Olivier BASSO

Professeur associé au CNAM

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Le management s'enseigne t-il ?

Les formations au management sont légion. Les établissements académiques spécialisés et les services internes des entreprises proposent des cursus et des programmes souvent décriés comme trop théoriques. Il faut encourager les mises en situation et les réflexions sur soi-même en tant que manager comme en tant que managé.

La croyance est encore assez communément répandue qu’être manager serait une affaire de « savoir-faire » et de « relationnel ». Certains individus sont naturellement doués de ces qualités propres à favoriser les interactions personnelles, d’autres non. À l’instar d’autres figures professionnelles telles que l’artiste de génie ou le sportif d’exception, la part des dons et du tempérament permettrait de minimiser alors la nécessité d’apprendre, voire de s’en affranchir dans certains cas extrêmes de réussite (« X est autodidacte, il a créé et dirige une entreprise gigantesque et n’a jamais appris à manager »).

Cette opinion est souvent renforcée par le constat que parmi ceux qui sont nommés aux plus hautes fonctions de direction, il y en a toujours une fraction – et parfois jusqu’au niveau du comité exécutif – qui possède certes les attributs d’une expertise exceptionnelle ou d’une grande habileté politique pour défendre et faire avancer ses projets, mais qui se révèle incapable d’animer une équipe, allant parfois jusqu’à sous-traiter cette tâche à son second ou choisissant de ne travailler qu’en mode bilatéral afin de ne pas avoir à « se coltiner la dynamique de groupe ». Or, ces membres de l’élite sont fort souvent passés par les plus grandes écoles de la République, et apparemment ils n’y ont pas appris l’art du management.

Mais qu’est-ce que le management ?

Commençons par définir notre objet : de quoi parlons- nous ? Et comment le management se distinguet- il de ce qui est également appelé « gestion » ? Partons d’une proposition éclairante du spécialiste du conseil et de la formation Octave Gélinier 1 : « Le management n’est pas la direction des choses, c’est le développement des gens. »

Le management, et c’est le point commun à nombre de définitions, est l’art de faire travailler des individus ensemble dans le cadre d’une activité ou d’un projet. Le contexte organisationnel peut être très variable (association, syndicat, hôpital, université, parti politique, entreprise, etc.). Il s’agit toujours de définir, de structurer et d’accompagner une action collective pour atteindre un objectif.

Manager, c’est donc diriger en s’assurant que les individus impliqués vont effectivement réaliser ce qui a été décidé, quelle que soit la modalité de définition de cet objectif.

La relation de management commence avec la charge d’un premier collaborateur à encadrer. Le manager nouvellement nommé à son poste quitte son statut de contributeur individuel centré sur la tâche à accomplir. Et devient alors un « opérateur de collaboration » : il s’assure – notamment en définissant les objectifs avec clarté, en déléguant les moyens nécessaires et en suscitant une dynamique de motivation et d’influence – que la personne managée remplisse correctement son rôle de contributeur. C’est la qualité de cette interaction qui va permettre la réalisation effective des tâches programmées (performance) par la personne managée.

La situation devient bien sûr plus complexe dès lors que le nombre de collaborateurs s’accroît. La relation managériale s’exerce alors non seulement au niveau individuel mais aussi au niveau collectif : manager, c’est savoir aussi et surtout animer une équipe, qu’elle soit constituée d’ouvriers réunis sur un chantier de BTP, de cadres intermédiaires dans un service administratif ou de dirigeants dans un comité exécutif.

Cette définition permet de distinguer avec netteté le management de la « gestion », entendue comme l’ensemble des techniques permettant d’assurer le pilotage de l’activité de l’organisation (stratégie, planification, contrôle) et la mise en oeuvre de ses dimensions concrètes (production, marketing, logistique, finances), variables selon la nature de l’organisation.

Les savoirs techniques mobilisés portent de ce fait sur le contenu des activités de l’entreprise (coeur de métier et fonctions support) et l’allocation des ressources correspondantes. Il s’agit ici d’organiser, d’administrer et de mettre en place les ressources matérielles, financières et humaines nécessaires pour assurer le développement et la pérennité de l’entreprise.

L’élément humain en tant que tel, au-delà de sa composante quantifiée de « ressources humaines » donnant lieu à gestion, n’est pas ici appréhendé en tant que tel. Le management, c’est l’art de diriger les personnes, ce n’est pas la gestion des ressources humaines. Sa prise en compte se surajoute à l’expertise de gestion : ainsi le responsable marketing doit non seulement maîtriser sa sphère de compétence technique, mais aussi savoir manager son équipe. La mise en œuvre du plan d’action passe par l’engagement collectif, la mise en mouvement des différents collaborateurs dans la réalisation de ce qui a été planifié.

Peut-on enseigner le management ?

Les manières de faire pour mobiliser les énergies, tant sur le plan individuel que collectif, peuvent-elles s’enseigner ?

Les interrogations sur la possibilité d’enseigner le management sont très anciennes, tant la matière semble échapper à la formalisation des autres savoirs de gestion communément enseignés dans le monde académique, à l’université ou dans les écoles de gestion et d’ingénieurs, voire dans les universités d’entreprise.

Pour se former au management, art de la mise en mouvement de l’action collective, distinguons trois dimensions à prendre en compte : un socle des connaissances pour comprendre les fondements théoriques de l’action et en percevoir les soubassements ; des compétences pratiques à mettre en application ; des attitudes et des comportements permettant d’incarner avec efficacité les compétences en situation.

Les formations académiques au management (universités, grandes écoles) ont intégré dans leurs différents cursus des temps de familiarisation plus ou moins poussée avec les sciences humaines qui éclairent le comportement humain (psychologie comportementale, sociologie des organisations, sciences politiques, philosophie). Elles proposent également des cours sur les principes à respecter en matière d’organisation et de gestion des ressources.

Elles se heurtent néanmoins à de grandes difficultés en matière de développement des compétences managériales et des attitudes ou comportements spécifiques.

Un texte remarquable et déjà ancien en pose le constat de manière abrupte : l’enseignement du management, pour les étudiants, ne permet pas de manager. Pourquoi ? Parce que l’on apprend non pas à manager mais à discuter du management 2. Cet article, avec son analyse, mérite un extrait significatif 3 :

« L’enseignement du management dans les écoles supérieures de commerce suit un schéma relativement fixe : on retrouve souvent un cours d’introduction aux principes du management, suivi d’un cours intermédiaire sur les principes d’organisation ou sur le comportement organisationnel, quelques électifs supplémentaires et un cours de synthèse de stratégie […]. Pourtant, lorsqu’on rencontre un diplômé d’une école de commerce ou de gestion, on n’est pas impressionné par sa capacité à agir comme on l’attend d’un manager. Certes, ils peuvent réciter les cinq fonctions d’un manager. Ils savent tout sur le père Fred Taylor. Ils peuvent réciter les principes d’Henri Fayol. Ils peuvent même régurgiter des textes et des conférences pendant une heure, voire deux heures. En fait, il n’y a qu’une chose qu’ils ne savent pas faire. Ils ne savent pas manager. Ils ne savent pas donner de feedbacks positifs, coacher, diriger, gérer les conflits, discipliner, déléguer, accepter les responsabilités, motiver, prendre des initiatives, communiquer, pratiquer l’écoute, interviewer, planifier, définir des objectifs, évaluer les performances ou résoudre des problèmes. En bref, ils ne savent pas manager. Pourquoi ? On ne leur a pas appris à manager, on leur a appris à reconnaître et à définir le management. »

Le diagnostic nous paraît juste et cependant le reproche pose une équation quasi impossible à résoudre : en effet, les étudiants ne possèdent par définition aucune expérience concrète sur laquelle adosser les problématiques managériales qui leur sont proposées à l’étude. Les difficultés qui surviennent dès que l’on cherche à manager une personne ou une équipe leur sont totalement étrangères, voire perçues comme inexistantes. Nous retrouvons ici un point récurrent des critiques adressées depuis maintenant plus de trente ans aux études de gestion en France et notamment sur la manière dont elles sont enseignées aux élèves des grandes écoles 3, ces étudiants qui composeront en forte majorité les rangs des dirigeants de demain. Le choc entre des classes préparatoires qui les ont intensément formés à l’analyse et à l’étude de problématiques abstraites (commentaire de textes, démonstrations mathématiques, etc.) et le passage brutal à l’étude des techniques de gestion (comptabilité, marketing, etc.) suscite souvent une perception d’indigence dans le contenu des cours. Et ceux qui portent directement sur la dimension managériale, en abordant les thématiques de la motivation, de la gestion de conflit, les matières dites « soft », sont couramment perçus comme dénués d’intérêt, de pertinence et de densité théorique.

Ce constat appelle la nécessité d’augmenter de manière sensible au sein des différents cursus les temps spécifiques pour accumuler rapidement les cas vécus et constituer la densité d’expérience minimale pour éprouver la diversité des situations de gestion. Les césures permettant de travailler une année au sein d’une organisation, les modalités d’études en alternance et, plus généralement, les occasions de travailler sur des projets collectifs ambitieux et variés (par exemple liés à des initiatives humanitaires ou entrepreneuriales) constituent les exemples les plus répandus. Un enjeu fort ici est de s’assurer que ces moments pratiques sur le terrain donnent bien lieu à un retour d’expérience inséré dans une démarche apprenante.

Apprendre à se manager pour apprendre à manager

Cela posé, soyons honnêtes : il est rare que le premier emploi implique directement une responsabilité d’encadrement d’un ou plusieurs collaborateurs. L’étudiant au sortir de ses études sera plutôt placé en position de contributeur individuel, et c’est dans un second temps qu’il se verra proposer ou non une responsabilité managériale. Il sera peut-être alors temps de lui transmettre le savoir-faire approprié : les grandes entreprises ont ainsi souvent développé au sein leurs universités internes des cursus permettant de faciliter cette transition.

Il s’agit ici non seulement de partager des compétences techniques, des savoir-faire de l’action (comment créer de la motivation ? Comment réguler un conflit ? Comment développer ses collaborateurs ?), mais aussi de parvenir à partager les attitudes et les comportements qui donnent un sens incarné aux gestes techniques : il ne suffira pas d’appliquer une liste d’actions à effectuer pour s’assurer qu’un feedback a été correctement administré. L’intelligence relationnelle et physique du manager est aussi mobilisée, pour, par exemple, saisir le bon moment pour partager son appréciation, ou encore pour réguler ses propres émotions parfois perturbantes afin de conserver une certaine qualité de contact avec l’intéressé. Comme on le constate ici, le management de soi semble être une condition forte d’un management des autres réussi.

Paradoxalement, nous revenons peut-être ici à un élément essentiel qui pourrait être davantage développé en période de formation initiale : la connaissance de soi, de ses points d’appui et de ses points de vigilance. Rappelons cette évidence, le management est par définition contextuel ; chaque situation appelle un ajustement des comportements et il n’y a pas de recettes généralisables. Et manager, c’est manager des individus. Les diriger pour les conduire à coopérer en vue d’un objectif à réaliser.

Il s’agit souvent de gérer des relations humaines à deux niveaux : les relations que le manager entretient avec chaque membre de son équipe et les relations que ces personnes ont développées entre elles et qui peuvent être plus ou moins fluides. Il existe également un troisième niveau de relations, non directement visible mais tout aussi essentiel dans le métier de manager, c’est celui qui concerne le manager lui-même. La nature des relations que la personne entretient avec elle-même va en effet profondément influer sur la manière dont elle se comporte avec les autres. Or, pour le manager, l’essentiel du travail va être de gérer des relations humaines. Il doit en effet s’assurer que les personnes qu’il encadre s’accordent suffisamment ensemble pour réaliser un projet commun 4.

Ainsi, la question de la possibilité d’enseigner le management laisse place à une interrogation préalable : si la pratique du management de soi doit précéder ou accompagner l’apprentissage du « management des autres », comment les individus vont-ils « apprendre à apprendre » ? En effet, il ne s’agit pas seulement ici d’appliquer son esprit critique ou pratique : l’effort à exercer pour entrer dans le processus de découverte et de développement de soi est exigeant. Un tel travail réflexif représente un réel défi pour qui s’est nourri jusque-là d’analyses critiques et d’échanges intellectuels (cas des étudiants en formation initiale) ou pour qui s’est immergé depuis plusieurs années dans le terrain de l’action (cas des professionnels) en étant tourné vers l’obtention de résultats concrets et mesurables, souvent à court terme.

Le management peut probablement s’enseigner, mais cela demande un préalable de taille : s’intéresser à soi-même comme sujet humain, accepter de s’observer dans ses forces et ses faiblesses et s’engager dans une discipline pour progresser et développer ses compétences relationnelles afin de renforcer son efficacité managériale.

Résumons-nous. L’affaire semble entendue : le management, art de mobiliser l’action humaine dans une organisation, se différencie de la gestion, qui porte davantage sur les techniques de modélisation et de mise en oeuvre des activités concrètes de l’organisation, notamment à travers l’emploi maîtrisé des ressources. Son enseignement passe, selon nous, par l’expérience de situations concrètes, l’acquisition de savoirs fondamentaux et de compétences techniques associées à l’apprentissage de postures. Cette dernière dimension, essentielle, appelant à un travail rigoureux d’exploration et de discipline sur soi-même.

Et pourtant, en ce début de XXIe siècle, il nous semble que la problématique de la gestion des ressources dépasse désormais la sphère de la seule instrumentalité. Elle vient directement questionner notre relation aux autres, les autres êtres humains mais aussi les êtres, individuels ou collectifs, non humains (forêts, fleuves, etc.) qui peuplent notre planète. S’interroger sur de nouvelles manières de manager ces différents acteurs – qui ne se réduisent pas au statut de ressources matérielles 5 – constitue un enjeu d’importance. Fort heureusement, les institutions académiques sont en train de progresser à grande vitesse 6, probablement plus rapidement que les entreprises, pour répondre à cette demande. Il s’agit désormais d’enseigner le management des autres, de soi et du monde vivant. Les dix prochaines années nous apprendront si ce pari a été tenu.



  1. En remerciant ici Ibrahima Fall pour cette suggestion de citation.
  2. Jay T. Knippen, « Can the skill of management be taught ? », Developments in Business Simulation & Experiential Exercises, volume 14, 1987. https://absel-ojs-ttu.tdl.org/absel/article/view/1985/1954.
  3. Lire par exemple : Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce, La Découverte, 2021 ; Oliver Basso, Philippe-Pierre Dornier et Jean-Paul Mounier, Tu seras patron, mon fils. Les grandes écoles de commerce face au modèle américain, préface de Roger Fauroux, Village mondial, 2004.
  4. Pour davantage de développements, voir Olivier Basso, Aziz Djendli, Olivier Leclerc, Jean-Luc Perdriel, Management, Dunod, à paraître.
  5. Deux illustrations parmi d’autres : depuis 2017, le fleuve Whanganui est reconnu par le parlement néo-zélandais comme une entité vivante, avec une personnalité juridique. Selon la nouvelle législation, le fleuve est un être vivant « partant des montagnes jusqu’à la mer, y compris ses affluents et l’ensemble de ses éléments physiques et métaphysiques » (AFP, 16-3-2017). En 2022, en Espagne, le Parlement a accordé une personnalité juridique à l’écosystème de Mar Menor, une lagune d’eau salée près de Murcie.
  6. Citons de manière très partielle et partiale le remarquable programme Master of science Strategy & Design for the Anthropocene de l’ESC Clermont Business School et, en formation continue, les programmes inspirants proposés par l’école Lumia. La rentrée des classes à HEC pour le séminaire « Purpose and Sustainability » confronte directement les étudiants aux enjeux de la transition écologique et sociale et les fait s’interroger sur le sens de leur mission et de l’action collective, mettant aussi l’institution dans l’obligation d’être à la hauteur de cette demande. Voir l’article « Au séminaire de rentrée de HEC Paris à Chamonix : J’étais persuadé qu’on allait se faire “greenwasher” », Le Monde, 1er septembre 2023.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/le-management-s-enseigne-t-il.html?item_id=7873
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