Gwénaële CALVÈS

Professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise.

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Rendre la parole au peuple? La question du RIC

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) veut contribuer à régénérer la démocratie représentative. Les États-Unis sont coutumiers de ces mécanismes de démocratie directe qui permettent au peuple, de sa propre initiative, de prendre la parole pour légiférer, annihiler une loi ou révoquer un élu.

Référendum d’initiative citoyenne! Lancée dans le débat public par le mouvement des Gilets jaunes, la formule désigne, sous un acronyme unique (RIC), pas moins de quatre mécanismes de démocratie directe. Tous visent, comme en écho au slogan martelé aux ÉtatsUnis dans les années 1890, à « régénérer la démocratie représentative » 1.

Sur le modèle d’institutions très répandues outreAtlantique, le RIC, s’il parvenait à s’imposer en France, permettrait à des citoyens lambda, sous réserve d’être soutenus par une fraction du corps électoral, d’appeler aux urnes l’ensemble des électeurs. Pour statuer sur quel sujet?

Sur l’opportunité d’une révision de Constitution, d’abord. Il est, bien sûr, déjà prévu que toute révision du texte fondamental requière l’approbation des Français. Mais cette exigence de principe est assortie d’une possibilité de dérogation, à la discrétion du président de la République : s’il le souhaite, il peut faire ratifier la loi de révision par les deux chambres réunies en Congrès à Versailles. Et c’est ce que les successeurs du général de Gaulle ont toujours fait, sauf pour le passage du septennat au quinquennat, approuvé en 2000 à une très large majorité des voix (mais avec un taux d’abstention proche de 70 %). Avec le RIC, la ratification par voie référendaire deviendrait obligatoire, si une partie des citoyens l’exigeait.

Les trois autres déclinaisons du RIC sont autrement plus « disruptives ». Elles donneraient trois nouveaux droits au peuple souverain : le droit de légiférer lui-même, le droit d’annihiler une loi adoptée par le Parlement et le droit de révoquer un élu dont la façon de servir ne convient plus.

Le droit de légiférer

Aux États-Unis, le référendum de ratification – convoqué par les pouvoirs publics – est partout d’usage fréquent, au niveau local comme à celui des États. Seule la moitié des États organisent toutefois un véritable partage du pouvoir législatif entre deux instances : le législateur élu et le législateur populaire. Dans ces États, des particuliers, des syndicats, des associations, des groupes d’intérêt en tout genre peuvent proposer au corps électoral de se prononcer sur un texte de loi qu’ils ont eux-mêmes élaboré.

La proposition de loi d’initiative citoyenne, après le contrôle de sa conformité à diverses exigences de fond et surtout de forme, circule d’abord sous forme de pétition. Lorsqu’elle a recueilli le nombre de signatures requis, elle doit (dans huit États) être transmise aux assemblées. Si celles-ci adoptent le texte, les choses en restent là. Si elles le rejettent, elles soumettront leur propre texte à la décision des électeurs, en concurrence avec la proposition initiale. Mais la législation véritablement « directe » ignore l’étape parlementaire : une pétition approuvée par un nombre suffisant d’électeurs contraint les pouvoirs publics à convoquer un référendum. Ils ont aussi l’obligation, dans la plupart des États, d’éclairer l’opinion sur les choix qu’elle doit faire. Plusieurs semaines avant le scrutin, chaque électeur reçoit ainsi une brochure qui présente le projet (et les éventuels contre-projets), son coût, ses incidences fiscales, l’identité de ses promoteurs et de ses adversaires déclarés, ainsi que leurs principaux arguments.

Depuis 1904, près de 3 000 propositions de lois d’initiative populaire ont été soumises à la sanction du corps électoral, avec un taux d’approbation légèrement inférieur à 40 %. Elles ont permis l’adoption de réformes destinées, selon le mot de Woodrow Wilson, à « rendre plus représentatif le gouvernement représentatif » : le droit de vote des femmes, par exemple, a été imposé par cette voie dans plusieurs États, avant de s’imposer au Congrès fédéral en 1919. Les mesures de « régénération » de la démocratie représentative forment, aujourd’hui encore, plus du tiers des réformes proposées par la voie de l’initiative (mais elles finissent souvent par se heurter à la censure de la Cour suprême fédérale, qui s’oppose notamment à tout encadrement du financement de la vie politique). D’autres initiatives permettent de faire adopter des réformes bloquées dans les assemblées par de puissants groupes d’intérêt (lutte contre le tabagisme, par exemple), ou parviennent à inscrire à l’agenda des propositions qui ne sont relayées par aucun des acteurs du jeu politique. La légalisation du cannabis thérapeutique a ainsi résulté, en Californie, d’une initiative populaire tout à fait artisanale, avant d’essaimer vers d’autres États.

RIP contre RIC

En France, un succédané de référendum d’initiative populaire a été introduit dans la Constitution en 2008 : c’est le référendum d’initiative partagée (RIP). Mais les conditions prévues pour sa mise en œuvre, précisées par une loi organique du 6 décembre 2013, sont si décourageantes qu’aucun RIP n’a jamais abouti.

L’initiative du RIP, d’abord, n’est pas populaire mais parlementaire. La proposition de loi doit émaner d’un cinquième au moins des membres du Parlement. Elle ne peut porter que sur un des objets définis à l’article 11 de la Constitution (organisation des pouvoirs publics, réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ratification d’un traité qui aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions). Les questions dites « de société » sont donc exclues. Le Conseil constitutionnel s’en assure, et vérifie qu’aucune disposition de la proposition de loi n’est contraire à la Constitution. En dépit d’une rumeur persistante, aucun RIP ne pourrait donc rétablir la peine de mort ou restreindre les droits fondamentaux des étrangers.

S’ouvre ensuite la phase de recueil du soutien populaire à la proposition. Le seuil à atteindre, dans un délai de neuf mois, est incroyablement élevé : 10 % des électeurs inscrits! En mars 2020, on a ainsi constaté, sans surprise, que les 4 717 396 signatures électroniques requises pour transformer l’essai de la première tentative de RIP n’avaient pas été rassemblées. En neuf mois, la proposition qui voulait interdire la privatisation des aéroports de Paris avait à peine franchi le seuil du million de soutiens. Il est vrai que la dernière étape de la procédure n’incite pas à l’enthousiasme : il suffit que la proposition soit, non pas adoptée, mais simplement « examinée » par les assemblées pour que… tout s’arrête! Le président de la République n’est plus tenu de convoquer le moindre référendum.

Le droit de contredire le Parlement

Le RIP, comme on voit, est bien loin d’ériger le corps électoral en source autonome de législation, complémentaire ou concurrente de la source parlementaire. La Constitution ne permet pas au « peuple législateur » d’imposer sa volonté à des représentants qui font la sourde oreille (initiativecontournement) ; elle lui interdit même expressément de vouloir abroger une disposition législative promulguée depuis moins d’un an (initiative-riposte). L’opposition parlementaire ne doit pas être tentée de s’appuyer sur une partie de l’opinion pour regagner, par un référendum, la bataille qu’elle vient de perdre dans l’hémicycle.

Aux États-Unis, dans la grande majorité des villes et des comtés, les décisions prises par les élus peuvent au contraire se trouver immédiatement anéanties par une votation populaire. Ce veto est même opposable, dans vingt-trois États, à la loi votée par les assemblées. Le déclenchement de la procédure intervient entre le vote de la loi et la date prévue pour son entrée en vigueur (60 ou 90 jours après la fin de la session parlementaire, selon les États). Dans ce délai, si une pétition exigeant l’organisation d’un référendum est soutenue par un nombre déterminé d’électeurs, le sort de la loi sera tranché dans les urnes.

Ce type de scrutin n’est pas très fréquent (depuis 1906, moins de 550 veto populaires ont été dirigés contre une loi), mais ses promoteurs obtiennent le plus souvent gain de cause. Le corps électoral se désolidarise, sur une question précise, du parti auquel il a donné une majorité dans les assemblées : des électeurs peuvent ainsi signifier à leurs élus démocrates que, s’ils adhèrent à l’essentiel de leur programme, ils rejettent, par exemple, toute mesure de contrôle des armes à feu. Une campagne bien menée peut également convaincre les citoyens que leurs représentants ont commis une erreur d’appréciation, comme lorsque la mobilisation des syndicats de la fonction publique dans l’Ohio, en 2011, a mis en échec une loi qui limitait leur pouvoir dans la négociation collective.

En France, le délai de promulgation de la loi (ou de publication d’une ordonnance, procédé aujourd’hui dominant de fabrication de la loi) est trop court pour permettre l’instauration d’une procédure de veto populaire. Mais après l’entrée en vigueur du texte, un référendum abrogatif d’initiative citoyenne, sur le modèle suisse ou italien, serait parfaitement envisageable. En fixant à 600 000 le nombre minimal des opposants à la loi, et en leur imposant d’attirer vers les urnes la moitié au moins des électeurs inscrits pour que le non impose le retrait du texte, on ne risquerait nullement de plonger le pays dans un chaos permanent. Seraient bien sûr exclus, comme partout, certains types de lois. Les lois de finances, au premier chef, mais certainement pas celles qui décident de la réforme du baccalauréat ou de la haute fonction publique. Pourquoi seraient-elles immunisées contre toute censure?

À ceux qui s’inquiètent du désordre que pourrait provoquer l’abrogation référendaire de tout ou partie d’une loi déjà entrée en vigueur, on rappellera que le Conseil constitutionnel, depuis 2010, dispose exactement du même pouvoir. Lorsqu’il réduit à néant des dispositions parfois très anciennes, il peut différer dans le temps les effets de sa décision, pour permettre au Parlement d’en anticiper les conséquences. La même solution pourrait être retenue pour une abrogation décidée par la voie d’un RIC.

Le droit de révoquer les élus

Le référendum révocatoire d’initiative populaire complète la panoplie des instruments qui veulent « rendre la parole au peuple » dans une démocratie représentative. Cette procédure permet à un groupe de citoyens de mettre aux voix une question très simple : voulez-vous maintenir à son poste tel ou tel de vos représentants? En cas de réponse négative, l’élu est contraint de démissionner.

Utilisé pour la première fois à Los Angeles en 1904, pour révoquer un conseiller municipal jugé trop proche d’un journal hostile à la classe ouvrière, ce type de référendum (appelé recall) est aujourd’hui présent, aux États-Unis, dans la quasi-totalité des États, avec un degré d’institutionnalisation variable (deux comtés seulement dans l’Utah, quelques villes dans le Maine ou au Texas). C’est d’abord un instrument de démocratie locale : l’immense majorité des procédures de révocation populaire engagées chaque année outre-Atlantique visent des conseillers municipaux, des maires, des membres de conseils d’école, ou d’autres élus « de proximité » (gestionnaires de services publics, shérifs, procureurs de comté). La révocation de représentants élus à l’échelle de l’État est moins largement disponible, puisque seuls dixneuf États ont institué cette procédure. Les « rappels » effectifs y sont d’ailleurs assez rares, mais il est vrai que les élus préfèrent parfois démissionner avant le scrutin, dès le stade de la collecte des signatures nécessaires à son organisation – en général, 25 % des suffrages exprimés lors de l’élection du représentant dont la révocation est proposée.

Le référendum révocatoire est une sorte de motion de censure, par laquelle le corps électoral signifie à un représentant qu’il lui retire sa confiance. Il sanctionne souvent un élu dont la probité apparaît douteuse, ou veut lui faire payer le prix d’une décision qui ne convient pas à ses électeurs. Mais, plus fondamentalement, il entend signifier que le mandat exercé par l’élu a perdu sa qualité de mandat représentatif. La pétition qui a conduit à la révocation du président du Sénat de l’Arizona en 2011 proclamait ainsi : « Nous demandons le rappel de sénateur Russell Pearce en raison de son incapacité à tenir compte des questions qui préoccupent tous les citoyens de l’Arizona. […] Nous méritons un représentant qui reflète nos valeurs, nos convictions, et notre vision de l’Arizona. En signant cette pétition, nous retirons publiquement notre soutien à Russell Pearce et à ce qu’il représente. »

« Prendre la parole » pour dire n’importe quoi?

Les plus grands spécialistes français du régime parlementaire (à commencer par Carré de Malberg, dans les années 1930) ont souligné que l’initiative populaire entretient une profonde affinité avec les principes fondamentaux du régime représentatif. En l’absence d’obstacle théorique à l’instauration d’un RIC, ses adversaires se replient donc sur des arguments de fait. La législation populaire serait de piètre qualité ; la censure populaire de la loi ou des représentants serait capricieuse, erratique, trop aisément manipulable par des démagogues. La montée en puissance des réseaux sociaux n’a pas contribué à réhabiliter l’idée d’une société civile apte à débattre, rationnellement et sereinement, de questions d’intérêt général.

À ce procès en incompétence rituellement instruit contre l’initiative populaire, une masse impressionnante d’études empiriques apporte un ferme démenti. Elle montre que les mécanismes qui permettent au peuple de « prendre la parole » favorisent au contraire un exercice actif et éclairé de la citoyenneté. Exercice évidemment ponctuel, et que l’ingénierie constitutionnelle sait entourer de multiples « gardefous » (mot sévère, mais qui peut tomber juste…).

Abstention massive, méfiance généralisée à l’égard des élus, dégoût, violence qui rôde : notre démocratie est gravement malade. Essayons le RIC avant qu’il ne soit trop tard.



  1. Sur l’ensemble de la question, voir Gwénaële Calvès, « Le peuple législateur. Sur l’initiative citoyenne aux États-Unis », in Spicilegium Juris Politici. Mélanges offerts à Philippe Lauvaux, éditions Panthéon-Assas, 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/rendre-la-parole-au-peuple-la-question-du-ric.html?item_id=5830
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