Le management totalitaire
Les managers tyranniques sont la face émergée d’un système qui provient de théories et de pratiques anglo-saxonnes. Ce management totalitaire, fait de pressions de court terme, d’impératifs financiers et d’instabilité des organisations, se répand. Il importe de lui opposer un modèle plus soucieux des réalités et des réussites humaines.
Le management totalitaire est le titre d’une enquête publiée aux éditions Albin Michel en 2023. Ce travail, qui a duré cinq ans, repose sur des interviews de PDG à la retraite, dont la parole est libre, des entretiens avec des patrons du CAC 40 et de PME, dont les propos sont anonymisés, des directeurs de ressources humaines, des inspecteurs du travail, des conseillers prud’homaux, des managers et des salariés. Loin de fustiger le terme de « totalitarisme d’entreprise », la plupart des dirigeants ont acquiescé. Beaucoup ont tenu des propos lapidaires sur l’influence du capitalisme anglo-saxon, dont découle la dictature de la finance. Ils ont identifié ces maux comme l’origine des dysfonctionnements managériaux. Ils se sont inquiétés de l’effritement d’une culture capitaliste sociale qui, jusqu’à présent, faisait l’honneur de grandes entreprises du CAC 40. Aujourd’hui, seules les entreprises familiales et les PME ancrées en région sont encore préservées de ce raz de marée anglo-saxon et conservent un mode de management stable, proche du capitalisme rhénan et de notre culture européenne.
Un étau financier resserré, qui se traduit par une culture du court terme
Pour comprendre ce basculement progressif vers un modèle anglo-saxon, je suis allée voir des PDG du CAC 40 à la retraite. Ces derniers racontent l’emprise toujours accrue des marchés et des financiers sur la gouvernance des groupes français. Autrefois pilotées par des hommes de terrain, ces entreprises sont passées progressivement aux mains de gens qui ne connaissent rien au produit ni au secteur du groupe. Ces derniers pilotent une entreprise industrielle de la même façon qu’une institution ou encore une structure de services. Ils développent des stratégies hors-sol et déconnectées du réel afin d’atteindre des objectifs financiers. Enfin, ils sont indifférents à la culture particulière de l’entreprise qu’ils dirigent et calquent sa stratégie sur celle de ses concurrents dans le même secteur.
Selon les anciens patrons interrogés, ce phénomène vient également d’une forme de myopie généralisée, provoquée par la pression des actionnaires et des marchés. Henri Lachmann, ancien président-directeur général de Schneider Electric – leader mondial de l’énergie –, en poste de 1999 à 2005, témoigne autour d’un café, dans son appartement parisien : « Beaucoup d’investisseurs, aujourd’hui, ne méritent pas la dénomination d’actionnaires. Ce sont des terroristes et des spéculateurs. Ils se fichent des entreprises dans lesquelles ils investissent », déclare-t-il. Henri Proglio tient un discours similaire et évoque un resserrement progressif de l’étau financier. Il a tenu la barre de Veolia – multinationale française de services collectifs tels que la valorisation des déchets – de 2002 à 2009 et celle d’EDF de 2009 à 2014. « C’est comme si j’étais un coureur de fond, avec toujours sur moi la mesure de ma tension. Il y a de quoi développer une addiction », affirme-t-il, préoccupé, dans son bureau du VIIIe arrondissement de Paris. Sur son second ordinateur s’affiche en temps réel le cours de l’action en Bourse.
Actuellement en poste à la tête de groupes cotés, des patrons m’ont rapporté des propos similaires, de façon anonyme : « Parmi les actionnaires, il y a des fonds qui pourraient te dégager s’ils en ont le choix. Tous les matins, ces gens sont sur ton dos et te demandent où tu en es sur ton plan d’action. Ils posent des questions sur les moindres détails. Ils embauchent des jeunes qui viennent visiter ton entreprise pour faire pression sur ta manière de recruter. Si le fonds est sympa, cela se passe bien. Mais il y en a qui t’imposent des recrutements. Tu peux te trouver obligé d’embaucher un nouveau directeur général contre ton gré », nous confie l’un d’entre eux – un de ses actionnaires est un fonds d’investissement anglosaxon. Il poursuit : « Il faut communiquer souvent auprès de ses investisseurs. On est obligé d’être court terme. Tu ne peux pas faire une pause d’un an pour faire un grand investissement. Et si ton cours baisse, tu ne peux pas t’en désintéresser. » Dans les chiffres, la tendance de la course accrue à la performance se confirme. Selon une étude de l’ONG Oxfam publiée en avril 2021, les rémunérations des PDG du CAC 40 dépendent à 67 % d’objectifs financiers de court terme. Ce rétrécissement de la vision des dirigeants se double d’une instabilité accrue. Selon l’Observatoire des multinationales, entre 1985 et 2017, dans nos entreprises, le nombre de fusions et acquisitions a été multiplié par 18. Ce chiffre impressionnant impose de multiples changements dans les effectifs de salariés. Il génère la règle du changement permanent.
Ce phénomène se répercute au niveau des directions, en particulier celle des ressources humaines. Dans le système anglo-saxon, les RH obéissent aux ordres du département financier, alors qu’historiquement, en France, elle est une direction à part entière. Directrice des ressources humaines d’une filiale française d’un groupe américain de 3 000 salariés, Delphine nous raconte ne plus avoir de vision de long terme pour recruter des salariés : « Je n’ai de vision que pour le trimestre à venir ! déplore-t-elle. Cela se ressent dans les recrutements, car je n’ai pas de visibilité sur les chiffres des effectifs des salariés à court terme. » Des salariés tout juste embauchés peuvent donc voir leur période d’essai rompue car, entre-temps, la stratégie RH a déjà changé en fonction des fluctuations financières. Cette culture du court terme débouche, socialement, sur le phénomène du salarié jetable. À force de recruter et de former des salariés à court terme tout en leur demandant d’avoir un esprit corporate, les grands groupes se sont brûlé les ailes. Aujourd’hui, à la suite de la crise de la Covid, nos entreprises se trouvent confrontées à une nouvelle génération, qui a intégré, dès le départ, ce management par l’instabilité. Ces jeunes bénéficient de formations dans leur entreprise et ils repartent dès qu’ils ont trouvé une meilleure offre d’emploi, après seulement un, deux ou trois ans dans leur structure. Après l’ère du salarié jetable vient aussi, par ailleurs, celle du patron jetable. Ces salariés-là n’ont pas connu le monde d’avant, celui de la stabilité de leurs grands-parents, qui passaient toute leur carrière dans le même groupe. Ils n’ont pas intégré ce qu’était l’engagement dans l’entreprise, car ils sont arrivés dans un monde où l’instabilité était la règle implicite.
La tyrannie de l’agilité
Dans ce contexte, les salariés se perçoivent comme interchangeables. De fait, leurs évaluations ne concernent plus seulement leurs compétences, mais leur capacité à se réinventer en permanence et à adopter ce management par le changement. L’agilité est devenue un impératif. Patrick Dixneuf, ex-directeur général d’Aviva Europe – dans le secteur des assurances –, disait en 2020 : « La première exigence des dirigeants de ressources humaines n’est plus le diplôme, mais l’aptitude au changement. » En France, quatre dirigeants sur cinq affirment faire de l’agilité une compétence centrale de leur entreprise dans les deux années à venir.
Depuis vingt ans, cette fameuse agilité est même perçue comme un outil pour doper la performance des salariés. En 2000, un psychologue appelé Peter Kruse diffusait la méthode managériale du « principe du changement ». Il assurait que le cerveau était plus performant lorsqu’il est confronté à la nouveauté. De fait, dans nos entreprises, le « changement », associé à la « nouveauté », était perçu comme un gage de rentabilité accrue. Or les chiffres montrent aujourd’hui que cette culture de l’instabilité permanente se traduit en réalité par un épuisement ou par un désengagement des salariés. En 2021, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), les salariés qui ont subi un important changement au cours des douze derniers mois (un changement d’équipe, une fusion, etc.) voient moins le sens de leur travail.
La tyrannie de l’agilité se traduit par une dévaluation de la valeur travail. À quoi bon se démener pour son entreprise si cette dernière peut vous licencier du jour au lendemain ? À quoi bon s’impliquer si elle peut être démantelée à la suite d’un rachat par un nouvel acteur économique ? Jamais les cadres n’ont été aussi désabusés. Selon Cadremploi, quatre cinquièmes d’entre eux songent à se réorienter. Selon Centre Inffo, la moitié des actifs se reconvertissent ou y songent.
La sélection des plus performants
Dans le secteur où la digitalisation a rendu les compétences caduques et où l’agilité est présentée comme un impératif, nombreux sont les employeurs à vouloir recruter des êtres pourvus de capacités physiques et psychiques supérieures. L’idéologie dominante exige que les salariés capitalisent sur leur ego, qu’ils améliorent leurs performances personnelles, bref, qu’ils soient des leaders inspirants, à l’instar des grands sportifs ou de personnalités charismatiques, comme Gandhi, Nelson Mandela, Martin Luther King ou encore… Churchill. L’objectif ? S’adapter à un monde toujours plus rapide et exigeant. Selon Michel Estimbre, ancien membre du comité exécutif chargé des relations humaines, de l’organisation et de la distribution chez Generali : « La pression financière accrue rend le travail proche de la compétition sportive. »
Dans un monde toujours plus compétitif, les groupes ont tendance à capitaliser sur le bien-être de leurs salariés. Ce phénomène serait positif s’il était uniquement orienté vers la santé de ces derniers, avec une meilleure coordination avec la médecine du travail. Mais il n’en est rien, l’objectif est d’augmenter la productivité en encourageant les salariés à manger sainement, à faire du sport ou à avoir un bon sommeil. Des sociétés spécialisées sur ce créneau proposent même aux entreprises des outils de gestion de la performance en se basant sur le capital santé de leurs équipes. Tout commence par un audit de la qualité du sommeil, de la gestion du stress, la nutrition et l’activité physique. Ensuite, des solutions de développement personnel et des ateliers sur la qualité du sommeil sont proposés. La société Goalmap compte ainsi de prestigieux clients tels qu’Amazon, La Caisse d’épargne, ExxonMobil, LVMH ou encore Carte noire. Sa promesse : « Aider les entreprises à faire de la santé un levier de performance et de bienêtre au travail. » Du côté des employeurs, les chiffres de santé, avec les analyses selon le sexe, la région et le type de poste, n’arrivent pas sur le bureau des médecins du travail, mais sur celui des dirigeants des ressources humaines. Tout un symbole.
Les pratiques de tri
L’émission Le Maillon faible, présentée par Laurence Boccolini entre 2001 et 2007, se voulait une satire du capitalisme du court terme. Dans ce jeu de questions- réponses, le gagnant n’était pas forcément le plus compétent, mais celui qui prenait le pouvoir sur les autres. Les candidats étaient éliminés par cette fameuse phrase célèbre : « Vous êtes le maillon faible, au revoir. » De fait, en entreprise, il arrive que toute la responsabilité de son éviction soit mise sur le collaborateur, alors que son départ s’inscrit dans une politique de réduction des effectifs. Un membre du comité exécutif d’une société industrielle déplore cette évolution et m’assure : « Avant, on licenciait quand on avait tout essayé. Aujourd’hui, c’est à l’issue de chaque revue de performances. »
Pour se séparer des salariés facilement, des méthodes anglo-saxonnes sont mises en place, telles que le ranking, avec des quotas. Les employés sont triés selon trois catégories : les faibles contributeurs, les médians et les hauts potentiels. Des entreprises ont ainsi pu mettre en place des quotas de losers afin de licencier une masse importante de salariés régulièrement sans avoir à faire de plans sociaux. En France, en 2013, la Cour de cassation a interdit cette méthode. Selon le syndicat CFDT, des groupes français le pratiquent encore. La méthode du ranking pourrait être intéressante si elle était corrélée au travail réel. Mais elle est utilisée pour répondre aux contraintes des marchés financiers. Dans les start-up, un outil, répondant au nom de « balanced scorecard » (ou « tableau de bord prospectif »), impose au collaborateur de lister lui-même ses failles et ses échecs chaque semaine. En cas de difficulté, ce dernier peut aller jusqu’à être licencié sur la base de ses propres déclarations.
Quelles solutions ?
La tyrannie du court terme se traduit par une perte du sens des responsabilités. Lorsque tout change tout le temps, que le turn-over s’accroît, plus personne n’est responsable de rien. Dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem (1963), la philosophe Hannah Arendt écrivait : « Eichmann est un homme qui a oublié de penser. » De fait, durant cette enquête, j’ai compris que les salariés en venaient souvent à oublier de penser par eux-mêmes et à déléguer à leur hiérarchie ou à l’organisation leur pensée. Ce phénomène d’anesthésie des consciences aboutit à d’intenses souffrances au travail. La première des solutions est de s’interroger régulièrement sur les conséquences de ses actes. Mais il y a également des axes de travail concrets.
Rencontré chez Renault, Jean-Dominique Sénard, vice-président de l’Institut Montaigne, insistait sur la mise en place d’une concertation entre les PDG allemands et français pour redessiner le cadre d’un capitalisme européen. Au niveau des conseils d’administration, il est possible d’augmenter à nouveau la part d’administrateurs salariés pour rééquilibrer les prises de décision. Ensuite, il s’agit de redonner au département des ressources humaines sa place de décisionnaire et non d’exécutant. Enfin, il y a un axe au niveau des rémunérations, qui ne peuvent pas être uniquement fixées selon des objectifs de court terme. Les managers ne peuvent pas, également, être seulement évalués selon la performance de leur équipe – ce qui génère des abus –, mais doivent l’être aussi selon leur capacité à développer les compétences de chacun de leurs collaborateurs.
Sur le plan des entreprises, le modèle français s’inscrit dans celui des PME ancrées en région, régies par un actionnariat familial. Elles ont une vision sur plusieurs générations et recrutent facilement des salariés pour plusieurs années. Elles sont plus libres sur le plan financier et font vivre les régions en recrutant leurs prestataires localement. Capitaliser sur ces entreprises-là aujourd’hui est vital.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/le-management-totalitaire.html?item_id=7877
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