est journaliste, ancien directeur de la rédaction du Monde et fondateur de Boulevard extérieur, observatoire sur Internet de l’actualité internationale et forum de réflexion sur les événements mondiaux.
Catastrophe démographique en Russie
De 1987 à 1999, le nombre
des naissances a été divisé par deux. L’espérance de vie est inférieure
aujourd’hui à celle observée au Guatemala ou en Indonésie. Le déclin de
sa population fera passer la Russie du sixième au vingtième rang mondial
suivant ce critère d’ici à 2050. Vladimir Poutine peut à juste titre
parler de « menace pour la survie de la nation ».
D’abord il y a les chiffres. Brutaux. Irréfutables. En 1989, lors du dernier recensement de l’Union soviétique, la Russie comptait 147,8 millions d’habitants. Ils n’étaient plus que 145,2 millions en 2002 et 143,8 millions deux ans plus tard. Et encore la diminution de la population aurait-elle été plus rapide sans l’afflux d’immigrés, des Russes ayant quitté les républiques ex-soviétiques. Le déficit serait aggravé de 7 millions d’individus. Le président Vladimir Poutine a qualifié ce déclin démographique de « menace pour la survie de la nation ». D’autant plus qu’il devrait se poursuivre. Les prévisions les plus optimistes font état, d’ici à 2050, d’une diminution de 30 % de la population russe, qui atteindrait 101,9 millions de personnes, les plus pessimistes d’une chute de 47 % (77,2 millions). Il est quasiment certain que la Russie comptera 20 millions d’habitants de moins en 2025. En 2050, la Russie qui est au aujourd’hui au sixième rang mondial pour sa population, passera au vingtième rang.
Mortalité en hausse et natalité en baisse
Des chiffres, encore. Avec 14,7 ‰ le taux de mortalité est en augmentation tandis que le taux de natalité baisse : 8,4 ‰. Depuis la fin des années 50, le nombre des décès n’a pas cessé s’augmenter, avec un pic en 1994. Les courbes des naissances et des décès se sont croisées en 1990. En 1985, il y avait 16,3 naissances pour mille habitants et 11,3 décès. En 1994, les chiffres étaient respectivement de 9,6 et de 15,6. Le nombre des naissances a chuté brusquement depuis le début des années 90. De 1987 à 1999, il a été divisé par deux. La mortalité a toujours été plus élevée en Russie que dans les pays européens, Est et Ouest confondus, mais elle a augmenté depuis les années 80. Un Russe de 20 ans a une chance sur deux d’atteindre l’âge de 60 ans, contre neuf chances sur dix pour un Américain. Avec 59 ans, l’espérance de vie moyenne d’un homme russe est inférieure de 13 ans à celle d’une femme russe et elle a baissé depuis les années 60, où elle était encore de 63,8 ans pour les hommes et 72,4 pour les femmes. La différence entre l’espérance de vie masculine et féminine est une des plus élevée du monde développé. En termes absolus, l’espérance de vie est inférieure en Russie à ce qu’elle est au Guatemala, en Indonésie, au Mexique, au Maroc ou aux Philippines. La Russie est au niveau qui était celui de la France en 1945, pour les hommes, et dans les années 50, pour les femmes.
Une accélération du vieillissement
Malgré cette faiblesse de l’espérance de vie qui place la Russie au niveau des pays sous-développés, le vieillissement de la population s’accélère, à cause de la disparition prématurée des jeunes et l’arrivée à l’âge de la retraite des générations nées après la Seconde Guerre mondiale. Le nombre des personnes âgées de plus de 60 ans a été multiplié par deux au cours des dernières décennies et devrait encore doubler d’ici à 2020, tandis que le nombre de jeunes de 15 à 24 ans devrait être divisé par deux.
Le chercheur Alain Blum met l’accent sur le fait que la démographie est « le reflet de l’évolution historique de la Russie au XXesiècle »1. Une étude sur la longue durée permet non seulement de lire l’histoire politique de la Russie avant la Révolution, puis de l’URSS, puis de nouveau de la Russie après la dislocation de l’Union soviétique en 1991. Elle souligne aussi les tendances profondes et évite une interprétation simpliste d’une réalité complexe, par exemple celle consistant à invoquer des causes strictement liées à l’effondrement du système communiste et à l’émergence d’un libéralisme débridé, même si l’écroulement des structures traditionnelles joue un rôle dans la situation actuelle.
Le poids de l’histoire
Les grandes étapes du développement de la Russie après la prise du pouvoir par les bolcheviks a une influence sur la démographie. La période de la Nouvelle politique économique (NEP) qui desserre le carcan du « communisme de guerre » des premières années postrévolutionnaires se traduit par un accroissement de l’espérance de vie (de 1921 à 1930), alors que la famine de 1933, liée à la liquidation des koulaks, les paysans « riches », puis la Seconde Guerre mondiale provoquent des saignées dans les générations en âge de procréer. Mais contrairement à la propagande officielle qui s’est perpétuée bien après la mort de Staline, le creux démographique des années 40-50 n’est pas dû seulement aux 20 millions de victimes de la « grande guerre patriotique ». Elle est aussi le résultat de la politique de Staline, la collectivisation forcée des terres et les grandes purges des années 30. Le pouvoir soviétique le savait si bien qu’il avait classé comme ultra-confidentiel le résultat des recensements et avait interdit, encore dans les années 70, la publication des statistiques de la mortalité infantile.
Si la Russie est aujourd’hui « une exception », voire une « anomalie », cette situation ne peut être séparée de l’histoire de l’URSS. Celle-ci peut être reconstituée grâce à la redécouverte des recensements de 1937 et de 1939, des registres de l’état civil et des enquêtes démographiques des années 30. Après les débuts de la perestroïka, avec l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, les archives ont été ouvertes. Les statistiques ont été retrouvées et au-delà l’histoire de la déportation des « petits » peuples, les déplacements forcés de populations paysannes et la population des camps ont pu être intégrés dans l’histoire démographique de la Russie. Cette histoire était mal connue. Non que les statistiques n’existèrent pas ou qu’elles aient été mal faites. Au contraire. Dans les premières années de la Russie soviétique, les spécialistes avaient été formés à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, sous le tsarisme, et surtout à un moment où l’esprit positiviste dominait en Europe, avec sa croyance dans la valeur des chiffres. Cette idéologie s’est retrouvée dans la planification soviétique et a contribué à construire le mythe d’un gouvernement « scientifique », fondé sur la matérialité des chiffres.
En même temps, la réalité devait se plier aux objectifs politiques, voire aux simples slogans. Si les chiffres ne pouvaient mentir, il fallait manipuler les statistiques pour que la « réalité » corresponde à l’idéologie. Si la manipulation était insuffisante, la solution résidait dans le camouflage. Les statisticiens soviétiques qui ont refusé à partir des années 30 de se prêter à la falsification des chiffres ont été envoyés au Goulag ou simplement exécutés. Le recensement de 1937 a été annulé par décret de Staline parce que les résultats obtenus ne correspondaient pas à ce qu’il souhaitait. La famine et ses conséquences ne devaient pas apparaître alors que quelque 8 millions de personnes avaient péri.
Une dégradation du système de santé
La faiblesse démographique de la Russie est donc liée à l’histoire de ce pays depuis les premières décennies du XXe siècle. Des causes plus immédiates l’expliquent aussi. La première est certainement la dégradation du système de santé qui est à l’origine de l’augmentation de la mortalité. La situation sanitaire de la Russie empire depuis le début des années 60. La priorité de la politique de santé avait été la lutte contre les maladies infectieuses et, après que celles-ci ont été sinon éradiquées, du moins efficacement combattues, le système médical soviétique n’a pas su se réorienter vers la prévention de maladies plus modernes, comme les maladies cardio-vasculaires. Du temps de l’URSS, la gratuité des soins garantissait un suivi médical minimal, mais cette égalité officielle devant la maladie cachait de grandes disparités entre le Soviétique moyen, la Nomenklatura, qui avait accès aux cliniques réservées, et les « riches », qui pouvaient verser des pots de vin au corps médical. La pénurie de médicaments, la promiscuité et le manque d’hygiène des hôpitaux, augmentaient les risques.
Cependant, l’effondrement du communisme a eu des effets négatifs dans la mesure où le système, certes médiocre, existant auparavant, s’est trouvé bouleversé pratiquement du jour au lendemain. Les projets de privatisation des hôpitaux et de décentralisation du système de santé ont conduit à une profonde désorganisation, aggravée par la recherche de la « rentabilité ». La réforme de janvier 2005 a mis fin à la pratique des médicaments gratuits pour une partie au moins de la population, les plus vieux et les plus pauvres, pour qui l’accès aux médicaments sera de plus en plus difficile.
Un alcoolisme ravageur
Un autre phénomène explique « l’exception russe » : l’alcoolisme est responsable de quelque 27000 morts par an. La consommation moyenne d’alcool pour un homme russe est de 500 g par jour, l’équivalent de cinq bouteilles de vodka par semaine. La moyenne, hommes et femmes confondus, est de 400 g par jour. La plus forte consommation masculine explique l’écart entre l’espérance de vie des hommes et des femmes. L’alcoolisme est aussi une cause indirecte de mortalité car il est à l’origine d’un fort taux d’accidents de la route et d’accidents du travail, comme d’un accroissement de la violence. Il y a plus de probabilité pour une femme russe de mourir de mort violente que pour un homme américain. Un enfant né en Russie en 1995 avait un risque sur quatre de mourir de mort violente, contre un sur trente en Grande-Bretagne. Au temps d’Andropov (1982-1984) et de Gorbatchev (1985-1991), les autorités avaient tenté de réduire la consommation d’alcool en menant une campagne contre l’alcoolisme, en multipliant les contrôles dans les entreprises, en limitant la production, en augmentant les prix et en instituant un traitement obligatoire des alcooliques. Cette politique avait eu des effets limités mais quand elle a été abandonnée par Boris Eltsine, la consommation a fait un nouveau bond en avant : la moyenne est passée de 11 litres en 1988 à 14 litres en 2004. Ce sont des statistiques officielles qui ne tiennent pas compte de l’alcool fabriqué « à la maison » (samogon) dont la mauvaise qualité ajoute à la dangerosité.
Une autre cause est l’avortement qui a été pendant trop longtemps la méthode de contraception la plus pratiquée. Même si la situation s’est améliorée ces dernières années avec l’usage des préservatifs, on compte en Russie deux interruptions de grossesse pour une naissance. Une femme en âge de procréer avait subi en moyenne trois à quatre avortements en 1991 (contre 0,63 en Europe occidentale et 1,5 en Europe de l’Est). Le chiffre était tombé à 1,8 en 2002. Les conditions précaires dans lesquelles ces avortements sont pratiqués augmentent les risques de stérilité pour les femmes qui les subissent.
Au cours des dernières années, la transformation des conditions de vie a eu des conséquences contradictoires sur la démographie russe. Les modèles sociaux se rapprochent, au moins dans les grandes villes, des stéréotypes occidentaux. Le nombre de naissances hors mariage s’accroît tandis que l’âge du mariage augmente. La politique nataliste a peu d’effets parce que les allocations familiales sont faibles et payées en retard. Mais en même temps, l’attente vis-à-vis de l’État est moindre chez les jeunes que chez leurs parents.
Au XXe siècle, la démographie n’est plus la force principale des nations. Il n’en reste pas moins que la Russie se dépeuple au Nord et à l’Est, laissant de vastes territoires à la convoitise de voisins plus nombreux et/ou plus prolifiques. En chiffres bruts, absolus, sa situation globale n’est pas très différente de celle de pays occidentaux développés qui affichent également une faiblesse démographique. Mais les causes tiennent en un mélange des séquelles du communisme et des difficultés de la transition.
- Cité dans le Bulletin de liaison des professeurs d’histoire-géographie de l’Académie de Reims, n° 25, 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-6/catastrophe-demographique-en-russie.html?item_id=2706
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