l’action publique. Il ne se réduit pas au bilan négatif que l’on peut faire de la succession d’alternances et de gouvernements. Si l’on ne vote pas, ce n’est pas parce que le résultat est mauvais, c’est parce que l’on n’a pas ou plus confiance dans les informations ou les mécanismes restituant ce résultat : tout ce qui est officiel est faux, la vérité est ailleurs. C’est donc toute la philosophie positiviste sur laquelle repose le modèle républicain, supposant un débat alimenté par les connaissances scientifiques, qui est remise en cause. La culbute des dominos se poursuit car, avec la relégation du récit républicain et du positivisme, on voit se développer une propension à la radicalité.

Le second mécanisme qui explique ce rejet de l’élection tient à la fracture entre les électeurs et les élus. Cependant, cette fracture ne sépare pas seulement les citoyens des professionnels de la politique sur le seul terrain des profils sociaux. Les études montrent effectivement que les élections au scrutin uninominal comme à la proportionnelle créent des filtres successifs qui sélectionnent entre le premier et le second tour les candidats les plus aptes à vaincre dans une arène politique qui exige désormais des compétences et des ressources scolaires importantes. Mais la fracture est plus profonde. Si on ne vote pas, ce n’est pas parce que le maire est un notable, que tel candidat à l’élection présidentielle est un haut fonctionnaire ou que les premiers de telle liste aux régionales sont des anciens militants ayant cumulé dans le temps de nombreux mandats. C’est parce que l’on pense que « ces gens-là » vivent dans un autre monde, trop éloigné des vicissitudes et des contraintes du quotidien, et s’avèrent incapables d’avoir une emprise sur le réel. La crise des Gilets jaunes a fourni l’occasion d’entendre souvent ce discours du découragement et de l’incrédulité. L’abstention n’est pas dictée par le désintérêt à l’égard du politique. Les enquêtes montrent que les trois quarts des personnes interrogées s’y intéressent de près ou de loin. En ce sens, les interprétations qui font de la démocratie moderne une démocratie « furtive » 4 où les citoyens ne se mobiliseraient que pour trancher des questions importantes en exerçant un contrôle démocratique minimum le reste du temps, ne font que réitérer l’interprétation libérale du vote et passent à côté de l’essentiel. L’abstention est devenue contestataire, rejetant des mécanismes de représentation considérés comme inefficaces pour changer la vie de tous les jours.

Les deux anthropologies du pouvoir

La crise des Gilets jaunes constitue à ce titre le prototype d’une mobilisation inclassable sur le plan politique et ne s’insérant nullement dans le jeu convenu des mouvements et des syndicats de gauche venant défendre des droits sociaux face au patronat. Les commentateurs simplistes en ont fait une simple jacquerie, une révolte fiscale sans lendemain. Mais en contournant les appareils des partis politiques comme des syndicats (rappelons comment Philippe Martinez, patron de la CGT, fut « exfiltré » du défilé le 1er mai 2019 sous les huées), en s’en prenant à l’État et à sa production de normes, cette crise est venue mettre au jour la confrontation de deux anthropologies.

D’un côté, avec le macronisme, une anthropologie de la complexité, de l’Europe, des institutions, de la technicité, du long terme ; de l’autre, une anthropologie de la simplicité, de la proximité, des affects, du court terme (la fin de mois), de la démocratie directe (le référendum d’initiative citoyenne). Cette montée en puissance d’une nouvelle forme de socialité politique, plus ou moins bien captée par le « grand débat national », où l’action directe sur la société vient remplacer la représentation, n’est pas sans ambiguïté. La qualifier de populiste n’est qu’en partie vrai, car elle ne célèbre pas la verticalité mais l’horizontalité et ne cherche pas à créer des structures autoritaires. En revanche, elle s’inscrit dans le nouvel horizon politique français dominé par une impatience à l’égard des changements de société et la recherche d’une proximité qui n’est pas exempte de consumérisme. À bien des égards, le rejet de la démocratie représentative montre que le capitalisme, en transformant les citoyens en consommateurs, a fini par ronger de l’intérieur le libéralisme politique.



  1. Luc Rouban, La démocratie représentative est-elle en crise? la Documentation française, 2018.
  2. Cevipof, « Baromètre de la confiance politique », vague 12 bis, mai 2021 (www.sciencespo.fr/cevipof/).
  3. Bruno Cautrès et Luc Rouban, « La gestion de la crise sanitaire au miroir de la défiance politique et d’une société peu cohésive », focus du Conseil d’analyse économique, octobre 2021 (www.cae-eco.fr).
  4. John R. Hibbing, Elizabeth Theiss-Morse, Stealth Democracy. Americans’Beliefs About How Government Should Work, Cambridge University Press, 2002.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/une-democratie-sans-electeurs.html?item_id=5821
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