Déclassement par le management, management du déclassement
Centré sur des logiques de statut, de diplôme et d’honneur, le management à la française classe et déclasse. Singeant des méthodes américaines, le management dit « moderne » met en réalité l’homme de métier de côté. Soumis aux lubies des chefs et des clients, il résiste et se désengage.
En France le travail est en crise. Dans bien des professions jadis estimées – professeur, infirmière –, des difficultés de recrutement accompagnent un sentiment de perte de sens. Le recul de l’âge de la retraite soulève des passions qui sidèrent nos voisins habitués à des âges de départ nettement plus tardifs. Les salariés français se plaignent d’un manque de reconnaissance, beaucoup plus que leurs homologues allemands, britanniques ou américains 1. Les raisons de cette évolution sont multiples et il serait injuste d’en attribuer toute la responsabilité au management. Mais celui-ci y a sa part et beaucoup peut être attendu de son évolution. Pour combattre la crise du travail dans sa dimension spécifiquement française, il importe de saisir l’aspect singulier de ce que les Français attendent de leur travail, au-delà des questions universelles de rémunération, de temps de travail et de pénibilité physique, et comprendre pourquoi leur frustration s’exprime autant dans le registre du déclassement.
Une grande sensibilité aux questions de statut
Les Français passent pour être spécialement sensibles à leur statut. Innombrables sont les statuts particuliers qui ont pris corps dans les entreprises publiques et les administrations. La différence entre cadre et non-cadre, incompréhensible dans bien des pays, relève de cette logique. Ces statuts sont largement dénoncés comme source d’entraves à la mobilité professionnelle, à la fluidité du marché du travail. Ils sont regardés par beaucoup comme des vestiges des corporations d’Ancien Régime, qu’il est enfin temps de supprimer. Mais ils résistent. C’est qu’ils sont intimement liés à la manière française de concevoir un travail digne où, pour reprendre une expression médiévale qui reste bien présente dans le discours syndical, on n’est pas « taillable et corvéable à merci » comme l’était le serf de jadis.
Dans tous les pays occidentaux, le développement des idéaux démocratiques a rendu problématique la rencontre entre la situation de travailleur salarié, dépendant étroitement d’un patron, et la condition de citoyen libre, égal à tous ses concitoyens. Les réponses apportées à ce défi, à la fois dans la loi et dans les pratiques, ont été très diverses selon les pays. Ainsi, les États-Unis ont pris comme référence le producteur indépendant, lié à un client par un contrat qui le protège en délimitant strictement ce à quoi il est tenu. L’Allemagne s’est référée au membre d’une communauté de pairs qui décident collectivement des orientations prises par celle-ci et que chacun va suivre. La France, de son côté, a privilégié le professionnel protégé de l’arbitraire de ses supérieurs par un statut qui régit à la fois ses droits et ses devoirs. L’honneur du métier y tient une place centrale 2. Le statut obtenu donne une place dans une hiérarchie des métiers regardés comme plus ou moins nobles, distinguant par exemple le conducteur de TGV de celui de TER, le médecin de la sage-femme, le professeur agrégé du professeur certifié, etc. Chacun, si modeste que puisse être son métier, se sent traité dignement dans la mesure où il est autant respecté dans les prérogatives associées à celui-ci que le sont ceux qui bénéficient de métiers plus prestigieux.
Dans cette vision du travail, celui qui est ravalé à une position inférieure développe un sentiment humiliant de déclassement. Or, de nos jours, l’évolution de la société, la transformation du fonctionnement de l’économie, l’internationalisation des références en matière de management ont déstabilisé le fonctionnement des entreprises d’une manière qui conduit à faire croître ce sentiment.
Des facteurs externes au management
Plusieurs facteurs, qui ne relèvent pas du management, alimentent chez beaucoup ce sentiment de déclassement.
En France, la position professionnelle à laquelle il paraît légitime d’accéder est largement déterminée par le niveau du diplôme obtenu. Celui qui n’arrive pas à accéder à une situation professionnelle correspondant « normalement » à son diplôme se sent déclassé. Or il s’est produit, au cours des dernières décennies, un développement vertigineux de l’enseignement supérieur, très au-delà de la croissance des postes perçus comme dignes d’être occupés par ses diplômés. Mécaniquement, un fossé s’est creusé pour beaucoup entre la position professionnelle qu’il serait légitime qu’ils occupent, compte tenu de leur niveau de diplôme, et la position à laquelle ils ont effectivement accès. Ce phénomène a eu des répercussions en cascade : ceux qui avaient jusqu’alors accès à des postes d’un certain niveau se trouvent concurrencés par de plus diplômés privés d’une place au niveau supérieur. Un poste correspondant à un même niveau dans la classification des emplois s’est ainsi trouvé occupé par des agents de plus en plus diplômés, ayant de plus en plus le sentiment de ne pas voir leur diplôme – et donc leur personne – reconnu à sa juste valeur. Ce phénomène est net, par exemple, au niveau master (bac + 5). Ainsi, en 2010, la part des cadres parmi ceux qui ont un master SD (sciences dures) était seulement de 58,5 %, et de 35,7 % dans les spécialités littéraires. Une enquête au sein de ceux qui étaient concernés a permis d’« entendre la souffrance et la frustration de jeunes diplômés fatigués de la galère de l’insertion ou déçus d’avoir trouvé un emploi au-dessous de ce que leur rang scolaire laissait entrevoir 3 ».
Pendant ce temps, la pression accrue de la concurrence a conduit au sentiment que, pour réussir, il fallait se soumettre aux exigences des clients, y compris quand elles allaient à l’encontre du désir de concevoir un « bon produit » selon les standards de l’homme de métier. Simultanément, l’importance prise par les fonctions de communication, jugées traditionnellement peu nobles car associées à l’image plutôt méprisable de courtisan, a conduit à une dévalorisation relative de celles qui concourent à produire.
Les effets de l’évolution du management
L’évolution du management au cours des dernières décennies a participé, elle aussi, à la montée du sentiment de déclassement. On a eu affaire à une volonté, mise en avant à la fois par les consultants internationaux et par les écoles de gestion, de « moderniser » le management. La référence centrale au métier, à l’homme de métier, qui « connaît son travail » et gère en conséquence la diversité des situations qu’il rencontre, a été massivement jugée archaïque.
On a vu monter en puissance la figure réputée moderne, en fait d’inspiration américaine, du « manager ». Celui-ci n’est pas voué à un métier particulier, mais est un expert en techniques de gestion. Il lui revient d’encadrer l’action de ceux qui font le travail concret, de leur fixer les objectifs, au premier chef financiers, qu’ils doivent atteindre (les fameux KPI – key performance indicators), de définir les procédures qu’ils doivent respecter, d’évaluer leur travail, de décider de leur rémunération et de leur carrière. Les effets de cette évolution du management ont, de fait, été ravageurs quant au vécu du travail.
Tout d’abord, ce qui a été mis en oeuvre n’a pas été le management américain tel qu’il est pratiqué aux États-Unis, mais une réinterprétation française de celui-ci. Aux États-Unis, le modèle du manager est cohérent avec l’idéal de rapports contractuels entre un fournisseur (le subordonné) et un client (le supérieur). Celui-ci détermine le produit qu’il entend recevoir mais est tout autant lié que son fournisseur par le contrat qu’ils ont passé, et il conserve avec lui un rapport d’homme à homme qui est celui de citoyens égaux. Dans une réinterprétation française, le manager devient celui qui, en position supérieure, réalise le travail noble qui consiste à donner des ordres, et le subordonné se trouve réduit au travail servile de devoir les exécuter. De plus, celui qui conçoit les procédures est très tenté de considérer qu’il n’a rien à apprendre, dans leur conception, du subordonné, qui « n’est pas de son niveau ». Il est tenté, de même, de traiter celui-ci de haut.
La mise en oeuvre de ce management américain revu à la française implique d’être sans cesse contraint de suivre à la lettre des directives et des procédures conçues par d’autres et d’être étroitement contrôlé, à grands coups d’outils informatiques, dans la manière de les suivre. Ceux qui en sont réduits à cette position ont le sentiment que les concepteurs les considèrent comme des « exécutants ». Cela est vrai en particulier pour les cadres autres que dirigeants, qui trouvent souvent que les décisions d’importance sont prises par les grands chefs et que, dès qu’on descend dans la hiérarchie, on est bon pour exécuter. Or, estiment les « exécutants » en question, ils sont les seuls à connaître vraiment leur métier et savoir traiter des situations réelles toujours plus complexes que les situations théoriques pour lesquelles les directives et les procédures sont conçues. Ils se sentent ainsi déclassés, à la fois méprisés et dépossédés de ce qui fait l’intérêt de leur travail.
Des résistances individuelles et collectives à la perte de sens du travail
Face à la dégradation de la qualité de leur vie de travail, les Français ne se contentent pas de subir.
Pour ceux qui sont restés dans des structures bureaucratisées sous la coupe de managers épris de chiffres et de procédures tout en ignorant la substance et la complexité du travail réel, il est possible de garder sa fierté en se désengageant. Quand il s’agit de « faire du chiffre », quand l’intensité des contrôles est telle qu’il devient difficile d’en prendre et en laisser de manière à continuer à faire un « bon travail », une réaction sensée est de prendre de la distance, de mettre sa personne et sa dignité à l’abri de la position humiliante que l’on occupe. On trouve des réactions telles que : « On me traite comme un imbécile, alors je vais faire l’imbécile. » Celui qui agit ainsi peut avoir le sentiment qu’il n’est pas plus atteint par la médiocrité du rôle qu’il remplit que ne l’est un acteur quand il joue avec talent le rôle d’un personnage médiocre. Il est honorable, en le jouant, de berner son employeur quand il cherche à vous soumettre. Et il l’est aussi d’exiger à son tour sur les plans où l’on est en position de force : les horaires de travail, les congés, le temps passé à télétravailler.
L’expérience de la période du confinement associée à la COVID a favorisé le développement de telles attitudes. En fait, il y a des décennies que la fierté associée au fait de résister à l’emprise du travail sur son existence, à la volonté de construire sa vie en fonction de choix personnels dans d’autres activités est très présente dans l’imaginaire. Souvenons-nous du slogan de mai 1968, « ne pas perdre sa vie à la gagner ». Le changement d’organisation de l’existence durant la période de la COVID a conduit à constater qu’il était possible de passer de l’imaginaire à la réalité et d’agir en conséquence.
Simultanément, l’évolution du management conduisant à un sentiment de déclassement n’a pas été homogène. D’une part, toutes les entreprises ne l’ont pas également suivie. D’autre part, on observe maintenant, sous divers noms – entreprises « heureuses », « libérées », « agiles », « à mission » ou autres –, des mouvements visant à mettre cette évolution en cause.
Selon les entreprises et leurs cultures, on a affaire à des styles de management qui impliquent des manières très différentes de mettre en oeuvre les mêmes outils de gestion. Il existe heureusement des supérieurs qui, tout en se voyant confier un rôle de manager chargé de fixer des objectifs et de concevoir des procédures, le mettent en pratique en cherchant à s’appuyer sur la compétence professionnelle de ceux qu’ils dirigent. Il existe de même des entreprises qui ont le souci, quand ceux qu’elles embauchent occupent des postes qui ne paraissent pas « à la hauteur de leur diplôme », d’enrichir le contenu de ces postes et d’améliorer le niveau de classification qui leur correspond.
De plus, on trouve au coeur des multiples tentatives de réforme du management, notamment dans les entreprises dites « libérées », la volonté de « s’affranchir des habitudes qui étouffent l’initiative et mobiliser l’intelligence individuelle et collective des collaborateurs, qui s’impliqueront davantage du fait de leur adhésion aux objectifs de l’entreprise et du sens qu’ils donneront à leur travail 4 ».
Conclusion
Le management français est à la croisée des chemins. Il souffre de la fascination pour les approches dites « modernes », en fait copies d’approches américaines mal digérées, qui conduisent à réduire trop souvent l’homme de métier, fier de son travail et dévoué à celuici, en simple « exécutant » des instructions de « managers » peu au fait de la réalité du travail concret.
Mais ce management cherche à se renouveler pour surmonter la désaffection par rapport au travail qui se manifeste. Les multiples voies proposées tiennent encore mal compte des attentes réelles de ceux dont il s’agit d’améliorer le sort. On en voit trop mettre en avant des accessoires de la vie de travail en négligeant le rôle central de l’honneur du métier. Les expériences les plus positives ont du mal à se répandre. Bien du chemin reste à parcourir pour que les salariés français sentent à nouveau que le travail confié leur permet d’être responsables de « leur » travail.
- Jérôme Fourquet, Alain Mergier, Chloé Morin, Inutilité ou absence de reconnaissance : de quoi souffrent les salariés français ?, Fondation Jean-Jaurès, 3 octobre 2018.
- Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989.
- Romain Delès, « Le niveau des diplômes est-il toujours une garantie ? L’insertion professionnelle des étudiants par niveaux et spécialités de diplômes », Agora débats/jeunesses, no 65, 2013, pp. 37-50.
- Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, La Fabrique de l’industrie, 2020.
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