Loïc FINAZ

Amiral, ancien directeur de l’École de guerre

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Commandement et management

Les différences et les convergences entre le monde de la guerre et celui des affaires permettent d’apprécier les divergences et les ressemblances entre l’art de commander et celui de manager. L’entreprise aurait intérêt à s’inspirer de l’esprit d’équipage pour concilier discipline et initiative, exigence et bienveillance, hiérarchie et autonomie. Ce sont des conditions favorables pour le développmeent d’organisations dynamiques, fédératrices et performantes.

Commandement et management, si proches et si dissemblables à la fois… La conduite des hommes dans la guerre et leur conduite dans les affaires sont-elles comparables ? Commander, manager, deux mots pour un même concept ? Les uns prétendent qu’il s’agit du même sujet, d’autres affirment le contraire. Dans la Marine même, certains disent : « On commande à la mer, à terre on fait du management. » Conversations de carré, de salon ou de comptoir ? Pas seulement. On peut penser qu’il s’agit de concepts distincts, mais complémentaires, et que, dans la combinaison de cette différence et de cette complémentarité, par leur altérité, résident d’intéressantes leçons pour les chefs, les dirigeants (commandants ou managers) de toutes les paroisses.

Deux notions et deux pratiques qui s’imbriquent

Au-delà des querelles sémantiques, on peut considérer que manager, c’est diriger une « entreprise », gérer, paramétrer et structurer les organisations, atteindre les objectifs, mais aussi préserver le patrimoine et l’entretenir, et toujours faire réfléchir et grandir. Manager, c’est également entreprendre, ce qui n’est pas seulement diriger. C’est créer, générer de la valeur et innover, puis combiner, recombiner pour innover encore, en prenant des risques s’il le faut, inventer l’avenir (qui ne se prévoit pas seulement, il peut s’inventer), l’expliquer, faire partager une vision (aux équipages, aux étatsmajors ou aux collaborateurs), mobiliser l’intelligence, l’expérience et l’énergie des marins, des équipes, du personnel… susciter leur performance et réussir.

Commander, c’est alors utiliser cette performance pour la mission, au combat. Un commandant dira : « Ouvrez le feu » et déclenchera un tir de missiles ou de torpilles aux conséquences autres que celles du lancement d’une OPA, même hostile. Ce qui n’est pas le destin de toute mission, bien au contraire et heureusement. Mais c’est la réalité insécable de sa possible finalité. Car commander, dans les armées, c’est mener des hommes au combat pour porter la mort. Ce qui peut conduire à la recevoir.

Pour les marins (et pour les soldats en général), ces deux notions s’interpénètrent et s’enrichissent. Elles ne se rencontrent pas seulement le long d’une frontière géographique (en mer, à terre) ou hiérarchique. Commander un bâtiment de guerre n’est pas en permanence le mener au combat. C’est aussi diriger une entreprise, et donc manager. De la somme de ces expériences, de ces enjeux, naîtra la mécanique qui permet d’éclairer les exigences managériales, de les enrichir par les vertus du commandement et de l’esprit d’équipage. La culture du commandement délivre leçons et inspiration pour les pratiques managériales. Rien n’irrigue plus les pratiques du management que les exigences du commandement. Voilà, peut-être, une illustration des propos de Charles de Gaulle en ouverture du Fil de l’épée : « En vérité, l’esprit militaire, l’art des soldats, leurs vertus sont une partie intégrante du capital des humains », et en conclusion de Vers l’armée de métier : « Le corps militaire est l’expression la plus complète de l’esprit d’une société… Car l’épée est l’axe du monde. »

Certes deux barrières, au moins, empêchent de le comprendre. La première réside dans la nature même du commandement : cette exorbitante responsabilité de porter la mort. Au-delà du commandement, c’est l’essence du militaire, mandaté par la nation (il est le seul en cela) pour être l’expression et l’outil de sa violence absolue lorsqu’elle devient nécessaire. La seconde naît du regard porté par la société sur les militaires et leurs chefs : « Vous, il vous suffit de donner des ordres et vous êtes obéis… » C’est ignorer que les armées sont constituées d’hommes et de femmes issus (bien heureusement) de la société civile, et ainsi semblables à leurs concitoyens (là encore, fort heureusement). Un militaire n’obéit pas à un ordre parce qu’il lui a été donné ; il obéit car il a confiance dans celui qui le lui a donné. Et là, c’est toute une alchimie qui ne tombe pas du ciel. C’est une longue construction érigée par les pratiques du commandement. Or, si elles ont changé avec le temps bien sûr, et parfois même fortement évolué, dans cette affaire, les armées n’ont pas seulement suivi la société, mais bien plus, elles l’ont précédée. Aujourd’hui, ces pratiques de commandement sont bien souvent plus avancées que celles du management, y compris pour certaines structures (des start-up aux GAFA) qui se croient des modèles. L’esprit d’équipage est empreint d’une modernité rare. Qui sait, par exemple, que la forme la plus aboutie de la discipline, c’est l’initiative au combat ? La discipline naît au coeur de cette réalité, elle n’est rien d’autre qu’accomplir la mission, atteindre les objectifs et revenir avec tous, vivants. Quelle start-up porte la même exigence ? Or c’est cela, entre autres, l’esprit d’équipage, la liberté du commandement. Cette exigence de vertu et de performance, dans la paix comme dans la guerre.

L’esprit d’équipage

Cet esprit d’équipage repose sur les associations de notre sagesse de marins (de soldats) : autonomie et solidarité ; fonction et responsabilité ; hiérarchie et participation ; exigence et bienveillance ; énergie et culture ; intelligence et courage ; parole et temps. Audelà de la liberté qu’elles confèrent au commandement, elles sont au coeur d’un management véritable.

Autonomie et solidarité sont les premières vertus de cette vie d’équipage, plus précieuses encore dans un monde de plus en plus individualiste et assisté. Faites de vos équipes un équipage, leur autonomie et leur solidarité vous feront décrocher la lune. Mais il y a une contrepartie pour les chefs (commandants, managers ou patrons de tout acabit). Il leur faut, pour permettre cette autonomie et cette solidarité, pour les faire éclore puis les préserver, les faire durer… Il leur faut susciter l’initiative et accepter l’échec. Accepter l’échec parce que, sinon, jamais l’initiative ne sera possible. Sans droit à l’échec, il n’y a pas droit à l’initiative. La culture du zéro risque est mortifère. C’est le devoir du chef de le comprendre, et son rôle d’instaurer ces conditions de l’initiative. En assumant et en disant : « Rassurez-vous, je suis là ; si vous échouez, je corrigerai le tir ; je suis là pour cela. Je vous donne la vision, je mets en place l’organisation dont nous avons besoin et la fais évoluer si nécessaire, je confirme la mission, j’échange avec vous dès que possible pour que tout cela soit à la fois cohérent et évolutif, je serai même à vos côtés quand vous en aurez besoin, mais, au quotidien, agissez. »

Parallèlement et structurellement, à bord de nos bâtiments, une deuxième association accompagne l’autonomie et la solidarité de chacun. Nous y avons tous des fonctions différentes, mais une même responsabilité nous lie. Lorsqu’un commandant manoeuvre pour accoster son bâtiment de guerre, sa fonction de commandant est de conceptualiser la manoeuvre et de l’ordonner. À ses côtés, un matelot manoeuvrier – jeune homme ou jeune femme d’à peine vingt ans – répercute ses ordres en mettant la barre (en fait un simple interrupteur) à droite ou à gauche. Leurs fonctions sont différentes. Mais leurs responsabilités sont les mêmes. Si l’un met la barre à droite, lorsque l’autre ordonne « À gauche », il provoquera une catastrophe. Et le résultat serait identique si l’ordre était inadapté. Même responsabilité… Chacun peut penser ce qu’il veut des fonctions de l’un ou de l’autre : le commandant avec ses galons dorés sur l’aileron de la passerelle, le nez au vent et l’attention de tous rivée sur ses ordres ; ou le barreur dans sa fosse avec son interrupteur. Mais chacun porte la même responsabilité. L’un et l’autre sont aussi importants, et l’un et l’autre le savent. C’est à la fois un ciment social et un facteur de performance exceptionnels.

Avec en legs, pour toute entreprise, la fierté d’appartenance et l’aventure personnelle : « Il y a un projet, et, quels que soient mon talent, mes compétences, je suis utile, je sers et je suis à la bonne place. Je participe à l’aventure. J’en suis satisfait, heureux et confiant. » Tout est lié. Autonomie, fonctions et aventure personnelle, d’une part. Solidarité, responsabilité partagée et fierté d’appartenance, en parallèle.

Confiance et exigence

Tout le monde connaît par ailleurs, ou croit connaître, le système hiérarchique des armées. Il est important parce que, dans la violence et la rapidité du combat, il s’avère le plus efficace. Lorsque vous avez un missile à traiter, vous avez quelques secondes pour réagir. Ce n’est pas le moment de réunir le Comex, et encore moins le comité d’entreprise, pour savoir s’il faut dérober à bâbord ou sur tribord. Mais cette exigence hiérarchique ne rend compte qu’en partie de la culture et de l’organisation des bâtiments de la Marine. Au-delà du système de délégations qu’elle met en place pour être efficace, elle n’aurait aucune performance si elle ne s’appuyait pas, aussi et surtout, sur une culture participative très forte. Nos actions naissent d’abord de la confiance qui nous lie tous, cette confiance qui se construit chaque jour par nos échanges. Aucune entreprise, aucun syndicat n’a inventé dans son quotidien autant de commissions que nos bâtiments de combat où nous suscitons la participation de tous sur tous les sujets. D’abord parce que les marins pensent qu’à dix pour résoudre un problème, nous avons plus de chances de trouver des solutions que lorsque nous sommes seuls. Parce qu’ensuite, ces instances font travailler ensemble certains qui pourraient ne jamais se rencontrer, et c’est utile (à méditer par temps de télétravail)… Mais surtout parce que ce processus bâtit au quotidien la confiance qui nous lie. Culture qui trouve son sens au combat, lorsqu’il n’est plus temps de demander à chacun son avis. Au coeur de notre esprit d’équipage, cette foi commune élaborée ensemble nous façonne et nous unit. Le système hiérarchique ne bâtit pas la confiance, il utilise celle que les chefs ont su fédérer par leur culture participative. C’est par ailleurs notre résolution de la problématique entre organisations verticales et organisations horizontales, qui ne sont pas à opposer mais à combiner en permanence.

Mais puisqu’il faut bien, malgré tout, encadrer et diriger, solidarité, autonomie, responsabilité, participation s’inscrivent dans un contexte. Leur répondent ainsi chez les chefs des vertus miroirs, indispensables pour que tout ne s’étiole pas. Exigence et bienveillance sont alors les deux piliers qui doivent structurer l’action des commandants, des dirigeants. Exigence d’abord, bien sûr, vis-à-vis d’eux-mêmes pour cette exemplarité qu’ils doivent s’imposer et sans laquelle leur action ne recevra aucune bienveillance de leurs subordonnés. Mais exigence et bienveillance surtout pour ceux qui leur sont confiés. Sans exigence, un chef n’obtiendra rien et ne réussira rien. Sans bienveillance, il détruira tout, et ne construira rien non plus dans la durée. Exigence : « Voilà ce que j’attends de vous pour notre performance collective. » Bienveillance : « Que puis-je personnellement vous apporter ? » Avec tout ce qui en découle, naturellement : le vrai souci des autres (de chacun d’entre eux, y compris, et surtout, les plus modestes) ; leur prise en compte dans la globalité de leurs besoins, et de ceux de leur institution, entreprise, communauté ; la définition et la concrétisation d’un bien commun. Quel parcours pour nos équipages, nos collaborateurs ; quelles formations, quels cursus ? En bref, quel avenir pour eux ? Et quelle reconnaissance vont-ils trouver et recevoir ; et comment la manifester ? Cette reconnaissance sans laquelle il n’y a pas d’accomplissement. Le sens de chacun et du collectif ancre le chef dans la compréhension que commander, diriger est l’une des plus belles façons de servir ceux qui nous sont confiés.

L’énergie des choix

Mais le chef doit aussi être une énergie. S’il ne doit rester au bout du compte qu’une seule chose : son énergie. Celle qui met en mouvement, convainc, fait durer, vivre et gagner. Le vainqueur, c’est le dernier sur le champ de bataille, quel que soit le combat, celui qui a résisté aux assauts de l’ennemi comme de la mer. C’est quasi physique, première leçon de mer. Avec la culture, individuelle et collective… Cette culture, qui n’est pas que « générale » mais à comprendre dans son sens le plus large, provenant aussi bien du vécu, de l’observation et de l’expérience, de l’intelligence de l’esprit et de celle du coeur, que d’un enseignement académique, source alors de la connaissance mais aussi de l’intuition, du sixième sens et des bons réflexes. Elle est elle-même source d’énergie. Sans elle, en effet, pas de mise en perspective. Or, c’est dans la vision que l’on peut inscrire à la fois notre appareillage et notre action dans le long terme. Sinon, on reste à quai. Et, peut-être plus important encore, la culture est enfin notre ligne de foi. Équilibre de notre énergie, elle demeure notre amer le plus fondamental pour ne pas s’éloigner de la route, surtout lorsqu’il faut louvoyer au vent des récifs, pour savoir où aller et, plus encore, où ne pas aller.

Ensuite, à l’instar de l’équilibre entre énergie et culture, l’important chez un chef – sixième association –, ce n’est pas tant son intelligence ou son courage, mais bien plus la cohérence entre ces deux qualités. Cette harmonie, néanmoins, n’a rien de naturel. Intelligence et courage sont parallèlement nécessaires mais ne se nourrissent pas mutuellement. Plus un dirigeant sera intelligent, plus en effet il analysera et mesurera les embûches sur sa route, et plus il lui faudra être courageux pour accepter de les affronter. Sa capacité d’analyse risque de l’empêcher d’agir. Sa volonté devra prendre le relais, être à la hauteur. Sinon, il ne sera qu’un analyste excessif, un chef pessimiste tétanisé par les risques et les dangers inhérents à toute situation. Incapable de commander, il n’inspirera pas confiance, n’entraînera pas ses troupes, leur communiquera sa peur et suscitera leur mépris. Comprendre et prévoir ne sont pas des finalités mais des capacités qu’il faut savoir utiliser pour décider, pour sortir de l’immobilité de l’intelligence et passer à l’action, agir. Commander, diriger, manager, c’est d’abord faire des choix, avant de les faire appliquer. Il n’y a pas de confort intellectuel dans le commandement. Bien souvent, la « bonne solution » n’existe pas, et il faut choisir entre plusieurs « mauvaises » solutions. Il faut se préparer à ce genre de dilemme et, pour cela, cultiver des qualités auxquelles l’époque n’incite pas. Elle veut tout assurer… À l’inverse, un chef courageux mais crétin sera, lui aussi, très probablement une véritable catastrophe.

C’est par la parole, enfin, que l’action du dirigeant existe. Il ne faut pas l’oublier. Par la parole, à la fois complément et expression de son énergie, il convainc, met en mouvement et s’inscrit dans le temps (dans l’instant comme dans la durée). C’est assurément en effet par sa parole, adressée directement, que le chef suscitera l’espoir et l’enthousiasme chez ses hommes (soldats ou collaborateurs) lorsque le temps de l’action sera arrivé. Par sa parole aussi qu’il apaisera leurs craintes ou remontera leur moral, dans la crise ou la défaite. Et par sa parole enfin qu’il les remerciera lorsqu’il sera temps de le faire, après la victoire, le succès ou simplement l’effort. Sans oublier, à tout moment, le pouvoir de l’émotion qui, elle aussi, se nourrit du verbe. En n’oubliant jamais le temps et sa maîtrise dont il ne faut pas s’affranchir car l’action est réelle, incarnée, et seule la virtualité échappe à son écoulement. L’oublier c’est se condamner à l’échec et à la mort. Commander, diriger, c’est oeuvrer pour la victoire (vous pouvez vous contenter du mot performance…) et la vie. Au combat, c’est une affaire de vie et de mort.

Quel est l’enjeu ? La mission, dans le sens qu’elle porte et qui lui donne sa valeur, en fonction des circonstances qu’elle rencontre, et avec les hommes et les femmes qui nous sont confiés pour cela, que l’on soit civil ou militaire. Commander et manager ne sont pas de même nature, mais du même ordre. Offrant au commandement sa liberté, au management sa performance, l’esprit d’équipage est l’alchimie qui les relie, la clé de leur succès.

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