Maurice THÉVENET

Professeur à l’Essec Business School

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Comment diriger aujourd’hui ?

Mutations dans le travail et permanence de la nature humaine comptent parmi les mouvements et les constantes du management. Aujourd’hui comme hier, mais dans des contextes continuellement mouvants, le manager n’est jamais un travailleur solitaire. Son problème, c’est toujours les autres, dont il faut favoriser l’engagement. Avec un rôle éminent d’intermédiaire, le manager doit être un acteur.

Comment diriger aujourd’hui ? La réponse est évidente : comme hier, bien entendu. Diriger, c’est faire en sorte qu’une action collective soit performante, et trois impératifs permanents découlent de la définition. Il s’agit de faire, d’agir : c’est donc plus que décider selon une conception technocratique, et c’est plus qu’inspirer comme les poètes du leadership l’entendent ; diriger, c’est utiliser sa liberté pour agir. Le deuxième impératif est celui de la performance de l’entreprise, quelle que soit la manière de la définir et de la mesurer : il faut donc se garder d’assimiler la « direction » dans l’entreprise à la direction dans d’autres secteurs, le sport ou la musique par exemple. Le troisième est de tenter d’influencer une action collective et d’être donc confronté au mystère des comportements humains et des relations.

Aujourd’hui comme hier, ce sont les mêmes impératifs. Mais évidemment les contextes changent et il n’y a pas eu un mais de nombreux « hier », différents d’aujourd’hui. Tout comme les mêmes problèmes de l’adolescence ou de la vieillesse se vivent à chaque époque, ils ne s’y vivent pas de manière identique. Nous sommes alors confrontés à la difficulté de décrire ce qui nous est contemporain, comme le coureur qui voudrait se regarder courir. Nous savons, sur la question des supposées générations, par exemple, combien il est difficile, voire prétentieux, de vouloir brosser le portrait des générations contemporaines. Nous allons pourtant nous y risquer à propos du « diriger aujourd’hui », en utilisant l’expérience de plusieurs décennies d’observation, de collaboration et d’expérience de la fonction de direction.

Hypothèses changeantes pour le management

Diriger aujourd’hui, c’est comme hier, sauf qu’on ne peut plus le faire avec les mêmes hypothèses, avec la même représentation, le plus souvent, de la direction d’entreprise. Trois de ces hypothèses implicites sont bousculées aujourd’hui. Première hypothèse implicite, on a souvent abordé le management comme si l’entreprise – et ce qui s’y vivait – était déconnectée de l’environnement de la société dans son époque, comme si l’entreprise était une bulle hors-sol dans laquelle les projets, les comportements et les modes de direction pouvaient ressortir à la seule logique rationnelle de l’agent économique, sans considération du contexte sociétal. Par exemple, on a souvent abordé le management comme si le travail était premier pour les collaborateurs. Cela pouvait se comprendre quand le temps de travail dans une vie était dominant et quand chacun organisait sa vie personnelle en fonction du travail. Ce n’est plus le cas, le travail est devenu second pour la grande majorité d’entre nous, second dans le temps qui lui est consacré dans une vie, second parce que l’on décide beaucoup de son travail en fonction de sa vie personnelle.

Deuxième hypothèse implicite aujourd’hui remise en cause, une vision simpliste souvent binaire de la nature humaine. Le travailleur et la travailleuse étaient pour Taylor (et beaucoup d’autres) paresseux, et les organisations du travail ou le mode de direction devaient lutter contre la paresse ou s’y adapter. Lui ont répondu les apôtres de la satisfaction, selon lesquels la personne satisfaite ne pouvait qu’être performante (on en a encore vécu un épisode avec la récente décennie du bien-être au travail). On a également connu les tenants de la sainteté, selon lesquels la personne souhaite forcément le bien de l’entreprise, pour autant que les organisations (et les managers) leur donnent les moyens et ne les en empêchent pas. Force est de constater aujourd’hui que la nature humaine est diverse. Comme de très nombreuses représentations et expériences de travail coexistent, les managers ne peuvent se satisfaire du simplisme des idéologues du management.

Troisième hypothèse implicite, le manager serait la cause et la solution de tous les problèmes. Hérauts et contempteurs de l’entreprise se rejoignent dans cette approche du management selon laquelle tout problème dans l’entreprise est la cause d’un mauvais management et la solution en est donc un management amélioré. Qualité, absentéisme, risques psychosociaux ou engagement, tout serait une question de management, comme si la responsabilité, tant des structures que des salariés eux-mêmes, était absente. Il devient pourtant évident que les problèmes de performance peuvent aussi relever d’organisations mal construites et de comportements inappropriés de salariés.

Diriger aujourd’hui, c’est donc comme hier, et les mêmes théories s’appliquent, sauf que ce n’est plus la même manière de les mettre en pratique.

Diriger n’est pas un exercice solitaire

Théorie no 1 : le dirigeant n’est pas Lucky Luke, ce n’est pas un pauvre dirigeant solitaire. En effet, la fonction de direction s’appuie sur trois domaines d’action : celui des références (les stratégies, la culture, les visions, la raison d’être, devrait-on dire aujourd’hui), celui des règles, des processus, des systèmes et des organisations et enfin celui du management proprement dit, dans son acception la plus incarnée consistant à susciter des modes de travail collectif efficaces. La tentation de tout projet de transformation est toujours de privilégier l’un des trois domaines. À trop privilégier les références, on se perd dans les mirages de la révolution culturelle ou de l’impératif de la rationalité ; à trop privilégier les systèmes, on risque les effets pervers de la bureaucratie. Mais il y a aussi le risque de donner trop d’importance au management ou au leadership en imaginant que la personne peut tout, que le leader est ce héros dont la seule force personnelle suffit à transformer la réalité.

Cette tentation est très présente aujourd’hui quand les apprentis dirigeants cherchent à copier des modèles, à adopter de bons styles, à travailler sur les inconvénients supposés de leur profil psychologique, quand on les a persuadés de chercher en eux, par toutes sortes de techniques de conscience de soi ou de méditation, la solution à leurs problèmes et l’intuition principielle de leur pratique de direction. Un article illustre ce phénomène en relevant de manière très pertinente la difficulté de faire le saut de la direction, de changer de rôle pour diriger alors qu’on ne le faisait pas auparavant 1. C’est un problème auquel s’est trouvée confrontée toute personne accédant à des responsabilités élevées. Tous les conseils donnés ne concernent que le futur dirigeant : il doit ajuster ses modes de représentation, s’interroger sur l’histoire personnelle qu’il raconte, prendre la mesure de son nouveau rôle, questionner son mode de décision, fixer la bonne barre à ses équipes tout en gardant du temps pour lui et une certaine capacité de recul. Comme l’affirme l’auteur de l’article : « Leadership lessons are all around you. »

Le problème, c’est que la performance ne vient pas de ce que fait le dirigeant mais de la cohérence de ce qu’il fait ; ses actions sont-elles alignées avec les références citées plus haut, ses actions sont-elles cohérentes avec les organisations et les systèmes mis en place ? C’est la cohérence entre références, systèmes et pratique de direction qui compte. Le succès tient à l’alignement, à la cohérence, à la résonance, pour utiliser un concept d’aujourd’hui. Il faut donc se garder d’une vision trop individuelle de la direction, trop centrée sur la personne, alors même que les conceptions anthropologiques d’aujourd’hui exagèrent la dimension individuelle et subjective de l’action. Une caractéristique de la direction d’aujourd’hui est sans doute de devoir porter plus d’attention au dépassement de cette difficulté.

Diriger c’est considérer et engager

Théorie no 2 : le problème du dirigeant, c’est les autres. Depuis toujours, les entreprises cherchent des moyens de se débarrasser des bipèdes. Il n’est certes pas managérialement correct de le dire, mais c’est pourtant une caractéristique commune au taylorisme, à l’automatisation, à la digitalisation ou à l’intelligence artificielle. Tout fonctionnerait tellement mieux sans le coût, le risque et les problèmes de l’humain. Toutefois, il est des activités où la performance dépend totalement de l’engagement des personnes ; cet engagement – et l’attention à l’humain qu’il exige – n’est plus alors un objectif mais une contrainte. Dans Humanocratie 2, les auteurs suggèrent que le seul moyen de répondre aux impératifs de transformation profonde se situe dans la capacité, à tous les niveaux, d’imaginer des modes de coopération efficaces, seulement possibles si l’engagement des personnes est présent. La considération des autres serait donc peut-être une des clés de la direction aujourd’hui.

Or que sait-on de cet engagement, si ce n’est que le dirigeant peut contribuer à en remplir les conditions nécessaires, quoique jamais suffisantes 3 ? Diriger aujourd’hui, c’est donc, encore plus qu’hier, travailler à remplir ces conditions. Quelles sont-elles ? Premièrement, les personnes ne peuvent s’engager si elles ne comprennent rien, si elles ne perçoivent pas la cohérence entre des actions, entre des paroles et des actes. L’économie et le monde des affaires sont devenus complexes et il ne faut jamais sous-estimer cette difficulté à comprendre, avant même de rêver faire adhérer. Deuxièmement, les personnes ne peuvent s’engager si ce n’est pas donnant-donnant, si l’expérience de travail n’en vaut pas la peine : au-delà (pas à la place) de la rétribution, l’expérience du travail se joue dans des relations. Diriger aujourd’hui, c’est porter une attention extrême à la qualité des relations humaines au travail, même si les personnes ne la revendiquent pas. Enfin, on ne peut s’engager sans s’approprier un tant soit peu son travail : diriger aujourd’hui c’est aider les personnes à s’approprier leur activité, leur projet, celui de l’entreprise.

Diriger aujourd’hui, c’est comme hier, sauf que le travail s’effectue dans une société où l’engagement ne se porte pas très bien (il suffit de voir le monde politique, syndical, religieux ou associatif). Les relations humaines se réduisent souvent à des relations choisies (sur les réseaux sociaux ou ailleurs) en fuyant des relations imposées : ainsi le télétravail apparaît à certains comme le must désirable de la modernité et de l’épanouissement alors qu’il est loin de contribuer à l’engagement dans un projet collectif. Et malgré les discours à la guimauve sur le travail et le bien-être qui devrait lui être associé, les organisations du travail continuent d’évoluer vers plus de taylorisme, cette illusion d’un travail où l’on pourrait justement faire l’économie de l’engagement.

Diriger c’est jouer des rôles

Théorie no 3 : le dirigeant est un acteur. Cela ne signifie pas seulement qu’il doit agir, mais aussi qu’il doit jouer des rôles. Jouer des rôles, ce n’est pas manquer de sincérité ni d’authenticité, c’est assumer la position dans un contexte social comme on joue des rôles différents dans sa famille ou dans son village. Le premier rôle à jouer quand on dirige, quel que soit le niveau, c’est celui de la « personne du milieu ». Le dirigeant, le manager est toujours entre ce qui est audessus et ce qui est au-dessous, pour faire simple. Il n’y a aucun moyen d’y échapper, et les dirigeants doivent composer avec un conseil et des actionnaires. Assumer le rôle de la personne du milieu, ce n’est pas coller à ce qui est au-dessus, pour jouer au petit télégraphiste, car, sinon, à quoi sert-on alors ? Ce n’est pas non plus être le porte-parole de ce qui est audessous. La personne du milieu doit assumer cette position intermédiaire nécessaire, elle doit créer de la valeur dans cette position. Être un acteur, ce n’est pas seulement réciter un script, c’est l’incarner, c’est le rendre performatif. Être un acteur, c’est prendre des initiatives pour incarner un script. Être un acteur, c’est repérer sa liberté et ses marges de manoeuvre, c’est les avoir investies, c’est en assumer les résultats.

Rien de cela n’est nouveau aujourd’hui. Sauf que le rôle de la personne du milieu est plus délicat dans des organisations plus plates et polycentriques, où se forme silencieusement un plafond de verre entre les managers d’en haut et les managers d’en bas, entre les leaders-décideurs-inspirateurs-stratèges et les managers chargés de la machine bureaucratique au fond des cales. Il y a plafond de verre quand ces deux catégories liées à des compétences et des parcours de carrière indépendants ne se rencontrent plus, quand les passages de l’une à l’autre disparaissent. Être un acteur pour diriger n’est pas nouveau. Sauf que dans des sociétés très égotiques, où le personal branding et le profil LinkedIn tiennent lieu de diplômes, être un acteur a vite fait de devenir une injonction trop personnelle, quitte à oublier les angles morts de la fonction de direction : l’angle mort de la performance de l’entreprise et du projet collectif au profit de sa seule carrière ; l’angle mort de la relation aux autres parce que tout travail – même de direction – est toujours une coopération ; l’angle mort de l’apprentissage qui requiert toujours une décision de l’« apprenti » et beaucoup de travail, avant de compter sur un hypothétique talent.

Comme Blaise Pascal disait que chercher la foi, c’est l’avoir déjà trouvée, il en va de même pour la question de savoir comment diriger aujourd’hui. Se poser la question, c’est déjà s’être mis sur le chemin d’y répondre. Cela signifie que l’on a dépassé trois freins à un vrai apprentissage managérial. Le premier, c’est de réduire la direction à l’application de règles, de méthodes et de techniques ; le second, c’est de croire qu’il n’existe toujours que deux catégories de dirigeants, les doués, qui profitent de leur capacité, et les autres, qui n’ont donc rien à faire ; le troisième, ce serait de déduire de ce texte que s’il n’est pas de réponse définitive à la question de la direction d’aujourd’hui, ce ne serait pas la peine d’y travailler.



  1. Adam Bryant, « The Leap to Leader », Harvard Business Review, juillet-août 2023. https://hbr.org/2023/07/the-leap-to-leader.
  2. Gary Hamel et Michele Zanini, Humanocratie, Diateino, 2021.
  3. Maurice Thévenet, Le Plaisir de travailler, Éditions d’Organisation, 2000.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/comment-diriger-aujourd-hui.html?item_id=7881
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