L’entreprise cajole ses futurs leaders
Il existe des élites dans
les entreprises comme partout. Celles qui sont en voie de le devenir
s’appellent les « hauts potentiels » (high-pots dans le jargon). Une mission importante de la gestion des ressources humaines consiste à les repérer et à les préparer.
Même si chaque grande entreprise se targue d’avoir développé sa propre philosophie dans le domaine de la préparation de ses futures élites, on voit progressivement s’installer des pratiques convergentes pour repérer, cibler, « gérer » ces populations clés, censées apporter à l’entreprise les compétences nécessaires à son développement et à sa performance futurs. Alors que la gestion des ressources humaines est de plus en plus soumise au diktat des acheteurs, la gestion des hauts potentiels demeure un des rares domaines où l’on semble encore prêt à dépenser sans compter.
Un vrai choix de management
Pour comprendre l’importance du phénomène, il faut garder à l’esprit quelques idées de base sur la question des hauts potentiels. Cette « gestion » des élites renvoie à un vrai problème de management. Prévoir l’avenir, c’est s’assurer de disposer dans le futur des compétences nécessaires à l’entreprise et plus particulièrement aux fonctions clés de direction. Inéluctablement, on en vient à une démarche élitiste consistant à détecter, sélectionner, former et suivre les personnes à fort potentiel. En effet, non seulement le marché du travail ne produit pas les compétences propres à exercer le pouvoir dans les institutions « au pied levé », mais les futures élites ont besoin d’avoir développé une bonne intelligence de l’entreprise et de son fonctionnement.
Cette attention portée à des hauts potentiels correspond à un mode de reconnaissance auquel les intéressés sont évidemment sensibles. Quelle que soit la politique de confidentialité concernant cette liste dans l’entreprise, la question de l’appartenance à ce petit groupe est sensible pour les professionnels. Il ne faut jamais oublier qu’à peu près toutes les sociétés humaines ont leurs propres processus de constitution d’une élite. Autrement dit, le problème n’est pas de savoir s’il y a ou non une politique vis-àvis des élites, elle existe toujours. La seule différence, c’est qu’elle est plus ou moins formellement et correctement pilotée. La gestion des hauts potentiels consiste finalement à mettre un peu de rationalité dans ce processus inévitable : on connaît des entreprises sans gestion formelle des hauts potentiels (HP) dans lesquelles il suffit de regarder, une vingtaine d’années après l’entrée d’une cohorte de diplômés, leur position dans l’organigramme pour prendre conscience des processus informels d’ « élitisation ».
Enfin, la question des hauts potentiels ressortit à une façon très individualiste et personnalisée d’aborder le fonctionnement des organisations : leaders et dirigeants sont les figures emblématiques de cette per son nalisation. Mais aujourd’hui, l’appa rition de la notion de « talents » indique que les DRH étendent cette personnalisation aux professionnels, les stars, les divas très pointues qu’elles veulent attirer et retenir, comme si les organisations se résumaient à des process efficaces avec, en plus, quelques héros sauveurs hypercompétents.
Le repérage le plus précoce possible
Le paradoxe de la gestion des hauts potentiels, c’est de devoir les repérer le plus tôt possible afin de ne pas perdre du temps pour bénéficier des fruits de leur potentiel alors que, dans l’idéal, on ne peut vraiment valider un potentiel … qu’a posteriori. Comme la courte expérience qui précède l’entrée dans une liste de hauts potentiels (seulement quelques années) induit beaucoup d’incertitude, un poids forcément important est donc accordé à leur parcours de formation (diplômes) ou aux premières expériences réussies qui ont permis de faire émerger ce potentiel.
Ce problème du repérage explique sans doute la volonté de développer une gestion des personnes (vulgarisée dans l’expression de « gestion des talents ») invitant à ausculter au plus vite les premières réalisations d’un professionnel pour en dégager les signes d’un fort potentiel. C’est à cela que devraient se consacrer des responsables de ressources humaines, moins absorbés par des tâches administratives de plus en plus automatisées.
Se faire repérer comme potentiel n’est donc pas facile. Il vaut mieux posséder les « signes élitaires » (le diplôme, ou la spécialité) et surtout se trouver dans des secteurs où les performances, voire les coups d’éclat, sont possibles, où il est imaginable de « sortir du lot ». Il vaut mieux également être proche des veilleurs ou de ces managers qui ont une sensibilité plus forte que les autres à repérer le talent et, ce qui est encore plus rare, à vouloir le développer.
Une seconde limite de ce repérage consiste par construction à sous-estimer les facteurs organisationnels et collectifs de la performance. À rechercher le potentiel individuel, on ne trouve effectivement que des personnes, mais on sous-estime les conditions organisationnelles de leur efficacité. On tend, par cette tendance à personnaliser, de par les outils de mesure des performances également, à ne pas mettre en évidence en quoi l’environnement d’une personne explique sa performance, plus que des caractéristiques personnelles lui permettant d’être efficace en toute situation.
Il existe des moyens de pallier ces difficultés. Certains choisissent de garder secrète la liste de ces HP pour ne pas perturber leur approche du travail ni celle des autres à leur égard. D’autres remettent en question très régulièrement leurs listes de manière à assurer un flux d’entrées et sorties : ils effectuent des revues régulières de toutes les personnes sur les listes et de tous ceux qui pourraient les rejoindre. Certaines entreprises généralisent ces revues de détail et laissent le champ ouvert en permanence au repérage de talents : cette dernière démarche est certes coûteuse mais très efficace, aussi bien pour l’entreprise que pour les personnes.
Une préparation minutieuse
La préparation de ces potentiels relève de trois principes généraux. Il faut d’abord accélérer le processus de « maturation » pour les rendre efficaces le plus tôt possible. Il faut ensuite les intégrer dans le réseau des gens qui comptent dans l’entreprise et leur business. Il faut, enfin, leur faire développer l’ouverture nécessaire à une meilleure intelligence des affaires et du contexte de l’entreprise
Pour cela on les forme. On peut être impressionné par l’effort de formation réalisé en la matière, tant en ce qui concerne l’innovation pédagogique que les moyens consacrés : créativité dans le montage des événements de formation, sollicitation des meilleurs spécialistes du business de par le monde, ouverture de l’apprentissage aux domaines du comportement, de l’intelligence du monde, des technologies, mais aussi aux diverses modalités de l’expression humaine et de la connaissance… De manière très discrète, il semble que ce soit aujourd’hui les cercles restreints de préparation des hauts potentiels qui aient pris la place des salons où se formait l’honnête homme de l’époque moderne.
Ensuite, on leur construit des parcours de carrière permettant d’accumuler de façon organisée et progressive une expérience des différentes facettes du business, de ses différentes fonctions mais également des modes d’approche des affaires. Une expérience internationale s’avère aujourd’hui indispensable dans ces parcours pour compléter, dans la combinaison la plus classique, un passage dans des fonctions de siège et une expérience réelle de l’opérationnel de terrain.
Enfin, on leur propose des modalités de suivi personnalisé, avec un tuteur en interne, ou un coach censé les aider à relire leur parcours, à clarifier leurs priorités, à progresser dans leurs choix. S’il est une population pour laquelle il paraît évident que l’on est passé de la gestion des ressources humaines à la gestion des personnes, ce sont bien ces futures élites.
Ces modes d’action, parfois assez structurés et pilotés, ne doivent pas faire oublier les difficultés inhérentes à la démarche. Préparer un potentiel prend du temps, celui de l’apprentissage et du développement des personnes, et c’est justement la ressource qui manque le plus. Mieux encore, pour bien le préparer, il faudrait lui faire faire l’expérience du temps, de la durée de l’action managériale, celle qui consiste à observer, décider et surtout suivre les conséquences de ses décisions. Le véritable talent managérial s’éprouve et se manifeste dans la durée, et c’est antinomique avec l’approche des hauts potentiels. En effet, cette façon de voir conduit plutôt à donner de l’importance aux actions rapides, aux résultats immédiats et spectaculaires, au court terme. Ainsi, l’appareillage de préparation de ces personnes peut même renforcer une image trop technicienne de l’activité de direction, sans l’épreuve du quotidien des organisations et des politiques.
Les questions de la segmentation
Résoudre le problème très concret de la préparation des hauts potentiels comporte évidemment quelques risques. La segmentation, si populaire aujourd’hui, a aussi ses inconvénients : à trop regarder le problème des organisations futures sous cet angle restreint des hauts potentiels, on en oublie le contexte. Trois questions importantes demeurent pour mieux se rappeler le contexte de la préparation des élites de demain.
La première concerne les « bas potentiels ». Favoriser la préparation des futurs dirigeants est nécessaire, mais les entreprises sont des collectifs. Créer des catégories particulières ne motive pas forcément les autres. S’il n’est pas de loi générale en la matière, on ne peut faire l’économie de se poser la question… des bas potentiels. La préparation des hauts potentiels ne devrait pas conduire à l’oubli des autres, car la cohésion des compétences est le vrai facteur de succès. Certaines entreprises essaient de sortir le concept de « haut potentiel » de la caste trop étroite des cadres futurs dirigeants pour les chercher aussi dans les autres catégories d’employés et de professionnels, mais cela requiert des compétences en ressources humaines, l’adhésion du management et des systèmes d’information adéquats.
La seconde question concerne les organisations. Les recherches ont montré, sur des publics de stars de la finance par exemple, que leur succès ne dépendait pas que de leurs seules capacités. La qualité des équipes, des organisations, des process en place et de l’expérience accumulée expliquait aussi leur réussite. Mieux prendre en compte ces contextes ne diminuerait en rien l’importance des potentiels individuels, mais permettrait sans doute de mieux comprendre les contingences de leur émergence.
La troisième question en débat concerne la demande sociale autour des hauts potentiels. Dans des époques de guerre des talents ou de pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs, il peut y avoir une forte attente de gestion particulière de la part de ces talents. Il ne faudrait pas que l’appartenance au club les déconnecte du reste de l’entreprise : ils en deviendraient alors la locomotive qui avance d’autant plus vite qu’elle est séparée des wagons. Là encore, on devrait prendre garde, dans le montage de systèmes sophistiqués, à ne pas se laisser aller aux illusions de l’originalité et du sensationnel ; mais plutôt adopter une approche très cohérente avec les valeurs fondamentales de l’entreprise. C’est le seul moyen pour que ces potentiels soient efficaces… pour l’entreprise.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-6/l-entreprise-cajole-ses-futurs-leaders.html?item_id=2722
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