Baptiste RAPPIN

Maître de conférences à l'université de Lorraine, philosophe du management

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Critique de la raison managériale

Le management, dont l’emprise s’étend sur tous les pans de l’activité humaine, n’est pas un art. C’est une technoscience, fondée par des ingénieurs, pour la gouvernance des conduites et l’augmentation de la performance. Son projet de décomposition rationnelle des actes et de mesure de leur efficacité s’accompagne d’une déshumanisation des relations interpersonnelles.

En 1941, le politologue américain James Burnham prophétisa la « révolution managériale » dans son ouvrage majeur The Managerial Revolution. Force est de lui donner raison, si l’on prend en vue le formidable déploiement historique du management depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Car, en effet, quelle entité collective, aujourd’hui, ne déploie pas de dispositifs managériaux en son sein ? Quelle communauté demeure étrangère à ces pratiques qui se répandent dans nos sociétés postmodernes ? Les entreprises, bien sûr, mais également les associations, les collectivités, les universités et les hôpitaux – cette liste ne saurait bien sûr être exhaustive – mettent en oeuvre des techniques de management stratégique (avec ses fameuses matrices), de contrôle de gestion (avec ses non moins célèbres tableaux de bord), de ressources humaines (avec leur sacro-sainte cartographie des compétences), de marketing (avec son incontournable marketing mix), etc. Bref, il apparaît que le management revêt aujourd’hui une importance absolument fondamentale dans nos vies. Preuves en sont l’institutionnalisation de son étude scientifique par une section du Conseil national des universités, la sixième, intitulée « Sciences de gestion et du management », ainsi que la multiplication des cursus de formation au management, dans les écoles de commerce, dans les instituts d’administration des entreprises (IAE) mais aussi dans nombre d’autres instituts de formation (Sciences po, École nationale d’administration, Centre national de la fonction publique territoriale, etc.). Toutefois, à étudier et à apprendre des techniques de management, on évite soigneusement de se poser la question philosophique par excellence : mais, au fond, qu’appellet- on management ?

Une technoscience

Le management est un ensemble de connaissances scientifiques qui s’est constitué pendant la révolution industrielle. Les diplômes et les concours, les unités de formation et les laboratoires de recherche témoignent de cette scientificité du management. En d’autres termes, le management n’est pas un art, comme certains le prétendent, soit en raison de leur ignorance, soit à des fins commerciales. Les enseignants- chercheurs de management transmettent un corpus éprouvé par des méthodologies scientifiques qui testent des modèles sur le théâtre des opérations : l’organisation. Tous les concepts qui pourraient renvoyer à une dimension non scientifique, je pense, en particulier, à celui de charisme, désignent en réalité l’étude scientifique de l’impact comportemental sur la performance, et non pas une forme de mystique qui aurait pénétré l’entreprise. D’ailleurs, la naissance même du management comme « management scientifique » chez l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor, à la charnière des XIXe et XXe siècles, indique bien l’inséparabilité du management et de la science. De ce point de vue, le champ sémantique politique, aujourd’hui largement répandu (démocratie d’entreprise, gouvernance, organisation responsable ou citoyenne…), ne fait que masquer cette nature scientifique du management ; invisible, elle devient alors difficilement critiquable.

Plus qu’une science, le management est une technoscience. Il a été fondé par des ingénieurs pour des ingénieurs. Une fois l’homme décomposé et désarticulé par le matérialisme des Lumières, ces ingénieurs tentèrent de rationaliser le fonctionnement des machines et de l’organisation du travail en y amplifiant les caractéristiques de la mécanique humaine. La démonstration nous en est fournie par l’ingénieur Charles-Augustin Coulomb dans un mémoire à l’Académie des sciences, en 1798, intitulé Résultat de plusieurs expériences destinées à déterminer la quantité d’action que les hommes peuvent fournir par leur travail journalier, suivant les différentes manières dont ils emploient leurs forces. Considérant le corps humain comme « presque toujours la machine la plus commode », le scientifique s’emploie à déterminer la plus grande quantité d’action qu’un homme, à fatigue égale, peut produire. Il examine alors tour à tour l’ascension d’une rampe ou d’un escalier avec ou sans fardeau, la marche avec ou sans charge, le transport d’un fardeau dans une brouette, l’utilisation d’un mouton pour enfoncer des pilotis, l’actionnement des manivelles et le labour de la terre par la bêche.

Mais à quoi bon tout cela ? Coulomb répond dans ses conclusions : ces expériences servent à « diriger les mécaniciens dans la construction de machines destinées à être mues par des hommes dont il faut toujours que les forces soient employées de la manière la plus avantageuse pour l’effet utile ». En d’autres termes, la décomposition du corps de l’homme en forces élémentaires sur lesquelles peuvent s’exercer les calculs de la physique moderne (pression, vitesse, frottement, etc.) est le préalable à la substitution de la machine à l’homme dans les usines et dans les champs ; certes, l’innovation rend ce remplacement techniquement réalisable, mais l’enjeu se situe tout d’abord au niveau de la condition de possibilité anthropologique : l’homme a été assimilé à l’artifice machinique.

Gouverner les hommes et organiser la coopération

La finalité de cette technoscience qu’est le management est le gouvernement des hommes dans les ateliers et les bureaux, bref, en situation de travail. Tout comme les machines, l’efficacité ou le rendement d’un travailleur correspond au minimum de pertes enregistré entre l’énergie investie et le résultat obtenu. Ce qui s’appelle conservation de l’énergie en thermodynamique devient gouvernement ou contrôle en management. Appliqué au taylorisme, cela donne : contrôle organisationnel par la séparation de la conception et de l’exécution, contrôle de l’activité par l’organisation scientifique du travail (la redéfinition des gestes en fonction de leur performance mesurée grâce au chronomètre), contrôle budgétaire par la création d’un système de calcul des coûts, contrôle anthropologique par la lutte contre la flânerie, qui représente la dissipation de l’énergie à l’état pur. Observez l’actualité de ce programme !

Je voudrais en outre ajouter le point suivant, absolument essentiel pour comprendre le sentiment qu’éprouvent nos contemporains vis-à-vis du monde du travail. Ce gouvernement des hommes est de facture technoscientifique, c’est-à-dire qu’il substitue aux relations humaines (y compris la relation d’autorité) un système, pour parler comme Taylor dans l’introduction des Principes du management scientifique (ouvrage publié en 1911), ou un ensemble de processus, pour s’exprimer alors dans les termes issus du toyotisme nippon. Le corollaire en est la dépersonnalisation et l’anonymisation du travail, des auteurs du travail, des relations et des collectifs de travail ; et ce phénomène est évidemment à mettre directement en relation avec la crise du sens qui frappe aujourd’hui de plein fouet l’activité humaine salariée, dans l’ensemble des secteurs et des organisations.

Ce projet de gouvernement, politique en ce sens qu’il organise la vie d’une communauté, se distingue à la fois du libéralisme et du socialisme car il rejette l’individualisme du premier et la conflictualité du second. Le management aspire à la coopération, à l’harmonie, il est profondément pacifiste. Il est d’ailleurs une formule de Taylor qui exprime clairement ce positionnement : « Harmony, not discord ; cooperation, not individualism. » Au fond, les employeurs et les employés possèdent le même intérêt : l’efficacité, qui permet au premier d’être compétitif et au second de donner le meilleur de lui-même, c’està- dire de s’épanouir. Et qu’est-ce qui, de manière ultime, définit cet intérêt ? Eh bien la science, dont la Vérité, obtenue par les voies modernes de l’expérimentation, ne saurait être remise en cause et doit être partagée par tout être humain rationnel. Il faut ici mesurer la puissance de cet argument : car l’organisation du travail est devenue scientifique, elle quitte le giron de la délibération pour s’imposer d’elle-même. On notera en outre que les économistes usent du même argument pour soustraire leur discipline, qui engage pourtant les citoyens, au débat public. Cela n’est bien sûr pas étranger à la « République des experts », voire des sondages, dans laquelle nous vivons désormais.

Un arrière-fond religieux

En dernier ressort, le management s’appuie sur l’amitié, dont Taylor fait le fondement de sa démarche scientifique. Plus précisément, il s’agit d’une sécularisation du messianisme des quakers, qui appartiennent à la Société religieuse des amis et qui rejettent autant l’Église que l’Écriture, au nom de la fraternité et du partage de l’illumination intérieure.

Il est en effet tout à fait curieux de trouver, à plusieurs reprises, sous la plume de l’ingénieur américain le terme d’« amitié » : et ce dernier demeure tout à fait incompréhensible tant que l’on ne le rapporte pas à l’éducation religieuse de Taylor, dont la mère, Emily Winslow, militait en faveur des droits des femmes et combattait fermement l’esclavage. Aussi inspira-t-elle à son fils, alors qu’il travaillait à la Midvale Steel Company, le recrutement de populations afro-américaines qu’il intégra à chaque équipe de travail afin de briser les logiques ethniques en place. Citons ici le fondateur du management scientifique : « Le corps de cet écrit établira que, dans le cadre d’un travail accordé aux lois scientifiques, le management doit prendre en charge et réaliser la plupart des tâches aujourd’hui dévolues aux hommes ; presque tous les actes d’un travailleur devraient être précédés d’un ou de plusieurs actes préparatoires du management qui lui permet de réaliser son travail mieux et plus rapidement que d’une autre façon. Et chacun devrait recevoir quotidiennement un enseignement, et aussi l’aide amicale de ceux qui sont au-dessus de lui, au lieu d’être soit dirigé et contraint d’un côté, soit laissé à lui-même de l’autre. » Et voici qui est encore plus clair : « Cette coopération proche, intime et personnelle entre le management et le travailleur est l’essence du management scientifique ou management par les tâches. » L’on comprend alors que le management de proximité, la bienveillance, le bien-être, etc., ne sont pas des préoccupations récentes du management, mais font partie de son « programme génétique ».

De la cybernétique au management contemporain

Le management connut une évolution importante à partir des années 1950, et de l’influence tout à fait décisive de la cybernétique. Il resta bien sûr un gouvernement technoscientifique de la coopération efficace, mais il quitta le paradigme énergétique, celui de Taylor et des autres auteurs classiques, pour gagner le paradigme informationnel dont accoucha la cybernétique.

Il inscrit désormais son horizon dans celui de la boucle de rétroaction (encore nommé feedback, ou apprentissage) qui suit la séquence : finalité – action – évaluation – correction, bien connue des théoriciens et des praticiens de l’amélioration continue. Toutes les fonctions du management contemporain se sont greffées sur ce modèle : le management stratégique est la discipline qui pose les finalités pertinentes ; le contrôle de gestion et son extension, la gestion des ressources humaines, assument l’évaluation quantitative et qualitative des actions engagées afin d’en tirer une analyse des écarts ; le toyotisme a permis de faire évoluer le taylorisme vers une logique de flux, redéfinissant de la sorte les principes de l’action et de la production ; etc.

Tout cela ne fut possible qu’à la condition de concevoir l’entreprise ou l’institution comme une organisation, c’est-à-dire comme un système d’information palliant la rationalité limitée des êtres humains. En effet, d’une part, l’informatique, car elle est décentralisée, permet de récolter une masse de données qu’aucun homme ne pourrait recueillir ; et, d’autre part, les algorithmes offrent une capacité de traitement de l’information bien supérieure à celle du cerveau humain. Néanmoins, parmi ses nombreux corollaires, cette révolution informationnelle en compte un qui joue un rôle central dans le malaise du travail contemporain : qui dit que l’information reflète l’énergie dépensée, c’est-à-dire l’activité humaine ? Tout d’abord, les indicateurs sont choisis, et ne prêtent que très rarement à discussion, si bien que nombre d’entre nous ne s’y identifient pas, ne s’y reconnaissent pas, et considèrent qu’ils reflètent le point de vue de leurs concepteurs plus que le leur. Cela est d’autant plus marquant que ces indicateurs peuvent être source de multiples prescriptions normatives (de formation, de rémunération, de mobilité…) alors même qu’ils sont construits d’une façon jugée arbitraire. Plus encore, tout indicateur est un prélèvement fonctionnel opéré sur une situation concrète de travail qui, dans son vécu, ne pourra jamais se ramener à une évaluation informationnelle abstraite.

L’identité professionnelle se compose en effet d’aspects intangibles, sociaux et symboliques notamment, qui échappent à la prise de cette logique de la compétence, et qui pourtant contribuent de façon essentielle à la réalisation d’un travail bien fait. En d’autres termes, si la reconnaissance fait aujourd’hui tant débat, c’est bien parce que le sens de l’activité humaine, dans ce qu’elle comporte de charnel et de symbolique, c’est-à-dire d’intime, est perdu de vue dans des dispositifs d’évaluation qui ramènent l’efficacité au simple déploiement d’un savoir (« savoir, savoir-faire, savoir-être » selon une célèbre formule).

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