Jean-François AMADIEU

Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne

Partage

Management, GRH et droit du travail : la fin du « doigt mouillé »

Le management, qui fait maintenant l’objet de tant d’attentions, gagnerait à s’appuyer sur les données et les preuves apportées par les sciences sociales rigoureuses. Des progrès ont été réalisés, mais il reste beaucoup à faire afin de faire prévaloir les démarches pertinentes sur le flou, l’injuste et l’irrationnel.

La littérature « managériale » a toujours été abondante. Les rayonnages sont remplis d’ouvrages destinés aux managers comme au grand public. Ils fourmillent de conseils : comment être un meilleur leader, un leader bienveillant, quelles sont les recettes des patrons à succès, comment avoir des organisations agiles et libérées, comment manager en donnant du sens, comment devenir un coach, comment se développer personnellement ? Les best-sellers, les TED Talks ayant des millions de vues sont légion depuis des décennies. Les gourous et les modes managériales ne manquent pas et, avec le recul, nous savons combien les messages délivrés peuvent être tantôt pertinents, tantôt néfastes, et les informations, vraies ou fausses. Par comparaison, la gestion des ressources humaines (GRH) et le droit du travail sont des affaires de spécialistes, où l’essentiel des ouvrages sont, du reste, des manuels pour étudiants. Bien entendu, le management au sens large inclut les considérations juridiques et la gestion du personnel au sens étroit du terme (recruter, rémunérer, évaluer, accomplir des tâches administratives), mais ces aspects tiennent peu de place dans les ouvrages de « management ». La GRH est encore le parent pauvre de la formation des futurs managers. Tout se passe comme s’il y avait, d’un côté, des savoir-faire à acquérir pour gérer ses collaborateurs avec succès, animer et entraîner des équipes et, de l’autre, des techniques plus étroites et spécialisées dont la connaissance serait secondaire pour les managers. Pourtant, savoir comment recruter des salariés compétents, rémunérer de manière à motiver, réussir l’évaluation des collaborateurs ou encore les fidéliser sont des enjeux majeurs.

Cette ligne de partage entre le droit du travail, la gestion du personnel et le management est en train de changer pour plusieurs raisons : d’abord, le tissu de règles qui contraint les managers n’a cessé de se densifier. Cette tendance ne se démentira pas, obligeant les managers à connaître le cadre légal. Ensuite, la culture du management « au doigt mouillé » a commencé à reculer et l’intelligence artificielle condamnera définitivement cette approche du management par intuition ou « au feeling » au profit de méthodes beaucoup plus fondées scientifiquement. Enfin, les salariés et le grand public, déjà critiques du management, accepteront de moins en moins les approximations et les erreurs managériales.

Un management sous contrainte

Le management et la GRH sont de plus en plus contraints par un tissu de règles qui s’imposent aux employeurs publics et privés, et il faut se garder d’y voir une spécificité française, car la tendance est internationale, même si, naturellement, notre culture bureaucratique est forte. Contrairement à ce que l’on peut croire, il n’y a pas moins de réglementation mais davantage de contraintes légales, auxquelles s’ajoute un « droit mou » créé par les firmes elles-mêmes. Surtout, ce qui change pour les managers, ce n’est pas seulement la multiplication des règles, mais aussi le fait qu’il faut désormais les appliquer. Pendant longtemps, et c’est encore souvent le cas, le respect du Code du travail était approximatif, mais c’est de moins en moins vrai. Prenons quelques exemples.

Jusqu’au début des années 2000, quelles entreprises se préoccupaient en France du droit de la discrimination, de la diversité ou de l’inclusion ? Pourtant, le droit international (la convention de l’OIT de 1958 ratifiée par la France en 1981), européen et français existait bel et bien. Mais les employeurs n’étaient pas exposés à un réel risque pénal, financier et médiatique en cas de discrimination, par exemple lors des recrutements ou en matière de salaire. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (ancêtre du Défenseur des droits) n’existait pas. L’opinion publique n’était guère sensible à ces sujets et ils n’étaient pas à l’agenda politique. S’agissant de racisme ou de sexisme, il est inutile de souligner combien les salariés et l’opinion publique sont attentifs. Pour les managers, le risque de discrimination n’est pas réellement pénal ou financier dans le cas français (c’est différent avec les actions de groupe aux États-Unis), mais médiatique. Les nouvelles générations sont à fleur de peau sur ces sujets, et les réseaux sociaux ont considérablement amplifié la caisse de résonance des affaires vraies ou supposées de discrimination et de harcèlement.

Aujourd’hui, la France présente le record mondial du nombre des critères de discrimination dans le Code du travail (une trentaine). Au fil des années, le respect de ce droit complexe est par ailleurs devenu de moins en moins facultatif. Et les firmes sont parfois à l’origine de ce tissu réglementaire. Ainsi, aux États- Unis, les entreprises ont été en avance sur les États et sur le niveau fédéral dans la création d’un droit interne de la non-discrimination des salariés LGBT.

Autre exemple, dans les années 1990, les notions de harcèlement moral et sexuel et de risque psychosocial étaient peu présentes dans notre droit. Quelle grande entreprise, quel manager peut désormais ignorer ce cadre légal ? Dans l’affaire des suicides chez France Télécom, la notion de « harcèlement moral institutionnel » a été reconnue par les juges (en 2019 puis en 2022 en appel). C’est la politique de management dans son ensemble qui constituait dans ce cas le harcèlement et elle concernait tous les salariés, et non des salariés particulièrement et personnellement visés par les dirigeants ou les managers.

L’exigence légale d’un management « pertinent »

Pour un juriste, traditionnellement, c’est la « conformité » ou le respect de la règle qui est l’essentiel. La question de savoir si une règle est scientifiquement plus efficace qu’une autre n’est pas une préoccupation. Les publications scientifiques, les thèses des juristes ou le travail du juriste en entreprise ne consistent pas à mesurer de façon précise si, par exemple, un mode de rémunération ou une technique de recrutement sont meilleurs que d’autres en permettant de recruter de meilleurs candidats, de mieux motiver les salariés, de limiter le turnover ou encore de réduire l’absentéisme. Or les managers sont et seront de plus en plus obligés par la loi à examiner si leurs pratiques sont pertinentes et les plus adaptées.

Il ne s’agira plus seulement de respecter le Code du travail et une convention collective pour satisfaire aux obligations nouvelles qui apparaissent tant en Europe qu’aux États-Unis. En Europe, le règlement général sur la protection des données (RGPD), dans son article 5, impose déjà que le traitement des données se fasse en s’assurant qu’il ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux des personnes (discriminations notamment) et soit « pertinent ». Dans le règlement européen relatif à l’intelligence artificielle, on retrouve ces contraintes, et elles apparaissent aussi aux États-Unis. On tend à y imposer des audits préalables pour s’assurer que les dispositifs automatiques ne sont pas discriminants, et les entreprises doivent vérifier qu’il n’y a pas d’autres moyens de faire aussi pertinents et moins discriminants (une technique de sélection ou un test à l’embauche qui, par rapport à une autre technique, défavoriserait, par exemple, les femmes).

Il faut souligner qu’en Europe les questions de management (le recrutement en particulier) sont considérées comme à « haut risque » dans le règlement relatif à l’intelligence artificielle. En Amérique du Nord et en Europe, les opinions publiques et les élus sont sensibles aux risques de l’IA et, de ce fait, les nouvelles règles mises en place ne resteront pas lettre morte.

L’inévitable fin du management « au doigt mouillé »

Longtemps le gestionnaire des ressources humaines se bornait à reconduire les pratiques existantes sans chercher à examiner leur efficience et sans innover. Le socle de connaissance, sur lequel s’adossait le gestionnaire RH était du reste très limité. En France, les premières formations aux RH ne datent que des années 1970. Les praticiens des RH se rassemblaient entre eux depuis les années 1940 (avec l’Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel – ANDCP –, devenue l’Association nationale des directeurs des ressources humaines – ANDRH), mais les enseignants des écoles de commerce et des universités traitant de GRH ne se sont rassemblés qu’à la fin des années 1980.

Résultat : pendant des années, la France a fait figure d’exception mondiale en pratiquant des recrutements via des analyses graphologiques censées déterminer la personnalité des candidats. Cette pratique figure même dans une norme de qualité datant de 2001 élaborée par les praticiens. Dénuée de toute validité scientifique, la graphologie en vogue dans les années 1990 ne concerne à l’heure actuelle qu’un pour cent des recrutements en France. Quelle grande entreprise songerait désormais à réintroduire cette pratique, ou encore la numérologie et l’astrologie, sans risquer le ridicule et les critiques ? Ce qui est important est de comprendre pourquoi le management français a utilisé de très médiocres techniques pour recruter. Cet aveuglement provenait de l’absence de remise en question des pratiques existantes, d’effets de mode, d’un faible niveau d’innovation, d’une ignorance des pratiques étrangères et surtout de la méconnaissance des études scientifiques internationales qui établissaient sans aucune ambiguïté l’absence de validité de la graphologie. Et c’est ce dernier point qui est en train de changer, lentement, mais sûrement.

Le management ne sera plus à l’avenir défini par intuition, abandonné aux croyances irrationnelles, guidé par les habitudes ou inspiré par des gourous plus ou moins compétents. C’est l’avènement de ce que l’on nomme l’evidence-based management (et l’evidence-based HRM pour la gestion du personnel), c’est-à-dire le management par les preuves ou reposant sur les faits. Le management et, plus encore, la GRH sont en retard dans la mise en oeuvre de l’evidence- based. C’est en médecine que cette approche s’est développée en tout premier et qu’elle a connu un considérable essor. Dès les années 1990, le constat est fait que les médecins ne peuvent se borner à reconduire les mêmes pratiques mais aussi que la vertigineuse multiplication des recherches scientifiques publiées rend trop lourde, voire impossible, la mise à jour de ses connaissances par le praticien. Il a été décidé de former à la recherche les étudiants pour qu’ils comprennent les enjeux et développent des approches plus scientifiques dans leur pratique. Il a été aussi mis sur pied, en 1995, des résumés synthétiques des recherches accessibles à tous. Après la médecine, d’autres domaines ont emprunté le même chemin, comme celui de l’éducation ou de la lutte contre la criminalité (voir les What Works Centres au Royaume-Uni, par exemple). Le travail parlementaire au Royaume-Uni et aux États-Unis est de plus en plus « evidence-based ». Et l’opinion publique qui fait confiance aux scientifiques est de plus en plus attentive au bien-fondé des politiques publiques.

Mais s’agissant du management, depuis un travail fondateur de Jeffrey Pfeffer et Bob Sutton de l’université Stanford 1, les choses ont été moins vite que prévu, en particulier en France. Les revues scientifiques de management et de gestion des ressources humaines ne sont lues que par les scientifiques, et les praticiens sont surtout friands de bonnes pratiques ou de témoignages des pairs. Il est vrai que les publications scientifiques sont encore souvent illisibles et dénuées de portée pratique (surtout en France). Les étudiants en management, pour leur part, ne croient que dans les messages délivrés par les praticiens, qui, seuls, leur paraissent solides et utiles. Ainsi, lorsque le télétravail s’est imposé en raison de la Covid, on a découvert que cette idée pouvait non seulement plaire, aux cadres par exemple, mais aussi, dans certains cas, améliorer la performance. Or, des recherches le montraient depuis plusieurs années aux États-Unis. Le refus de pratiquer ne serait-ce qu’un peu de télétravail était irrationnel. De même, lorsque la Covid a rendu les espaces ouverts de travail dangereux, on a aussi « découvert » que les open spaces n’étaient pas forcément une formule économiquement pertinente. Ici encore, les compilations des études disponibles (les méta-analyses) permettaient, avant la crise de la Covid, de savoir que les espaces ouverts présentaient de nombreux et très coûteux inconvénients (bruits, baisse de productivité, insatisfaction, arrêts maladie, etc.). Pourquoi ces études étaient-elles ignorées ? L’épidémie de Covid a aussi permis de constater que le présentéisme (venir travailler malade, contaminer les autres et être au ralenti) n’était pas une bonne idée. Puisque le jour de carence incite les salariés et les fonctionnaires à venir travailler et à contaminer les collègues de travail, il avait été mis entre parenthèses. Mais il a été réintroduit pour les fonctionnaires malgré des inconvénients que les études ont mis en évidence (notamment parce que les salariés rentabilisent la perte des jours de carence en allongeant leur durée d’arrêt maladie).

Enfin, il suffit de regarder quelles techniques de recrutement sont utilisées en France pour réaliser les progrès qui restent à accomplir. Certes, on ne recrute plus en France avec de la graphologie ou en tirant des cartes de tarot, mais pourquoi les tests d’intelligence, les tests de personnalité, les tests d’intégrité et les prises de référence ne sont-ils pas davantage employés ? Ici encore, le décalage entre les meilleures méthodes et les habitudes françaises est frappant. Dans le management, c’est justement sur l’évaluation des techniques de recrutement que les connaissances ont le plus avancé.

L’enjeu de la confiance dans le management

Dans de nombreux pays, et particulièrement en France, l’engagement des salariés au travail laisse à désirer. Les critiques vis-à-vis du management sont plus fortes en France, et l’image des DRH est, de son côté, particulièrement dégradée. Dans ces conditions, l’attente de changement des pratiques de management et de GRH est importante et a même été soutenue au plus haut niveau par Emmanuel Macron, qui avait fustigé, en 2017, le « très mauvais management en France ». Le risque de la persistance de pratiques désuètes n’est pas seulement un frein à la compétitivité ou à un bon management mais aussi un puissant facteur de discrédit et de manque de confiance. Prenons un exemple de ces croyances répandues non fondées scientifiquement et pourtant si ancrées : l’idée que la diversité de sexe ou ethno-raciale serait un facteur de performance des équipes et des firmes. Les meilleurs enseignants en management nord-américains se demandent combien de temps ce type de croyance ou d’idéologie perdurera et surtout s’il n’y a pas un risque à adosser des pratiques sur un socle aussi fragile. Les citoyens sont en effet de plus en plus en mesure d’accéder à une information de qualité, la science est devenue accessible à tous et la chasse aux fake news en management se développe comme dans les autres domaines.



  1. Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton, The Knowing-Doing Gap, Harvard Business School Press, 1999.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/management-grh-et-droit-du-travail-la-fin-du-«-doigt-mouille-».html?item_id=7875
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article