Laëtitia VITAUD

Essayiste et conférencière sur le futur du travail, présidente de Cadre noir Ltd.

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L’entreprise face aux revendications identitaires

De la vision scientifique héritée des méthodes industrielles du XXe siècle, nous passons à une vision plurielle qui accorde plus d’importance au « bon sens » managérial et à l’approche contextuelle. Pourquoi les interactions informelles sont-elles vues aujourd’hui comme l’un des piliers du succès d’une organisation ? Comment développer ce bon sens et favoriser l’adaptation aux environnements culturellement divers et en mutation ?

Le management fait l’objet de pléthore de nouvelles publications chaque semaine. La discipline s’enseigne dans les écoles de management et se formalise dans les manuels. Après la révolution industrielle, on a voulu en faire une science infaillible, afin que les processus de planification, d’organisation et de contrôle des ressources permettent d’atteindre les objectifs de manière parfaitement efficiente.

Au XXe siècle, la vision scientifique du management a été dominante. Héritée des méthodes tayloristes puis fordistes visant à rationaliser et à fiabiliser la production, cette vision ignorait la réalité complexe du travail, dans laquelle les interactions informelles et la culture organisationnelle déterminent le succès d’une entreprise. Elle faisait preuve d’une cécité délibérée concernant l’aspect chaotique et imprévisible des relations humaines et des différends culturels.

Mais comme l’avait écrit Peter Drucker, considéré comme l’un des prophètes d’une discipline qu’il a contribué à élaborer, « la culture dévore la stratégie au petit déjeuner ». Aucun plan, si parfaitement conçu soit-il, ne tiendra la route si les équipes au travail n’y adhèrent pas et le sabotent. Pendant des décennies, on a certes abordé le management avec une approche scientifique prétendument rigoureuse, des modèles de gestion réplicables et des théories qui envisagent l’organisation comme une machine bien huilée où tout peut être planifié. Plus récemment, cette vision a laissé la place à une approche plus holistique et adaptative, dans laquelle le « bon sens » est essentiel.

Des approches déductives aux approches inductives

L’évolution du management reflète une compréhension croissante de la complexité des organisations et de l’importance des interactions humaines. Traditionnellement, le management était surtout guidé par des approches déductives : les principes et les stratégies étaient élaborés à partir de théories et de modèles préexistants, avec l’idée que l’efficacité peut être atteinte en suivant des directives prédéfinies. Du moment que tout est standardisé, la production sera fiable !

Cette approche s’est révélée insuffisante pour faire face à la variété des défis auxquels les organisations sont confrontées. Les environnements de travail plus complexes et imprévisibles ont conduit à l’émergence d’approches inductives. Plutôt que de partir de théories préétablies, les managers commencent à observer, à expérimenter et à apprendre de l’expérience concrète sur le terrain. Cette approche itérative favorise l’adaptabilité et l’innovation, en admettant que les solutions ne sont pas souvent connues à l’avance.

On reconnaît en effet de plus en plus que les individus ne sont pas simplement des rouages dans une machine, mais des éléments clés qui influencent la culture, la performance et la dynamique des équipes. Les interactions informelles, le partage des connaissances et la création de liens sociaux sont désormais perçus comme des éléments essentiels pour favoriser l’efficacité et l’innovation. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’essor des approches dites « agiles » et du lean management (pour gestion « au plus juste »), dans lesquelles l’expérimentation et l’itération continue sont centrales. On y encourage les managers à tester, à valoriser leur expérience singulière et à s’adapter à des contextes culturels variables.

La connaissance des processus est plus mystérieuse qu’on ne le pensait

Certes, les ingénieurs jouent un rôle clé dans la conception des processus de production. Mais ensuite, la connaissance de ces derniers se transmet de manière souvent informelle entre pairs et entre générations.

Prenez l’industrie des semi-conducteurs. On regrette aujourd’hui que Taïwan concentre l’essentiel de la production mondiale. Pourquoi n’arrive-t-on pas à répliquer aisément les centres de production en Europe ou aux États-Unis ?

On peut facilement importer des outils et acquérir des propriétés intellectuelles. En revanche, l’expertise technique et industrielle des équipes de production, leur connaissance intime des processus ne se dupliquent pas si aisément. Comme l’indique l’expert Dan Wang (professeur à la Columbia Business School), dans le cas des semi-conducteurs, cela inclut « la connaissance de la manière de stocker les plaquettes, de pénétrer dans une salle blanche, de la quantité de courant électrique à utiliser à différentes étapes du processus de fabrication et d’innombrables autres choses ». Ce genre de connaissance s’acquiert par l’expérience. Quiconque possède des instructions détaillées mais n’a aucune expérience de la fabrication de puces est susceptible de faire des erreurs.

Les connaissances fines, transmises entre individus de manière souvent informelle, se perdent avec la distance et en l’absence des générations qui savent. Les outils, les méthodes et les brevets ne sont donc que des jalons, pas l’alpha et l’oméga. Ce qui est vrai dans des domaines industriels l’est davantage encore dans les services intellectuels (comme le conseil) : la connaissance intime et informelle du processus est le coeur de métier d’une entreprise ! Or, elle repose sur la culture et le degré de confiance que s’accordent mutuellement les membres d’une équipe.

La pause-café : d’abord gaspillage de temps, puis trésor en voie de disparition

Cette prise de conscience concernant le rôle des interactions informelles entre collègues pour transmettre et perpétuer la connaissance fine des processus s’illustre aisément grâce au sujet des moments de pause. Par exemple, il est remarquable à quel point on s’inquiète aujourd’hui du déclin du déjeuner ou de la pause-café en tant que moments d’équipe ! Les dernières années, des confinements au travail hybride en passant par la Grande Démission, ont engendré beaucoup d’inquiétudes autour de la déliquescence des interactions informelles et du sentiment d’appartenance. Désormais, le fait de susciter de nouveaux rituels d’équipe pour encourager les salariés est décrit comme faisant partie des responsabilités du manager.

Pourtant, la pause-café n’a pas toujours été valorisée (et elle ne l’est toujours pas dans certaines organisations). À l’ère du management scientifique, les pauses et les bavardages ne sont vus que comme du gaspillage de ressources précieuses. Un travailleur qui papote vole son patron ! Chaque minute passée à socialiser ou à s’éloigner des tâches assignées est perçue comme une pure perte de temps et de potentiel productif. Dans ce modèle-là, l’un des rôles essentiels du manager est d’éliminer tout ce qui peut être considéré comme non productif ou superflu – y compris, et même surtout, toutes les interactions informelles. De plus, on associe ces dernières aux réunions syndicales et à la défense des intérêts des travailleurs : s’ils papotent, c’est pour ourdir des complots contre la direction et accaparer plus de ressources pour eux-mêmes, pas pour discuter des processus de production.

Ces deux visions coexistent encore dans le monde du travail d’aujourd’hui. Cependant, au fil des années, et à mesure que les organisations ont évolué, cette perception a commencé à se transformer. On réalise désormais que les moments de pause, ces instants où les employés se retrouvent autour d’une tasse de café ou entretiennent des conversations liées ou pas au travail, jouent un rôle vital. Les managers qui ont fait l’expérience du télétravail forcé lors des confinements reconnaissent plus volontiers les pauses et les bavardages comme des moments irremplaçables où l’on peut partager des connaissances, consolider les relations et construire une atmosphère de confiance au sein des équipes. Au lieu de chercher à les éliminer, il s’agit alors de trouver les moyens de mieux les intégrer à la nouvelle réalité du travail hybride et du télétravail, afin de faciliter la transmission des informations et de maintenir le lien social.

Le management au défi de la rationalité contextuelle

La principale difficulté d’une approche qui s’appuie sur la valorisation des liens sociaux et de l’organisation informelle consiste à intégrer les différences culturelles. Aucune approche managériale, si efficace et pertinente soit-elle dans une organisation donnée, ne peut être répliquée sans une prise en compte du contexte culturel. Par exemple, répliquer dans le secteur public des pratiques courantes dans le monde des commerciaux du privé, comme les primes et le salaire variable, pourrait être un faux pas culturel. Les agents publics ne partagent pas les mêmes référents culturels que les salariés du privé, a fortiori ceux qui travaillent dans la vente. Les salariés du secteur public ont tendance à préférer le salaire fixe aux revenus variables, qu’ils n’estiment pas motivants et leur inspirent surtout de la défiance.

La rationalité contextuelle en management fait référence à la prise de décision qui reconnaît et intègre les aspects spécifiques d’une situation donnée, tels que les valeurs, les enjeux et les émotions, dans le processus de réflexion et de choix. Chaque situation nécessite une compréhension approfondie de son contexte. Dans un monde changeant et incertain, la sensibilité au contexte détermine le succès d’une approche managériale. Plutôt que d’appliquer des solutions génériques, les bons managers utilisent leur discernement, leur bon sens.

La rationalité contextuelle reconnaît que les interactions interpersonnelles, la culture de l’entreprise et les dynamiques d’équipe ont un impact significatif sur les résultats. Pour le dire très simplement : on ne manage pas les gens de la même manière partout. Selon la culture, on est plus ou moins sensible à la carotte ou au bâton, par exemple. La formation managériale ne devrait-elle donc pas inclure les différences culturelles ? La lecture d’experts de l’interculturel comme Geert Hofstede, Edward T. Hall ou Erin Meyer ne devrait pas être réservée exclusivement à ceux qui partent en expatriation…

En effet, les différences culturelles ne se résument pas aux différences liées aux origines nationales. Elles concernent aussi le rapport à l’innovation. Le professeur de stratégie Vaughn Tan explique dans son ouvrage The Uncertainty Mindset (2020) le lien entre « l’esprit d’incertitude » et l’innovation. Pour ce faire, il a étudié les laboratoires de R & D de la haute gastronomie. Les grands restaurants sont des ballets d’efficacité parfaitement planifiés (dans une cuisine, chaque personne a un rôle parfaitement défini dont elle ne sort pas). En revanche, là où sont imaginés les menus innovants de demain, c’est très différent : les rôles y sont ouverts et changeants et chacun doit être capable d’apprendre des autres. « L’innovation est par nature vraiment incertaine. Avec le travail d’innovation, vous ne savez pas ce que vous cherchez jusqu’à ce que vous le trouviez ou le créiez. L’incertitude, c’est inévitable quand vous cherchez à faire quelque chose qui n’a jamais été fait ou imaginé auparavant. »

En somme, le contexte détermine la nature du management. Là où il faut répliquer à la perfection des processus bien définis, le management est plus vertical et fermé. Là où il faut innover et naviguer dans l’incertitude, il est plus horizontal et ouvert et il requiert davantage de rationalité contextuelle et d’intelligence interculturelle. Sur un axe qui va de la cuisine au laboratoire, où vous situez-vous ?

Quel est le rôle du bon sens dans tout cela ?

Pour adapter sa pratique managériale à la culture de chaque organisation ou groupe et être sensible aux spécificités du contexte afin de savoir comment agir, il faut… du bon sens. On peut définir ce dernier comme la capacité à utiliser son jugement et son expérience pour prendre des décisions appropriées dans les situations complexes de la vie quotidienne. C’est une forme d’intelligence pratique qui repose sur les connaissances et les observations personnelles et permet de faire preuve de discernement pour résoudre les problèmes rencontrés.

Au-delà des modèles théoriques et des méthodes prescrites, le bon sens managérial émerge comme une compétence cruciale pour naviguer dans des situations complexes et ambiguës. Les pratiques inspirantes d’autres univers culturels peuvent être adaptées pour correspondre aux situations spécifiques rencontrées dans un contexte organisationnel spécifique. Cela invite à développer l’expérimentation plutôt que de seulement répéter les méthodes établies, à équilibrer la science et la pratique.

Dire que le bon sens est essentiel pourrait laisser entendre que certaines compétences de gestion sont purement intuitives et innées, et donc que le management ne peut pas s’apprendre. Ce n’est pas le cas. Le bon sens managérial peut être développé. Il s’affine avec l’expérience et l’acquisition de nouvelles connaissances. Cultiver le bon sens managérial demande un engagement envers l’apprentissage continu et la remise en question régulière de ses propres perceptions.

Il y a au moins quatre moyens de le cultiver.

  • Acquérir des connaissances variées : le bon sens tire parti d’une compréhension diversifiée des théories, des modèles et des expériences du management. Lire de la fiction et des essais ou suivre des formations sont autant de moyens d’enrichir la base de connaissances. Pourquoi pas un club de lecture dans votre organisation ?
  • Développer sa sensibilité aux différences culturelles : voyager ne suffit pas mais apprendre à travailler avec des personnes d’univers culturels divers est toujours utile. La carte des différences culturelles (traduit en 2022), l’ouvrage d’Erin Meyer, est un bon point de départ.
  • Cultiver l’empathie : comprendre les perspectives et les émotions des membres de l’équipe permet de mieux cerner ce qui les fait travailler. Tout commence par l’écoute.
  • Encourager l’expérimentation : le bon sens managérial s’épanouit dans un environnement où l’expérimentation est encouragée.


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