Charles-Henri BESSEYRE DES HORTS

Professeur émérite, HEC Paris

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Manager par le sens et la confiance

Sens et confiance constituent aujourd’hui un impératif pour le management. Conditions d’efficacité et d’attractivité, ces deux dimensions sont nécessaires pour que l’entreprise réponde à ses défis. S’il existe des freins à leur mise en oeuvre, il existe aussi des leviers. Le premier d’entre eux est l’authenticité.

À l’heure où de nombreuses entreprises sont confrontées à de grandes incertitudes liées notamment aux impacts simultanés de la suite de la pandémie, de la transition climatique, de la guerre aux portes de l’Europe et du déferlement des IA génératives, comme ChatGPT, il semble presque évident de s’intéresser aux thèmes du sens au travail et de la confiance. Ils apparaissent, en effet, comme des pistes possibles pour faire évoluer les pratiques managériales permettant aux organisations de développer leur résilience, comme le démontre l’exemple d’Accor, qui a su rebondir à la suite de la crise sanitaire lui ayant fait perdre, fin mars 2020, plus de 90 % de son chiffre d’affaires. Parmi les leviers mobilisés pour renforcer ses capacités de résilience, cette entreprise s’est appuyée sur le sens et la confiance par des actions concrètes, comme l’hébergement des malades et des équipes de soignants dans des hôtels du groupe et la plus grande autonomie donnée aux directeurs (trices) d’hôtels pour prendre les décisions les plus appropriées sur le terrain 1.

Manager par le sens et la confiance devient de plus en plus un impératif pour faire face à ces défis et pour répondre aux demandes pressantes des collaborateurs, actuels et futurs. Ceux-ci veulent, bien évidemment, savoir où ira l’entreprise dans les années à venir. Ils sont également de plus en plus sensibles au rôle de l’entreprise dans la société, d’où l’importance grandissante de la raison d’être. Enfin, ils souhaitent que leur expérience de collaborateur soit au niveau de leurs attentes, principalement en matière d’autonomie. En répondant à ces trois exigences, notamment par plus de sens et de confiance, l’entreprise peut en faire un puissant levier pour attirer et retenir les talents dont elle a besoin, faute de quoi elle risque de voir de plus en plus de jeunes, y compris chez les diplômés de grandes écoles, faire d’autres choix que celui de la grande entreprise, comme le montre le remarquable documentaire « Ruptures 2 », coup de coeur du nouveau Festival international du film écologique et social de Cannes en 2022.

Manager par le sens

Manager par le sens, c’est passer du monde des causes (la question « pourquoi ? »), qui est celui de la science et de la technologie, au monde des finalités (la question « pour quoi ? »), qui est celui des valeurs et des croyances 3. Le sens est habituellement défini sous la forme de trois acceptions : (1) le sens comme direction ; (2) le sens comme signification ; et (3) le sens comme expérience 4. Or, aujourd’hui, ce dont nous avons sans doute le plus besoin dans les entreprises est un point fixe à l’horizon dans une mer que nous savons tourmentée pour longtemps : les trois acceptions du mot sens peuvent représenter ce point fixe. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre l’exemple du groupe Yves Rocher, devenu la première entreprise à mission en France, en octobre 2019, avant la pandémie, et qui a démontré sa capacité à définir et à maintenir un cap pour les années à venir, y compris durant la pandémie, à affirmer le rôle de l’entreprise par sa raison d’être : « Reconnecter ses communautés à la nature », et à permettre aux 16 000 collaborateurs du groupe d’avoir une expérience conforme à leurs attentes de sens.

À l’heure où les remises en question des salariés sont légion, la quête de sens est devenue pour beaucoup une priorité qui trouve souvent sa réponse dans la volonté de changer de carrière. 92 % des répondants dans une enquête menée en décembre 2021 5 se déclarent en quête de sens. Plus précisément, 50 % se posent des questions et 42 % ont déjà entrepris une transition professionnelle.

Un des écueils du management ayant entraîné cette remise en question trouve son explication dans le fait que l’on a appris aux collaborateurs français comment faire son travail et non pourquoi. Les objectifs et les performances ont ainsi souvent occulté le sens. Comme le souligne depuis plus d’une dizaine d’années le sociologue François Dupuy, les entreprises ont considérablement développé des pratiques de reporting jusqu’à une overdose. Elles tuent la création de sens chez les individus 6. Le même constat a été fait près de dix ans plus tard par Gary Hamel et Michele Zanini dans leur ouvrage Humanocratie (2021), dans lequel ils dénoncent tout d’abord les effets délétères de la bureaucratie galopante qui a envahi nos entreprises, petites et grandes, avant de proposer des pistes concrètes pour annihiler cette bureaucratie. C’est dans une perspective de quête de sens non satisfaite que l’on peut comprendre le phénomène de grande démission, en 2021, qui a vu 38 millions d’Américains quitter volontairement leur poste, dont 40 % n’avaient pas de solutions d’emploi 7 !

Si les start-up attirent autant de talents jeunes et moins jeunes, c’est parce qu’elles ont dans leur ADN ce sens, mais aussi et surtout qu’elles savent le transmettre à leurs collaborateurs. Face à ce constat, l’entreprise mature doit changer de prisme si elle veut garder ses salariés : leur rappeler que chaque métier contribue à la bonne marche et au développement de la société et qu’il exige des compétences spécifiques et essentielles propres à chacun, comme le proposait, dès 2010, le dirigeant indien Vineet Nayar dans son bestseller mondial 8. Le rôle de l’entreprise est également de valoriser ces compétences et de mettre au coeur de ses valeurs son rôle positif dans la société, comme le montre le développement impressionnant du nombre de sociétés à mission, qui a dépassé le millier début 2023, dont la plupart sont, il est vrai, des PME.

Toutes ces réalités conduisent à affirmer que manager par le sens devient aujourd’hui un impératif pour la plupart des entreprises, mais cela implique un changement profond de posture de la part des dirigeants et des managers : accepter d’adopter une posture « basse » après des décennies de valorisation de la posture « haute » comme source nouvelle de légitimité, jusqu’à la reconnaissance de la vulnérabilité comme levier pour développer un mode complémentaire de management, celui de la confiance.

Manager par la confiance

L’expérience de l’entreprise « à distance » contrainte, acceptée ou subie, laisse des traces, rendant certains retours en arrière impossibles pour les collaborateurs et précipitant une nécessaire réflexion sur ce que sera l’entreprise de demain. Alors, comment se réinventer ? Comment agencer les modalités relationnelles, qu’elles soient présentielles ou distancielles ? Comment rester proches tout en étant loin ? Comment, ensemble, évoluer et proposer ? Comment dépasser la peur et avancer ? Sur fond d’accélération économique, informationnelle et technologique, ces questions interrogent la capacité profonde de résilience de l’entreprise et, avec elle, celle de ses collaborateurs.

On comprend aujourd’hui, si on ne le savait pas déjà, que la performance économique tient moins à la capacité à faire son métier, à réaliser son service ou son produit qu’à la capacité d’anticiper, de se transformer, d’apprendre et de s’adapter de plus en plus vite… ensemble.

Au coeur de cet enjeu : la capacité des managers à faire confiance, avec, en retour, le renforcement de confiance des collaborateurs. Les différentes incertitudes (pandémie, transition climatique, guerre en Ukraine, IA génératives) conduisent à réaffirmer que la confiance est une condition de survie économique des entreprises tout en rappelant que leur capacité de transformation devient la clé de leur performance. Car le contraire de la confiance dans l’entreprise ce n’est pas la défiance, mais la peur. La peur qui génère paralysie, inhibition, attentisme, souffrance ou conflit. Sans confiance des collaborateurs, pas d’intelligence collective, pas d’engagement dans le projet commun, pas de coopération, pas d’adaptabilité, pas d’énergie pour accepter l’incertitude ni de foi partagée en l’avenir 9. La confiance est la dose de souplesse qui permet d’absorber les chocs et d’amortir les traumatismes inhérents aux changements et aux crises, afin de rebondir. La confiance est le muscle de la résilience.

Manager par la confiance c’est d’abord accepter d’être vulnérable, ensuite inspirer confiance par la promesse mais aussi espérer 10. Le premier enjeu du management par la confiance passe en effet par le développement des conditions pour que chacun accepte sa vulnérabilité, pour sortir du mythe du surhomme (qui n’a pas besoin de la confiance puisqu’il est surhomme) et pour construire finalement un monde non pas de superhéros mais un monde de gens normaux, fragiles, et qui font ce qu’ils peuvent !

Le deuxième pilier de la confiance, c’est la promesse. Faire ou inspirer confiance, c’est créer une sorte de promesse : une personne s’engage sur une promesse de résultat, différente conceptuellement et pratiquement du classique contrat d’objectifs. La promesse de la confiance vient compléter précisément les contrats avec une dimension fortement psychologique. Manager par la confiance, c’est donc prendre au sérieux cette notion de contrat psychologique : c’est s’engager au-delà du formel. D’un point de vue pratique, cela amène les managers à s’interroger sur le contenu de la promesse et leur crédibilité. Mais la vulnérabilité et la promesse ne suffisent pas pour engendrer la confiance, il faut aussi s’appuyer sur l’espérance.

Manager par la confiance, c’est également s’ancrer sur l’optimisme et la positivité 11.

Si la cause de l’impérieuse nécessité de la confiance en ces temps troublés est entendue, pourquoi est-il parfois si difficile pour les dirigeants et les managers de la créer et de la renforcer dans l’entreprise ? Certains facteurs sont inhibiteurs, voire destructeurs de la confiance : entre autres, l’absence de raison d’être et de vision, le changement pour le changement, l’écart entre le discours et les actes, le sentiment d’incapacité et le manque de considération. La liste de ces freins est bien évidemment plus longue et chaque contexte est différent. Il revient alors aux managers de les identifier pour pouvoir agir afin de réduire leur impact, voire les annihiler.

Enfin, manager par la confiance, c’est s’appuyer sur un certain nombre de leviers, dont la liste résumée se trouve dans le tableau ci-dessous 12.

Manager par la confiance - Leviers

Le rôle clé de l’authenticité

Cette réflexion sur l’impératif du management par le sens et la confiance nous amène à souligner que ces formes de management ne peuvent devenir une réalité que si les dirigeants et les managers sont authentiques. L’authenticité s’appuie sur la conscience de soi : lorsque l’on est capable d’observer ses propres comportements et de comprendre comment on fonctionne, d’accepter ses vulnérabilités, on est plus à même de s’entourer des bonnes personnes et de connaître ses limites. La qualité de l’authenticité est de plus en plus reconnue comme étant cruciale pour les managers, face à des générations de collaborateurs, notamment les plus jeunes, qui n’acceptent plus les postures de dirigeant héritées du passé, le manque de cohérence entre les discours et les actes et la panne de sens au travail.

On ne naît pas leader, on le devient ! Et pour y parvenir, mieux vaut s’appuyer sur sa propre personnalité plutôt que de chercher à copier, à imiter ou à s’inspirer des autres. C’est en étant soi-même, en affirmant sa propre « voix », qu’il est possible de donner du sens et de gagner la confiance de son équipe, de cultiver avec elle des liens étroits, de développer sa force de persuasion et de donner davantage de poids à ses actions 13.



  1. Maud Bailly, Charles-Henri Besseyre des Horts, « La résilience organisationnelle à l'heure de la pandémie : quand une entreprise mondiale se réinvente », Entreprise & Carrières, no 1542, 20 septembre 2021, p. 22.
  2. www.ruptures-le-film.fr
  3. Vincent Lenhardt, Les responsables porteurs de sens, culture et pratique du coaching et du team-building, Eyrolles, 2015.
  4. Caroline Arnoux-Nicolas, Donner un sens au travail, Dunod, 2019.
  5. https://start.lesechos.fr/travailler-mieux/flexibilite-au-travail/des-salaries-en-quete-de-sens-mais-que-cherchent-ils-vraiment-1391677
  6. François Dupuy, Lost in management, Le Seuil, 2011.
  7. Charles-Henri Besseyre des Horts, « La grande démission : un risque limité mais des actions pour l'éviter », Entreprise & Carrières, no 1562, 7 février 2022, p. 22.
  8. Vineet Nayar, Les employés d'abord, les clients ensuite, Diateino (2e éd.), 2018.
  9. Institut Montaigne, Et la confiance, bordel ? Faire le pari de la confiance en entreprise, Eyrolles, 2e édition, 2014.
  10. Olivier Truong, Fabien De Geuser, Emily Métais-Wiersch, Charles-Henri Besseyre des Horts, Paul-Marie Chavanne, Le Management par la confiance, Eyrolles, 2020.
  11. Philippe Gabilliet, Éloge de l'optimisme, éditions Saint-Simon, 2010.
  12. Voir Olivier Truong et alii, op. cit.
  13. Diana Mayer, Andrew N. McLean, Peter Sims, Bill George, « Découvrir son leadership authentique », Harvard Business Review France, mars 2020.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-11/manager-par-le-sens-et-la-confiance.html?item_id=7880
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