est professeur à l’université de Paris 1 Sorbonne.
L’impuissance des élites politiques
Notre démocratie semble
aujourd’hui « confisquée » par une élite politique hyper spécialisée et
déconnectée du réel, estime Jacques Marseille qui se fait l’avocat d’une
rupture avec cette élite.
En 2002, élu avec une majorité historique sur un programme aux accents martiaux, débarrassé de toute échéance électorale majeure avant trois ans, bénéficiant de la chance supplémentaire de ne trouver en face de lui qu’une opposition en lambeaux, un gouvernement de droite avait toutes les cartes en main pour mener les réformes que son électorat attendait : mettre en cause les 35 heures qui traduisaient un choix collectif foncièrement malthusien, réduire les dépenses publiques qui hypothéquaient l’avenir et remettre en question un système éducatif qui rejetait de manière préoccupante 160 000 jeunes qui en sortent chaque année sans réelle qualification. Dans un monde en évolution rapide où chaque jour apporte de nouvelles illustrations du renouvellement incessant des connaissances et des technologies, la France de « droite » attendait de la nouvelle équipe au pouvoir qu’elle s’affirme de « droite » et mette au rang de ses priorités un programme qui allie performance économique et cohésion sociale, encouragement au travail et innovation.
Un bilan accablant
Quatre ans après, à la veille de la prochaine échéance présidentielle de 2007, le bilan est accablant. Même si la France demeure la cinquième puissance économique mondiale, son niveau de chômage perdure entre, au mieux, 9 et 10 % de la population active ; le taux d’emploi des jeunes entre 16 et 25 ans se stabilise autour de 24 %, contre une moyenne de 44 % pour les pays de l’OCDE ; la pauvreté ne recule pas malgré des dépenses sociales qui s’élèvent à 30 % du PIB, le niveau le plus élevé des pays d’Europe avec les pays scandinaves et la Belgique ; les performances éducatives sont fort moyennes, le classement de ses universités est, selon l’expression de l’économiste Daniel Cohen, « infâmant » ; et sa dette s’est enflée depuis 2002 de… 2000 euros par seconde !
La question qui se pose immédiatement – et que posent en fait tous les citoyens – est de savoir pourquoi nos élites politiques sont aussi immobiles et pourquoi la France change si peu dans un monde qui bouge sans cesse.
Une « classe » politique immobile
Une des façons de répondre à cette question est d’ausculter la « classe » politique qui gouverne le pays. Contrairement à ses consœurs européennes, elle présente des caractères qui expliquent pour une large part son immobilisme. L’étude du profil des 577 députés de la législature en cours (2002-2007) en est une solide démonstration. 87 % sont des hommes alors qu’ils représentent 49 % de la population française. 30 % seulement des femmes députées sont mariées alors que 92 % des femmes de leur génération le sont. Les députés français ont en moyenne 56 ans. Ils font partie, pour l’immense majorité d’entre eux, de la génération des actifs de 1930- 1950 qui a instauré le système consistant à faire payer les retraites aux générations futures, lesquelles n’ont pas eu réellement leur mot à dire, faute d’être représentées.
Plus de la moitié des députés possèdent des diplômes de haut niveau, le nombre moyen de leurs études au-delà du baccalauréat étant de cinq années. 1 % d’entre eux vient des couches populaires contre 19 % pour la population française. 59 % sont issus des couches sociales supérieures, contre 3,6 % pour la population française. Élite montée dans l’ascenseur social, elle croit fermement aux vertus du « modèle » français et peine à penser que ce dernier ne fonctionne plus pour la génération d’aujourd’hui. D’où la profonde indifférence des parlementaires à une réforme de l’Éducation nationale qui les a fait ce qu’ils sont mais qui, aujourd’hui, flotte au gré des réformes jamais achevées, fabrique du mécontentement et du malaise, voire de la violence. Enfin, 51,3 % des députés occupaient préalablement à leur élection un emploi dont la caractéristique principale était d’être financé sur fonds publics, 40 % d’entre eux étant issus strictement de la fonction publique. Une proportion qui s’élève même à 72 % pour les députés socialistes !
La génération des « trente glorieuses »
Certes, il n’est pas ici question de supposer que les idées et les actions des individus sont uniquement prédéterminées par leur appartenance sociale ou professionnelle. Reste qu’il est tentant de faire l’hypothèse que, si la France a tant de mal à se réformer, c’est que son élite politique fait partie d’une génération qui a été la principale bénéficiaire des « trente glorieuses » et qu’elle peine à imaginer un monde où compétition, évaluation et innovation sont devenues les conditions de la survie économique et d’une nouvelle forme de cohésion sociale. Ainsi, quand le député Hervé Novelli a proposé une loi pour interdire, comme en Grande-Bretagne, le cumul du statut de fonctionnaire et de l’état de parlementaire, 26,7 % seulement des députés ont ap prouvé cette proposition.
Autant dire que notre démocratie n’est plus vraiment « représentative », à supposer qu’elle l’ait jamais été. De même que les grandes entreprises donnent le sentiment d’être contrôlées par une caste d’actionnaires privilégiés, de même notre démocratie semble aujourd’hui « confisquée » par une élite politique hyper spécialisée et déconnectée du réel. Alors que la plupart de nos concitoyens pensent spontanément que le gouvernement représentatif permet au peuple de gouverner par le biais de ses représentants, la réalité est tout autre, comme l’avait déjà formulé Montesquieu dans L’Esprit des lois. « Le suffrage par le sort, écrivait-il, est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. » L’éloge qu’il faisait de « la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite » montrait par contre que, pour lui, le peuple porte spontanément son choix sur les élites naturelles. « On sait, poursuivait-il, qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire ; et quoiqu’à Athènes on pût tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais que le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut ou sa gloire. »
Rompre avec l’élite
En fait, l’élite politique que la France s’est donnée semble bien en phase avec les attentes et les peurs qu’expriment les Français les plus « abrités » et peut-être même les plus égoïstes. Quand 36 % des jeunes interrogés déclarent qu’ils souhaitent devenir fonctionnaires et quand 36 % des Français seulement (contre 74 % des Chinois, 70 % des Indiens et 67 % des Britanniques) pensent que le système de la libre entreprise et de l’économie de marché est le meilleur pour l’avenir, toute interrogation sur la capacité de la France à faire les réformes qu’impose la mondialisation tourne à vide. L’idée qu’on puisse demander à une élite âgée, issue de l’ascenseur social et de la fonction publique, de rompre avec le « modèle républicain » est une illusion qui ne peut que nourrir les fantasmes et donc les populismes.
C’est de la rupture avec l’élite que peut venir la réforme, une rupture qui ne peut être enclenchée, comme pratiquement toujours dans notre histoire, qu’au terme de lentes agonies qui laissent le pays exsangue. Autant dire qu’il est désormais possible d’être… optimiste ! Certes, il n’est plus question de proclamer comme Bonaparte à propos des parlementaires d’un Directoire moribond : « Foutez-moi tout ce mondelà dehors ! » Il est simplement urgent d’imaginer une forme de représentation qui fasse une part plus belle aux forces vives du pays et évite que les citoyens n’aient d’autre recours pour faire entendre leur voix que de se transformer en émeutiers.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-6/l-impuissance-des-elites-politiques.html?item_id=2716
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