La démocratie malade des réseaux sociaux
Auparavant célébré pour ses capacités de vitalisation démocratique, le numérique est maintenant vivement critiqué. Internet et les réseaux sociaux peuvent desservir la démocratie, en polarisant plus encore les opinions, en facilitant les manipulations, en exacerbant les tensions. Même si l’offre d’informations est toujours plus abondante, se posent les deux problèmes de la vérité et du pluralisme.
Internet, est-ce bon ou mauvais pour la démocratie? Il est remarquable de constater à quel point le discours dominant sur cette question a changé en une douzaine d’années. D’exagérément optimiste, il est peut-être devenu un peu trop pessimiste. Alors même que des moyens de corriger certains problèmes paraissent à présent en vue.
De la célébration au désamour
Les Printemps arabes de 2011 avaient semblé donner raison aux optimistes. Armés de leurs seuls portables – et de compétences numériques souvent acquises dans les universités américaines et européennes – de jeunes activistes sont parvenus, cette année-là, à mobiliser « pour la dignité » des peuples entiers, en Tunisie, en Égypte, en Syrie ou en Libye. Les réseaux sociaux, en particulier, en « altérant la dynamique de la distribution de l’information » 1, ont dépossédé des despotismes arriérés de leur monopole sur les outils de communication locaux. Larry Diamond, le corédacteur en chef du Journal of Democracy, qualifia alors le numérique de « technologie de la libération ». Non seulement, il permettait d’exprimer les opinions dans leur diversité, mais aussi de mobiliser des manifestants, de surveiller le déroulement des élections et d’interpeller les dirigeants corrompus ou incapables. À l’époque, dans nos vieilles démocraties libérales, Internet apparaissait aussi souvent comme un moyen « d’émancipation citoyenne », apte notamment à rendre la parole aux administrés en dehors des périodes électorales dans le cadre d’une « démocratie participative ». Les réseaux sociaux étaient censés favoriser des formes renouvelées d’organisation collective.
Comment expliquer que, depuis quelques années, ces mêmes réseaux sociaux soient très largement perçus comme des outils de la « déconsolidation démocratique », selon l’expression de Yascha Mounk? Quelles sont les causes de ce désamour?
Après avoir connu « l’ère des masses » entre les deux guerres mondiales, propice, comme l’avait fait observer Hannah Arendt, aux totalitarismes, puis la démocratie des partis durant les Trente Glorieuses, nos régimes ont connu une phase que Bernard Manin a baptisée « démocratie du public » dans les années 1980 et 1990. Sous l’influence de la télévision, média généraliste de l’époque, les électeurs se comportaient en tant que public d’une vie politique perçue sous l’angle du spectaculaire. Or, ce public, relativement homogène sous l’effet de la « moyennisation » des situations et de l’épuisement des grands récits idéologiques, eut alors tendance à converger vers le centre de l’échiquier politique. En France, l’ouvrage collectif, signé par Furet, Julliard et Rosanvallon, La république du centre (1988) témoigne de ce moment centrifuge de notre vie politique. De leur côté, les dirigeants politiques de l’époque, comme Mitterrand et Chirac, savaient que leur élection se jouait dans la conquête de l’électorat centriste. Il n’était pas question de droite ni de gauche « décomplexées », comme cela devint le cas au début du XXIe siècle.
Tout a changé, en effet, depuis que la source d’information principale est devenue Internet. La vie politique de nombreuses démocraties est devenue « centripète ». Et cette polarisation des opinions s’est doublée d’une méfiance générale envers les institutions démocratiques et les autorités élues qui fragilise nos systèmes politiques. Des « essaims numériques » se forment en dehors des partis politiques organisés. Et ceux-ci s’épuisent à essayer de suivre leurs mouvements erratiques. La démocratie elle-même donne des signes « d’épuisement » bien visibles depuis le début de l’épidémie de Covid19 : des rumeurs extravagantes visant les vaccins donnent lieu à des violences contre les élus.
Les causes en sont désormais bien connues. D’une part, les nouveaux médias numériques ont désintermédié l’information comme tout le reste : les journalistes ont été dépouillés de leur ancienne fonction de gatekeepers (intermédiaires). Tout un chacun peut émettre un avis, annoncer une information dont il a été témoin, lancer une rumeur. D’autre part, le « public » d’autrefois a éclaté en une myriade de bulles 2.
Personnalisation, biais de confirmation et polarisation
Dans The Filter Bubble (2011), Eli Pariser, l’un des organisateurs de la campagne électorale d’Obama en 2008, a montré que la personnalisation des résultats proposés par Google et les autres moteurs de recherche, via des algorithmes, allait enfermer chaque utilisateur dans une « bulle de filtre ». En sélectionnant les informations proposées à partir de ses préférences connues, les moteurs de recherche ont tendance à confirmer chacun dans ses opinions. Et le « spectacle » projeté sur les parois de la bulle devient personnel et privé, coupant le spectateur de la société alentour. C’est le Daily Me, théorisé par le fondateur du Media Lab du MIT, Nicholas Negroponte. Chaque jour nous est proposé une sorte de journal sur mesure qui ne s’adresse qu’à nous, en fonction de ce que nous avons déjà regardé sur la Toile. Le « monde commun » s’évanouit. La démocratie exige pourtant que les citoyens soient exposés à des idées et à des expériences qui diffèrent des leurs, d’une part et, de l’autre, qu’ils soient mis en capacité de distinguer le vrai du faux.
Cass R. Sunstein, autre proche d’Obama et professeur de droit à Harvard, a posé sur les réseaux sociaux un jugement nuancé. D’un côté, relève-t-il, pour que les démocraties fonctionnent correctement, il est essentiel que les problèmes particuliers que rencontrent certaines personnes soient connus de celles qui n’ont pas à les affronter. Et les réseaux sociaux, en permettant justement de partager ces problèmes, favorisent leurs chances d’être résolus. Mais le revers de la médaille, c’est la prolifération des « cocons d’information » et la capacité de circulation des fake news. « Vous allez croire beaucoup de choses qui sont fausses et vous allez manquer d’apprendre quantité de choses qui sont vraies. Et c’est terrible pour la démocratie. D’autant que ceux qui ont des intérêts spécifiques – y compris des politiciens et des nations comme la Russie, cherchant à perturber le processus démocratique – peuvent utiliser les réseaux sociaux pour promouvoir leurs intérêts », résume-t-il 3.
Les réseaux sociaux favorisent la polarisation des opinions selon un processus bien connu de la psychologie de groupe : lorsque des personnes aux opinions semblables discutent ensemble, elles ont tendance à radicaliser ces opinions. Les membres du groupe recherchent l’approbation des autres et pensent l’obtenir en surenchérissant sur les idées déjà émises. Des minorités actives ont été ainsi à l’origine de la radicalisation politique aux ÉtatsUnis : le Tea Party, puis le courant populiste incarné par Donald Trump sont parvenus à droitiser considérablement le Parti républicain. Le courant woke des Justice Democrats exerce, de son côté, une pression croissante sur le Parti démocrate. Or, cette polarisation politique, que l’on constate dans la plupart de nos vieilles démocraties, rend très difficile de dégager des compromis. Ce qui a pour effet de bloquer l’action gouvernementale, comme on l’observe aux États-Unis, où le système institutionnel exige généralement ce type de conciliation entre la présidence et le Congrès.
Désinformation, confusion, fake news
À partir de 2016 et 2017, on a commencé à se préoccuper des campagnes de désinformation menées depuis l’étranger. On a pu constater comment, grâce à ses « usines à trolls », la Russie était parvenue à interférer dans les élections présidentielles américaine et française. En 2016, pas moins de 126 millions d’Américains ont été exposés, au moins une fois, sur Facebook à des contenus émanant des services de propagande du Kremlin. Selon Philip N. Howard, professeur à Oxford, environ soixantedix gouvernements dans le monde se sont dotés de services d’influence sur Internet. La désinformation est devenue un des moyens de la « cyberguerre » récemment déployée par les États autoritaires.
De telles campagnes peuvent chercher à modifier la perception que les opinions se font des politiques menées par les États qui les emploient. C’est ainsi que les agressions russes contre la Géorgie et l’Ukraine ont été accompagnées de campagnes sur les réseaux sociaux, visant à donner une image aussi mauvaise que possible des pays attaqués. Elle peut favoriser celui des candidats que le Kremlin estime le plus favorable à ses intérêts, comme ce fut le cas avec le soutien apporté par la Russie à Donald Trump. Mais le plus souvent, une campagne vise surtout à semer la confusion dans les esprits, à éroder la confiance des sociétés visées envers les institutions démocratiques, à inciter aux troubles sociaux et à la violence. Les Gilets jaunes ont été manifestement soutenus et encouragés par les services de Poutine. Les campagnes de désinformation favorisent les théories conspirationnistes. Elles créent le « désarroi épistémologique » et épuisent l’esprit critique en rendant indiscernables la vérité et le baratin (bullshit). Or, les fake news se répandent plus vite que les véritables informations et elles ressurgissent après avoir été contredites par les médias traditionnels.
La stratégie russe consiste à mettre en ligne, au même moment, un grand nombre de messages aux contenus voisins, mais qui peuvent aussi être contradictoires entre eux. Leur but est simplement de saturer l’espace médiatique et de décourager la riposte. D’où la création du concept de sharp power (« pouvoir piquant ») par Christopher Walker et Jessica Ludwig pour caractériser la diplomatie manipulatrice d’un pays visant à en influencer un autre en sapant son système politique 4. Les succès, récemment obtenus par les régimes autoritaires (Chine, Russie, etc.), ou illibéraux (Turquie, Hongrie, etc.) consistent, écrivent les deux auteurs, « en leur exploitation d’une asymétrie flagrante : dans une ère d’hypermondialisation, les régimes en Russie et en Chine ont érigé des barrières à l’influence politique et culturelle chez eux, tout en profitant de l’ouverture des systèmes démocratiques, à l’étranger ». Autrefois, on tentait d’influencer ou de corrompre des décideurs, ou l’on se livrait au lobbying auprès des élus intéressants ; il était loisible aux démocraties d’user des mêmes moyens. Tel n’est plus le cas avec la désinformation numérique.
Laisser faire ou contraindre les plateformes?
Une société démocratique ne peut fonctionner que sur la base d’un certain nombre de constats d’évidence partagées. Elle doit disposer de sources d’informations fiables et reconnues comme telles par une très large majorité de concitoyens. Or, le relativisme ambiant (« à chacun sa vérité »), la légitimation de « points de vue » alternatifs émanant de minorités aspirant à les faire reconnaître en raison de leur prétendue « subordination », la mise en cause des discours d’expertise et la méfiance systématique envers les institutions et les autorités démocratiques, qu’elle émane des mouvements populistes intérieurs ou qu’elle soit alimentée de l’extérieur, par des puissances étrangères hostiles aux démocraties, minent ces consensus.
Un certain nombre d’experts du numérique estiment qu’il est inutile d’essayer d’enrayer un phénomène qui relève de la « destruction créatrice », décrite autrefois par l’économiste Joseph Schumpeter comme caractéristique du capitalisme. Ainsi, Rasmus Kleis Nielsen et Richard Fletcher estiment que l’inquiétude suscitée par la redistribution des cartes médiatiques est caractéristique d’une élite attachée aux médias traditionnels 5. Selon eux, il est normal que, dans des sociétés culturellement hétérogènes et politiquement conflictuelles comme les nôtres, la majorité des publics se disperse. Le demos conteste le kratos, disent-ils pour s’en réjouir. Et ils font observer que, contre l’idée généralement admise, la distributed discovery (contenus proposés via des algorithmes) expose à des sources plus variées sur le plan idéologique que la direct discovery (cas où l’utilisateur va chercher des contenus sur des sites qu’il fréquente régulièrement).
À rebours, de nombreux observateurs bien informés estiment qu’il est temps d’imposer des limites au pouvoir des plateformes. Dans Forbes, on a pu lire cet éditorial : « La démocratie repose sur la libre circulation de l’information et sur la capacité des citoyens d’un pays à se faire entendre. Les réseaux sociaux font exactement le contraire : centraliser tout le contrôle sur ce qui est entendu et ce qu’ils peuvent dire à une poignée d’entreprises à but lucratif dont le pouvoir est absolu, dont les décisions finales sont sans recours et dont les processus sont totalement opaques. […] Ce ne sont pas les interférences étrangères qui constituent la plus grande menace pour notre démocratie numérique, mais les réseaux sociaux eux-mêmes et leur pouvoir illimité de déterminer qui a le droit de s’exprimer. » 6 C’est un son de cloche que l’on entend souvent à droite : la Silicon Valley serait aux mains de milliardaires qui se donnent une caution de gauche en pratiquant le « woke washing » et en pratiquant la censure des opinions conservatrices. De quel droit Twitter a-t-il fermé autoritairement le compte d’un président des États-Unis en exercice?
Contrairement aux Européens qui, comme l’Allemagne, ont pris des mesures sévères pour rendre pénalement responsables les plateformes des contenus illégaux qu’elles laissent publier, les Américains n’entendent pas remettre en cause le Communication Decency Act de 1996 qui garantit aux plateformes l’immunité 7. Mais des voix de plus en plus nombreuses réclament à présent que l’oligopole qui domine l’Internet soit démantelé en vertu des lois visant les monopoles. Ainsi Francis Fukuyama estime qu’il n’existe pas de véritable pluralité dans l’écosystème des plateformes, parce qu’elles sont parvenues à empêcher l’apparition de concurrents.
Mais la logique même de l’économie de réseau n’aboutit-elle pas à ne laisser subsister qu’un seul acteur sur chaque créneau? En outre, avertit Kelly Born, directrice du centre d’étude sur les politiques numériques à Standford, multiplier les plateformes aurait l’effet inverse de celui désiré : cette multiplication aboutirait à des « silos d’utilisateurs » aux opinions semblables, ne communiquant plus entre eux. 8
- Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, l’Observatoire, 2018.
- Damiano Palano, « La fin du “public”. La bubble democracy et la nouvelle polarisation », in Chantal Delsol et Giulio De Ligio (dir.), La démocratie dans l’adversité, éditions du Cerf, 2019.
- Cass R. Sunstein, « Is Social Media Good or Bad for Democracy? », International Journal on Human Rights, vol. 15, no 27, 2018 (https://www.proquest.com/docview/2161600268).
- Voir leur rapport « Sharp Power » sur le site du think tank National Endowment for Democracy (https://www.ned.org/sharp-power-rising-authoritarian-influence-forum-report/).
- Rasmus Kleis Nielsen et Richard Fletcher, « Democratic Creative Destruction? The Effects of a Changing Media Landscape on Democracy », in Nathaniel Persily, Joshua A. Tucker (dir.), Social Media and Democracy, 2020.
- « Pourquoi les réseaux sociaux mettent en danger la démocratie », 8 mai 2019 (https://www.forbes.fr/technologie/pourquoi-les-reseaux-sociaux-mettent-en-danger-la-democratie/).
- Le Communications Decency Act, en tant que disposition du Congrès américain pour réglementer le contenu pornographique sur Internet, est interprété de telle manière que les opérateurs de services Internet n’ont pas été considérés comme des éditeurs, et ne sont donc pas responsables des propos tenus par les tiers qui utilisent leurs services.
- « Can Digital Disinformation Be Disarmed? », 29 janvier 2021 (https://www.project-syndicate.org/onpoint/how-to-stop-disinformation-on-social-media-platforms-by-kellyborn-2021-01).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/la-democratie-malade-des-reseaux-sociaux.html?item_id=5824
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