Erell THEVENON

Déléguée générale de l’Institut pour l’innovation économique et sociale

Brice COUTURIER

Journaliste et essayiste

Partage

L’entreprise face aux revendications identitaires

Confrontées au wokisme, les entreprises doivent distinguer la face progressiste du mouvement de sa dérive radicale, qui risque de déstabiliser dangereusement le management lorsqu’on lui cède. Si le sujet n’est pas totalement neuf, il prend des dimensions inédites, et devrait préoccuper tout manager.

La formulation de revendications identitaires dans l’entreprise n’est pas un phénomène nouveau. Dans les années 2000, quelques affaires retentissantes impliquant des salariés ayant fait état de leurs convictions religieuses pour modifier leurs conditions de travail (exigence de salles de prière, refus de succéder à une femme sur un poste de travail, etc.) avaient incité des sociétés comme la RATP à mettre au point des dispositifs de prévention de ces situations et d’accompagnement des managers.

Après des années de relative accalmie, le phénomène reparaît, sous une forme différente. Sous l’effet conjugué d’un individualisme croissant, d’un renversement du rapport de force sur le marché du travail et d’un renouvellement des générations, se font jour, au sein de l’entreprise, de nouvelles exigences, portées par l’idéologie woke. Il s’agit d’un enjeu décisif, qui requiert des traitements délicats, auxquels les équipes managériales sont souvent mal préparées.

Les revendications identitaires en entreprise : quèsaco ?

L’une de ces difficultés réside dans l’identification même de cette idéologie. L’entreprise doit distinguer clairement le wokisme, idéologie identitariste, des revendications légitimes 1. Ces dernières visent à faire disparaître toute discrimination (consciente ou inconsciente) entraînant un préjudice en fonction de l’origine sociale, du sexe, de l’appartenance ethnique ou religieuse, ou encore de l’âge. Dans la perspective universaliste et méritocratique liée à la tradition républicaine, l’individu ne saurait être évalué en fonction d’autres critères que personnels. Le wokisme, à rebours, est une idéologie communautariste qui, considérant principalement les personnes en fonction de la couleur de leur peau, de leur « genre » ou de leur orientation sexuelle, tend à les y réduire. Il fait ressurgir, en particulier, une catégorie sur laquelle il insiste fortement, celle de « race » humaine 2.

Les activistes woke, mettant en oeuvre des stratégies particulières de prise du pouvoir au sein des institutions qu’ils infiltrent, exigent des traitements privilégiés pour certaines catégories de personnes (fondées principalement sur le genre, l’orientation sexuelle et l’origine ethnique), prétendent « déconstruire les savoirs » – tous plus ou moins suspects de biais « sexistes » ou « postcoloniaux » – et entendent privilégier le ressenti des « dominés » ou des « racisés » au détriment des faits objectifs.

Né sur les campus des États-Unis, le mouvement s’est ensuite étendu aux milieux culturels et médiatiques puis au monde des grandes entreprises. Andrew Sullivan, l’ancien rédacteur en chef de la revue The New Republic, expliquait : « L’objectif visé par notre culture à présent n’est plus l’émancipation de l’individu vis-à-vis du groupe, mais la définition de l’individu par le groupe. Nous appelions cela du racisme. Maintenant, nous l’appelons woke 3. »

C’est l’éditorialiste du New York Times Ross Douthat, qui a forgé l’expression « woke capitalism 4 ». « Un certain étalage de vertu ostentatoire (virtue signaling) sur les causes sociales progressistes, un certain degré de wokisme performatif est ainsi offert à la gauche militante de manière préemptive, dans l’espoir que d’avoir ces entreprises de leur côté dans la guerre culturelle modérera les initiatives prises pour les taxer davantage ou pour réguler nos nouveaux monopoles. » On a ainsi vu Nike militer pour Black Lives Matter, Gillette prendre position contre « la masculinité toxique », Disney attaquer le gouverneur de Floride Ron DeSantis sur la question de la sensibilisation des élèves du primaire à la théorie du genre, Google signaler d’un coeur les entreprises et les commerces dirigés par des personnes noires, Ben & Jerry militer pour la régularisation des immigrés clandestins.

L’essayiste conservateur Stephen R. Soukup accuse carrément la gauche radicale de vouloir se servir des grandes institutions financières pour faire avancer son agenda politique – alors que celui-ci est majoritairement impopulaire dans l’opinion américaine 5. Mais, à long terme, estime-t-il, les intérêts de la gauche radicale (progressive) et des grandes entreprises ne sauraient converger. La première n’en a pas seulement après les « mâles toxiques » et l’« hétéronormativité » : elle veut aussi la fin du capitalisme… Le big business en est-il conscient ? Lénine, parlant des capitalistes, disait : « Ils nous vendront la corde pour les pendre. »

Selon l’essayiste britannique Joanna Williams, afficher des valeurs ultraprogressistes est devenu une question de statut social 6. Hier, les membres des élites se reconnaissaient entre eux par l’achat de certaines marques, aujourd’hui, c’est par la proclamation de certaines idées.

Ce phénomène se traduit sur le plan politique. Traditionnellement, le big business américain soutenait le Parti républicain, y compris sur le plan financier, et les syndicats de salariés étaient acquis aux démocrates. Cela a changé. Depuis que nombre d’élus républicains ont basculé dans le populisme à la Trump, ce parti affiche une hostilité étonnante envers le « grand capital » et les « multinationales cosmopolites », qu’il accuse de pousser à une libéralisation excessive des échanges commerciaux. De son côté, la high tech est largement acquise au wokisme.

Voici que la France est à son tour touchée par ce courant de pensée. Le mouvement ayant démarré, comme aux États-Unis, par l’université, les milieux culturels sont désormais en proie à une vague de « déconstruction » des savoirs – censés reconduire des situations de « domination » –, de censure d’oeuvres et de proscriptions d’enseignants (cancel culture). Se font jour des exigences portant non sur l’égalité des droits, mais sur l’attribution de droits particuliers, comme l’atteste le phénomène des réunions en « non-mixité ».

Phénomène de mode ou révolution culturelle ? Qui sait ? On voit mal cependant comment nos entreprises pourraient y échapper.

L’entreprise est potentiellement perméable aux revendications identitaires

Certes, la finalité de l’entreprise n’est pas directement politique, mais économique. « Ce que l’entreprise cherche, ce sont des personnes efficaces, pas des gens qui passent leur temps à se demander comment assumer leur identité », entend-on souvent. Mais, parallèlement, elle assume de plus en plus des fonctions sociales et environnementales, dont sont conscients ses clients et ses employés, en particulier les plus jeunes.

Toute marque doit veiller à son image, y compris à travers le traitement qu’elle réserve aux revendications émanant des minorités. L’entreprise craint à juste raison les effets désastreux d’un bad buzz consécutif au rejet d’une requête présentée comme légitime. De plus en plus fréquemment, elle fait face à une stratégie qui passe par les étapes suivantes : dénoncer une inégalité visible ou invisible ; mobiliser un camp et traduire des « souffrances » en revendications ou en opposition ; désigner et culpabiliser de présumés responsables. Les équipes managériales peuvent être déstabilisées par des exigences qui, placées sur le terrain émotionnel, sont difficiles à contrer.

Distinguer entre les revendications légitimes d’égalité des chances entre salariés, ou encore la nécessité de diversifier les équipes afin de refléter la composition de la société et de sa propre clientèle, d’une part, et une politisation des identités collectives qui menace la cohésion de l’entreprise en tant qu’institution, de l’autre, constitue un travail d’équilibriste des plus délicats.

Des leviers contre les revendications identitaires qui sapent l’entreprise

Si les directions de la communication, du marketing, de la RSE se révèlent plus perméables que d’autres à l’influence des thématiques woke, empêcher les dérives radicales de déstabilisation est le rôle de la direction générale. Le risque existe que certains salariés n’acceptent de collaborer qu’avec ceux qui leur ressemblent ; que des droits « en plus » soient octroyés à certains collaborateurs se définissant comme des victimes ; que des rivalités opposent des « communautés » pour une reconnaissance du statut d’ultime victime (« intersectionnalité »). Les signaux faibles se multiplient : dans telle entreprise, les salariés exigent que les recrutements soient effectués par une personne du genre affiché par le candidat ; dans telle autre, un salarié masculin refuse de travailler avec des femmes ; dans une troisième, un collaborateur transgenre souhaite qu’une place soit réservée aux personnes transgenres dans les comités de direction.

L’entreprise dispose de plusieurs leviers d’action. Citons-en deux.

Le premier répond à une simple obligation légale : prévenir et sanctionner les discriminations avérées et appliquer la législation visant une représentation équilibrée entre les femmes et les hommes. Si d’importants progrès ont été accomplis en la matière, des discriminations subsistent. Il faut les traiter parce qu’elles minent la cohésion de l’entreprise.

Le second levier consiste à résister à la tentation d’acheter la paix sociale en cédant. « Quand on nourrit un crocodile, il revient. » L’entreprise doit décrypter les revendications relevant manifestement du registre woke dans la mesure où elles affaiblissent le collectif de travail en l’atomisant selon des lignes de clivage identitaires.

Exemple : un manager sollicite l’autorisation de la direction de son entreprise aux fins d’organiser une session d’information des collaborateurs de son équipe sur la transition de genre. Le destinataire de cette demande peut s’interroger comme suit : existet- il un risque de discrimination ou un fait de discrimination avérée à l’égard d’un membre de l’équipe ? L’équipe en question souhaite-t-elle mieux connaître une cible à qui elle s’adresse (à des fins commerciales ou de recrutement) ? Le demandeur est-il un militant de la cause qui souhaite promouvoir un sujet sociétal sans rapport avec l’objet de l’entreprise ? Selon le contexte, et en l’occurrence l’analyse de l’intention du demandeur, l’entreprise décidera de l’opportunité de donner suite ou non.

Autre exemple : l’interdiction faite à un sujet masculin de s’exprimer sur les questions d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes au motif de son illégitimité (c’est un homme). Une telle injonction, émanant d’une poignée de salariées militantes féministes radicales, est caractéristique de l’idéologie identitariste qui ne reconnaît le droit de défendre la cause d’une « catégorie » qu’aux seules personnes s’y référant pour mieux éliminer l’autre.

Définir une stratégie et veiller à son respect implique une vigilance de tous les instants. Citons l’exemple de ce DRH qui commande une formation au sexisme ordinaire dans le cadre de la politique de lutte contre les discriminations et qui, assistant à une session, constate que le message délivré par le prestataire s’inspire de l’idéologie identitariste. En l’espèce, la formatrice professait que tout agissement d’un homme envers une femme est constitutif de harcèlement sexuel dès lors que celle-ci se sent offensée – la violence masculine à l’égard des femmes serait systémique et le ressenti (« micro-agression ») primerait les faits.

Il n’est pas rare que les fonctions de diversité et d’inclusion au sein de l’entreprise soient occupées par des militants de certaines causes identitaires qui profitent de cette position pour les promouvoir ou fassent preuve, avec les meilleures intentions du monde, d’un excès de zèle. Si ces directions doivent évidemment veiller à l’application de lois qui, dans une certaine mesure, tendent à normer les comportements, elles doivent se garder de prendre des initiatives qui en viendraient à normer la pensée. Tout ce qui s’apparente à de la « rééducation culturelle » s’avère généralement contre-productif. De même, les démarches comportant une incitation faite aux membres du personnel de révéler publiquement leur orientation sexuelle, sous prétexte de lutter contre les préjugés, doivent être évitées. La vie privée des employés ne regarde pas leurs employeurs.

Un mot pour conclure : laïcité

Le principal défi pour l’entreprise est celui de la cohésion du collectif de travail face à des revendications de plus en plus individualistes. Aux managers de dégager le bon équilibre entre la reconnaissance de la singularité de chacun, source de performance, et la mise en exergue de différences, qui incite chacun à courir après ses propres droits. L’entreprise ne doit pas perdre de vue son socle collectif non négociable. À cet égard, un concept nous paraît particulièrement éclairant et utile : la laïcité. Cette notion signifie qu’il est des contextes dans lesquels l’appartenance à une communauté, une préférence, une marque de son identité doit être mise en sourdine car elle n’est pas pertinente. Ce qui peut être revendiqué dans le cadre de la cité, dans un espace politique, n’a pas forcément à l’être dans le cadre professionnel. La ligne de crête est difficile à tracer et l’appréciation au cas par cas requiert une bonne dose de courage et de lucidité.



  1. Brice Couturier et Erell Thévenon, L’entreprise face aux revendications identitaires, PUF, 2023.
  2. Voir l’article d’Alain Policar, « L’inquiétant retour de la race ». https://www.telos-eu.com/fr/societe/linquietant-retour-de-la-race.html.
  3. https://nymag.com/intelligencer/2018/02/we-all-live-on-campus-now.html.
  4. Ross Douthat, « The Rise of Woke Capitalism », The New York Times, 28 février 2018.
  5. Stephen R. Soukup, The Dictatorship of Woke Capital. How Political Correctness Captured Big Business, Encounter Books, 2021.
  6. Joanna Williams, How Woke Won. The Elitist Movement That Threatens Democracy, Tolerance and Reason, Spiked, 2022.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/l-entreprise-face-aux-revendications-identitaires.html?item_id=7882
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