Pierre ROSANVALLON

Historien, professeur émérite au Collège de France.

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Faire entrer le long terme en démocratie

Pierre Rosanvallon a consacré plusieurs cycles de réflexion à la désaffection démocratique et au désenchantement politique. Il ne se borne pas à l’analyse. Il propose. Ces extraits de son ouvrage Les épreuves de la vie insistent, face à l’impératif écologique, sur la nécessité de prendre en compte, institutionnellement, le temps long.

Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie, Seuil, 2021, 215 pages.

Le texte repris ici provient des pages 139 à 142.


Le développement d’une démocratie plus forte et plus active, avec des institutions renouvelées et plus ouvertes à l’intervention directe des citoyens, ne peut suffire pour faire face aux menaces d’humanité [dérèglements climatiques, pandémies, incertitudes géopolitiques]. C’est en effet l’horizon même de la vie politique, avec la nécessaire inscription de l’action dans la durée, et la redéfinition de son sujet, avec le passage du citoyen-national à l’individuhumanité, qui est en jeu. Le problème étant que ces deux dimensions constituent le grand impensé des théories de la démocratie et des dispositifs institutionnels qui lui donnent consistance. La question est décisive car des régimes autoritaires se présentent aujourd’hui comme mieux à même d’intégrer ces dimensions. Elle dominera le XXIe siècle dans le face-à-face des pays démocratiques avec la puissance chinoise. La confrontation des économies et de l’influence politique sera pour cela inséparable d’un affrontement intellectuel sur les modes de prise en charge de ces deux impératifs dont dépend la capacité de réduire les incertitudes de l’avenir.

Il est banal de constater que les démocraties ont du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement. Le constat n’a cessé d’être fait depuis l’âge des révolutions fondatrices. Mais il a pris une importance vitale en un temps de confrontation directe et impérieuse aux menaces d’humanité. La « préférence pour le présent » des démocraties s’explique par leur histoire et la nécessité dans laquelle elles se sont trouvées de rompre avec le temps immuable des visions religieuses et monarchiques du monde. Le présent a en effet toujours été considéré comme le temps de la volonté générale, dont la fréquence des élections est le baromètre. Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans la discussion de cette conception de la volonté avec tout ce qu’elle implique. Mais du moins peut-on brièvement indiquer quelques remèdes possibles à ce court-termisme, ou du moins quelques modalités de son inflexion.

La correction de la myopie démocratique a depuis longtemps fait l’objet de réflexions et de propositions. La principale d’entre elles a reposé sur le projet d’un élargissement des procédures représentatives.

Dès la fin du XIXe siècle, Alfred Fouillée, l’un des grands philosophes de l’idée républicaine et du solidarisme, avait ainsi proposé d’adjoindre à la Chambre des députes, représentant le présent, un Sénat porte-parole d’une volonté nationale comprise de façon élargie, comme étant composée « d’encore plus d’hommes à naître que d’hommes déjà nés ».

Une nation, avait-il justifié en pionnier, n’est pas une réunion accidentelle d’individus ; c’est une personne vivante et perpétuelle qui a un corps organisé à conserver et à développer, qui a des traditions à sauvegarder, des droits et des devoirs séculaires, des richesses morales et matérielles à défendre contre la passion, où l’intérêt actuel peut se trouver en contradiction avec l’intérêt futur.

L’idée a été reprise récemment sous différentes formes. On a ainsi pu parler de la nécessité de créer un « Parlement des objets » (Bruno Latour) ou un « Parlement du futur » (Dominique Bourg). Les modalités de mise en place, de fonctionnement et d’intervention de ce type d’institution restent à préciser. Mais l’idée d’introduire une dimension réflexive et délibérative dans les institutions et de pluraliser les formes de la représentation est indubitablement nécessaire. Nécessaire, mais pas suffisante. C’est en effet au-delà de la sphère représentative (qu’elle soit d’essence électorale ou procédant du tirage au sort) qu’il faut aussi envisager le souci du long terme.

Il y a deux autres façons de s’engager dans cette direction. Lui donner d’abord toute sa place dans l’ordre constitutionnel. Il ne s’agit pas seulement là d’une question formelle. Les constitutions sont en effet structurellement les gardiennes de la mémoire des principes organisateurs de la vie commune, contraignant les assemblées parlementaires et le pouvoir exécutif à les respecter (même si, en dernier ressort, une constitution peut toujours à son tour être changée). Elles veillent ainsi sur les droits de l’homme et l’esprit des institutions. Mais on pourrait très bien imaginer qu’elles intègrent aussi le souci des générations futures. Dans cet esprit, Sieyès a écrit : « Les véritables rapports d’une constitution politique sont avec la nation qui reste, plutôt qu’avec les besoins de la génération qui passe, avec les besoins de la nature humaine, communs à tous, plutôt qu’avec les différences individuelles. » 1

Comme celle d’humanité, l’idée de nation implique en effet celle d’une expérience collective inscrite dans l’écriture d’une histoire. Il faut donc veiller à ce que ces possibilités ne soient pas obérées. L’article premier de la loi française de décembre 1991 sur le stockage des déchets radioactifs disait dans cet esprit : « Les générations futures ont le droit de jouir de cette terre indemne et non contaminée ; elles ont le droit de jouir de cette terre qui est support de l’histoire de l’humanité. » La charte française de l’environnement (2005) a aussi fait avancer les choses en formulant des principes et des valeurs à respecter. Ce sont des données de cette nature qu’il conviendrait de préciser et de constitutionnaliser de façon cohérente. Elles dessineraient de la sorte un cadre contraignant pour l’action législative et pourraient constituer des références opposables, dont les citoyens pourraient même s’emparer directement. Le point a bien été mis en avant par la Convention citoyenne pour le climat.

C’est aussi la redéfinition et le renforcement de l’État et de la notion de service public qui sont requis. Il n’a pas seulement une fonction de gestion et de régulation. Il est aussi le conservateur des conditions de la vie commune et la vigie du futur 2. Il incarne fonctionnellement une autre temporalité que celle des gouvernements dont le pouvoir est marqué du sceau de l’éphémère.

« L’État est le représentant de la perpétuité sociale. Il doit veiller aux conditions générales d’existence de la nation », avait ainsi souligné au XIXe siècle un économiste pourtant fort libéral 3. C’est un point à méditer, à l’heure où beaucoup réclament que tous les pouvoirs, qu’ils soient judiciaires, administratifs ou de l’ordre d’autorités indépendantes soient soumis au pouvoir majoritaire des élus. Alors que nombre de gouvernements repoussent dans le futur des questions délicates à traiter (le cas des déchets nucléaires en étant un exemple archétypique 4), il s’agit, à l’inverse, d’introduire le futur dans la conduite du présent : c’est ainsi que doit se comprendre l’art politique de la décision à l’âge des menaces d’humanité.



  1. Opinion de Sieyès sur les attributions et l’organisation du jury constitutionaire [sic], Convention nationale, 18 thermidor an III.
  2. Au temps où s’imposait encore fortement l’idée de service public, un de ses représentants les plus archétypiques, l’inspecteur des finances Simon Nora, qualifiait les hauts fonctionnaires de « prêtres du temps long » en notant : « S’il n’y a pas des gens chargés de la prise en compte des intérêts structurels de la nation, au-delà des relèves et des rythmes de la classe politique, quelque chose de fondamental manque dans un pays » (« Servir l’État », le Débat, no 40, mai-septembre 1986).
  3. Paul Leroy-Beaulieu, L’état moderne et ses fonctions, Guillaumin, 3e éd., 1900, p. 120.
  4. Voir sur ce point l’ouvrage instructif de Yannick Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Economica, 2005.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/faire-entrer-le-long-terme-en-democratie.html?item_id=5831
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