Socio-démographe à l’Ined (Institut national d’études démographiques) où il dirige l’unité de recherche « Migrations internationales et minorités ».
L’enjeu des migrations pour l’Union
L’Union européenne compte
de 36 à 39 millions d’immigrés et le rôle des migrations va continuer à
s’accentuer, compte tenu du vieillissement de la population et des
besoins du marché du travail.
Le 30 septembre 2005, plusieurs centaines d’immigrés africains partaient à l’assaut des grillages gardant l’entrée de l’enclave espagnole de Ceuta sur les côtes du Maroc, pointe avancée de la « forteresse Europe ». Quelques mois plus tard, une nouvelle filière partant des côtes de la Guinée, du Sénégal et surtout de la Mauritanie vers les Canaries, territoire espagnol, fait l’objet de l’attention des médias. Après les tristement célèbres pateras du détroit de Gibraltar, les cayucos, frêles embarcations faisant la navette entre la côte mauritanienne et les îles apportent leur lot de naufrages tragiques. Dans les premiers mois de 2006, 3000 clandestins auraient été interceptés dans les eaux territoriales des Canaries, et entre 200 et 1000 auraient péri noyés1. Ces tentatives désespérées pour rallier un continent qui tend à se fermer à l’immigration illustrent le paradoxe de la nouvelle donne migratoire européenne.
« Migrations de remplacement »
Alors que les préoccupations relatives au vieillissement inexorable de la population touchent désormais la plupart des pays de l’Union européenne et que les besoins en main-d’œuvre se font pressants dans de nombreux secteurs économiques, les États membres renforcent leur capacité de contrôle des entrées et de refoulement des clandestins plutôt qu’ils n’organisent à grande échelle une ouverture raisonnée des frontières à la circulation des migrants. Pourtant, la question du recours à l’immigration pour compenser le déficit démographique et relancer des économies a été posée dès 2000 par le fameux rapport de l’ONU sur les « migrations de remplacement2 ». Les projections de besoin en immigrés pour compenser les effets du vieillissement plaçaient la barre très haut. Qu’on en juge plutôt : pour maintenir le rapport entre population en âge d’activité et population âgée (ratio de dépendance) au niveau de 1998, il ne faudrait pas moins de 12,7 millions de flux net par an jusqu’en 2050, soit 700 millions d’immigrés sur cette période. Pour la seule France, ce sont 1,7 million d’immigrés qu’il faudrait recevoir chaque année, alors que les flux – en augmentation – se situent plutôt autour de 150 000 entrées. Critiquée pour son côté irréaliste, la simulation a cependant permis de faire valoir un point de vue contradictoire au dogme de la fermeture des frontières.
Or, si l’immigration n’est pas à elle seule une réponse suffisante pour compenser le vieillissement de la population3, l’ouverture constitue une démarche nécessaire pour assurer le dynamisme aussi bien économique et social. De fait, les sociétés européennes doivent désormais composer avec des objectifs contradictoires : le respect de la libre circulation entre les États de l’Union, la garantie du droit d’asile et de la vie en famille pour les migrants, la volonté d’attirer des travailleurs plus ou moins qualifiés pour dynamiser les économies européennes, la nécessité d’assurer l’intégration de migrants dans des sociétés devenues par le fait multiculturelles et répondre aux défiances des opinions publiques travaillées par une peur de « l’invasion ». Mais les réponses collectives aux enjeux posés par les migrations sont d’autant plus compliquées à élaborer que les situations des États membres varient considérablement. Faisons un rapide aperçu des paramètres de la question en Europe4.
Une forte hétérogénéité entre les pays de l’Union
Le nombre total d’immigrés vivant dans l’Europe des vingt-cinq n’est pas connu avec certitude. Une estimation réalisée pour l’Organisation internationale des migrations (OIM) par R. Münz et J. van Selm combinant plusieurs sources pour les années 2000-2002 aboutit au chiffre de 36 à 39 millions d’immigrés5, représentant environ 8 % de la population totale6. Ces données globales connaissent de fortes variations selon les pays. Le panorama des migrations en Europe a beaucoup changé avec le nouveau cycle ouvert dans les années 90. Les anciens pays d’émigration d’Europe du Sud sont maintenant devenus d’importants pays d’immigration. L’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce font l’expérience des migrations à grande échelle et apprennent à devenir des sociétés pluriculturelles. À moindre échelle, les nouveaux membres de l’Union européenne depuis 2004 s’engagent également dans un processus similaire. Hormis le cas exceptionnel du Luxembourg où les immigrés regroupent 37 % de la population, la part des immigrés varie entre 7 % et 11 % de la population totale pour les anciens pays d’immigration (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Autriche, Grande-Bretagne, France) et entre 2 % et 5 % pour les nouveaux.
En dix ans, le solde migratoire a pratiquement été multiplié par trois dans l’Union européenne à vingt-cinq, passant de 590 000 en 1994 à 1,7 million de personnes en 2005. Rapportées à l’ensemble de la population de l’Union, les migrations représentent des taux de l’ordre de 3.7 pour 1000 habitants7. Sans être spectaculaires si on les compare à ceux que connaissent les États-Unis, le Canada ou l’Australie (entre 4,5 et 6 pour 1000), les flux d’immigration vers l’Europe se situent à un niveau élevé depuis le début des années 90. Ces flux ne se portent pas vers n’importe quels pays en Europe : l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France ont reçu à eux seuls 81 % des immigrés en 2005. Les régions de provenance reflètent l’histoire propre à chacun des pays (expérience coloniale, accords bilatéraux) et ses relations géopolitiques. Les immigrés d’Amérique latine se retrouvent principalement en Espagne et au Portugal (Brésiliens), tandis que les Algériens résident à plus de 80 % en France. Les Marocains se montrent les plus diversifiés et migrent vers la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Espagne ou l’Italie. Un schéma similaire caractérise les Turcs, présents dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest.
Dans le contexte de diminution continue de la natalité, les migrations comptent pour 84,8 % de la croissance démographique enregistrée en 2005. De nombreux pays auraient vu leur population décroître ou stagner sans les migrations : l’Italie, la République tchèque ou l’Espagne. Certains ont même connu une baisse malgré des soldes migratoires positifs, comme c’est le cas pour l’Allemagne, la Hongrie, l’Estonie ou la Pologne. La France se distingue avec une des contributions des migrations à l’accroissement de la population parmi les plus basses d’Europe (31,1 %). Enfin, les Pays-Bas présentent une singularité avec un solde migratoire négatif, conséquence d’un durcissement des politiques migratoires et de départs nombreux hors du pays.
Immigrations irrégulières et régularisation
Le renforcement des procédures de contrôle aux frontières et le durcissement des conditions d’entrée dans les pays européens tendent à alimenter les flux clandestins. Les trafics de migrants prennent des proportions de plus en plus importantes et les filières se diversifient. Les voies d’accès se concentrent le long des deux grands points d’entrée en Europe. Les pays de première ligne au Maghreb ou à l’Est de l’Europe, tout en continuant parfois à fournir de l’émigration, sont également devenus des pays de transit et font face à une installation durable des migrants n’ayant pu continuer leur périple.
Les estimations du nombre d’immigrés sans papiers dans les pays européens sont difficiles à réaliser. Souvent surévaluées, elles peuvent en partie être appréhendées à l’occasion des opérations de régularisation qui ont lieu ponctuellement dans certains pays. L’Espagne et l’Italie se distinguent par la fréquence élevée de ces campagnes et par le nombre impres sionnant de permis de séjour délivrés. En dix ans, l’Espagne a ainsi procédé à quatre opérations d’ampleur (1991, 1996, 2000, 2001) se soldant par la régularisation de quelque 530000 immigrés provenant pour l’essentiel d’Amérique latine (Équateur, Colombie), du Maroc et de Roumanie. L’Italie a également connu un rythme effréné (1990, 1996, 1998, 2002) qui a provoqué de nombreux débats politiques. Ce sont près d’1,5 million de migrants qui ont été régularisés et une récente initiative très controversée s’est tenue en pleine campagne électorale (mars 2006) dans une sorte de loterie attribuant des permis sur un quota de 170 000 entrées.
La crise de l’asile
L’Europe est traditionnellement une terre d’asile pour les réfugiés, mais les effectifs sont restés relativement limités jusqu’au milieu des années 80. L’instabilité internationale, notamment la crise en ex- Yougoslavie, et les restrictions posées aux migrations économiques et familiales, ont enclenché un nouveau cycle de demande d’asile. Se situant autour de 200 000 demandeurs au début des années 90, les flux ont diminué dans la seconde moitié pour repartir fortement au début des années 2000, atteignant leur point culminant en 2003 avec 238 000 demandes déposées dans l’Union à quinze. Des changements législatifs dans les principaux pays destinataires (Allemagne, Royaume- Uni, France et Pays-Bas notamment) ont contribué à ralentir les flux, ce qui ne va pas sans interférer avec le maintien d’un niveau élevé de protection internationale. En 2005, la France est le premier pays d’Europe pour les demandes d’asile, devant l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Autriche.
Vieillissement de la population et besoins du marché du travail
Les migrations qui représentaient déjà à elles seules 70 % de l’accroissement démographique au début des années 2000, comptent donc pour 84,8 % en 2005. Selon les dernières projections réalisées par Eurostat8, ce rôle prépondérant des migrations va s’accentuer. Sans migration, la population de l’Union à vingt-cinq déclinera dès 2008, mais « le solde migratoire positif ne fera que retarder temporairement la baisse démographique ». En faisant varier l’importance des flux migratoires jusqu’en 2050, les différentes variantes de projection montrent que, quoi qu’il arrive, la population d’âge actif baissera de 52 millions sur l’ensemble de l’Union d’ici à 2050. Le ratio de dépendance, c’est-àdire le rapport entre les personnes âgées de 65 ans et plus et celles âgées de 15 à 64 ans passera de 1 sur 4 en 2004 à 1 sur 2 en 2050.
On comprend alors que l’enjeu des migrations pour les économies européennes soit devenu central. L’idée selon laquelle les immigrés n’étaient qu’un poids pour les sociétés d’accueil et un facteur d’aggravation du chômage ou de déséquilibre des systèmes sociaux est maintenant largement contestée. L’expérience des pays d’Amérique du Nord montre qu’au contraire une immigration dynamique soutient la croissance et constitue une source de bénéfices économiques. De nombreux secteurs d’activité font face à des pénuries de maind’œuvre qui ne seront pas résolues par les seules ressources nationales. L’Europe est ainsi entrée dans la compétition pour attirer les travailleurs hautement qualifiés que se disputent avec succès les États-Unis, le Canada ou l’Australie. Des facilités sont offertes à cette main-d’œuvre recherchée, que ce soit par un système de points repris de l’exemple canadien (Royaume-Uni ou République tchèque) ou par des quotas fondés sur les nationalités d’origine et les qualifications (cas de l’Allemagne et l’Italie pour les migrations en provenance des pays d’Europe de l’Est accédant à l’Union). Mais cette chasse aux travailleurs hautement qualifiés n’est pas la seule incitation à assouplir les systèmes de contrôle des migrations. Les régularisations massives opérées en Italie et en Espagne montrent que ces économies consomment un nombre élevé de travailleurs peu qualifiés dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du tertiaire (notamment services aux particuliers et aux entreprises).
Des perspectives pour l’harmonisation européenne
Le rôle de régulation des politiques nationales joué par les instances communautaires s’est affirmé ces dernières années. Plusieurs directives ont été adoptées ou sont en projet pour, d’une part, établir un cadre juridique commun définissant les conditions d’entrée et de séjour des migrants et, d’autre part, favoriser une coordination des politiques nationales pour atteindre une meilleure gestion des flux migratoires qui tienne compte de la situation économique et démographique de l’Union. Après une phase d’échange d’information initiée en 2000, des textes de référence sont élaborés : directive sur le statut de résident de longue durée, document d’orientation sur l’immigration et l’emploi, plan d’harmonisation des statistiques, projets de directive sur le regroupement familial, les étudiants et les travailleurs ressortissants de pays tiers, plan d’action contre l’immigration clandestine (2002). C’est une tendance nouvelle qui mérite d’être signalée, dans la mesure où la gestion des migrations était restée une prérogative exclusive des États membres, contrariant la perspective d’une harmonisation des politiques et des procédures.
L’autre nouveauté est l’articulation entre les objectifs d’intégration des populations immigrées résidant dans les pays de l’Union et la gestion des flux. Les conditions d’entrée sont ainsi repensées en vue d’améliorer l’intégration, ou subordonnées à des indicateurs de bonne intégration. Ainsi, le droit au séjour est-il conditionné à des critères de connaissance de la langue et de comportements civiques, que ce soit pour une première délivrance ou un renouvellement du titre (France et Pays-Bas, par exemple). Le regroupement familial qui représente une part importante des migrations permanentes légales (entre 70 % pour la France et 40 % pour l’Autriche ou les pays Scandinaves) a ainsi connu des limitations en France, au Danemark ou en Irlande, justifiées par des critères « d’intégration ».
Les migrations se situent au cœur des contradictions européennes. Elles constituent indéniablement une ressource pour l’avenir, mais les tentatives pour coordonner les politiques de gestion des flux à l’échelle européenne connaissent un succès limité.
Elles sont relativement difficiles à utiliser en tant que « variable d’ajustement », aussi bien du point de vue des évolutions démographiques que des besoins sur le marché du travail. L’expérience des migrations passées montre qu’une politique de recrutement ciblée permet à court terme de répondre à des pénuries sectorielles, mais que les effets de long terme des migrations sur les sociétés d’installation sont toujours compliqués à anticiper. En définitive, les politiques sont plus efficaces lorsqu’elles accompagnent des évolutions, plutôt que lorsqu’elles prétendent les provoquer.
- C. Ayad « Clandestins refoulés en Mauritanie », Libération, 1/04/2006.
- Nations unies, Division de la Population, Migrations de remplacement, est-ce une solution pour les populations en déclin et vieillissantes ?, New York, 2000 (ESA/P/WP.160).
- Voir à ce sujet la mise au point de Henri Leridon : « Quand les Nations unies veulent remplir le tonneau des Danaïdes », Populations et Sociétés, n°, 2000.
- Les statistiques sur les migrations sont très disparates et manquent de comparabilité entre les pays. Dans la suite du texte, nous utiliserons des données provenant d’Eurostat et du rapport SOPEMI 2004 de l’OCDE : Tendances des migrations internationales.
- Personnes nées à l’étranger, quelle que soit leur nationalité actuelle.
- « Migrants in an enlarged Europe », in World Migration 2005, Organisation Internationale des Migrations, Genève.
- À comparer avec leurs équivalents aux États-Unis, au Canada ou en Australie : respectivement 4,4, 6,0 et 7,0 (chiffres 2003, SOPEMI, OCDE).
- « Projections de population à long terme », Statistiques en Bref, Eurostat, 3/2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-6/l-enjeu-des-migrations-pour-l-union.html?item_id=2701
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