Limites et conditions de la démocratie délibérative
On peut souhaiter que les espaces et les moments de délibération se développent, afin de compléter et de vivifier les pratiques démocratiques. Ces commissions et conventions ne doivent toutefois pas se substituer aux institutions de la démocratie représentative, légitimées par les élections.
La crise de la représentation, dont le niveau d’abstention croissant lors des différentes élections est un indicateur, suscite la réflexion sur les pratiques démocratiques. Comment revivifier la conscience politique des citoyens et ranimer le respect qu’ils doivent nécessairement porter aux institutions qui assurent le fonctionnement de ces pratiques? Il est vrai que la légitimité démocratique repose sur le vote et le décompte des voix, mais aussi sur la force des débats informés, réfléchis et respectueux des différents points de vue ; en démocratie les adversaires politiques ne sont pas des ennemis. Jürgen Habermas a élaboré la théorie philosophique de cet espace public en tant que lieu de ce débat idéalement rationnel et contrôlé. Moins philosophiquement, on peut avancer que la démocratie est un régime où l’échange des mots, plutôt que la violence, est chargé de résoudre les rivalités et les conflits qui caractérisent toutes les sociétés humaines.
Crise de la représentation
Depuis quelques décennies des chercheurs proposent de nouvelles formes de légitimité qui viendraient compenser la crise de la représentation. Nous assisterions au « tournant délibératif de la démocratie » 1. Si l’on donne à ce terme un sens qu’on peut qualifier de faible, toute démocratie est délibérative puisque les citoyens sont libres de, ou même sont invités à, débattre sur les sujets politiques, en privé, dans les associations qu’ils peuvent librement créer en France depuis 1901, dans les partis politiques qui bénéficient des fonds publics en fonction du nombre de leurs électeurs, dans les syndicats qui disposent du soutien des pouvoirs publics et des entreprises, dans les médias (et Internet en a multiplié les occasions de manière exponentielle), avant de choisir leurs gouvernants par leur vote. Les parlementaires par vocation délibèrent. Aussi n’est-ce pas dans ce sens faible que le « tournant » de la délibération est abordé par ses théoriciens, ils s’interrogent pour analyser – ou pour prôner – une modalité nouvelle de la démocratie, la « démocratie délibérative », dont la légitimité ne serait plus seulement fondée sur l’élection, mais sur la délibération.
Dans des travaux précédents et bien connus 2, Bernard Manin avait montré comment l’idée démocratique avait évolué en même temps que la société elle-même. Il avait justement insisté sur le caractère à la fois démocratique – les gouvernants sont sous le contrôle des gouvernés qui les choisissent par leur vote – et aristocratique de l’idée de représentation : les élus sont choisis pour les qualités qu’on leur prête, que ce soit l’âge, le statut social, la compétence ou, en tout cas, la volonté de participer directement à l’action publique. En 1995, il avançait que nous étions entrés dans la « démocratie du public ». Aujourd’hui, on peut plaider que nous sommes dans la « démocratie extrême » pour reprendre un concept de Montesquieu, c’est-à-dire une période dans laquelle la dynamique démocratique, entraînée sans limites par sa propre logique et ses propres excès, pourrait en venir à dénaturer le projet démocratique lui-même 3.
Étant donné ces transformations, on pourrait avancer qu’une nouvelle figure de la démocratie s’affirme ou devrait s’affirmer. De fait, on constate la naissance de formes nouvelles de lieux de délibération, jurys, panels ou assemblées de citoyens, qu’on peut rassembler sous le terme générique de « mini-publics ». Ils ont pour caractéristiques, pardelà les différences de recrutement et de pratique, d’être formés d’un petit groupe de personnes qui se réunissent pour se forger une opinion réfléchie grâce à une connaissance que leur dispensent des experts chargés de les instruire et à leurs délibérations. Dès lors, leurs conclusions ne seraient plus seulement les opinions que diffusent les citoyens ordinaires, les acteurs politique ou les médias, peu ou mal informés, et déjà engagés, mais le jugement rationnel d’un groupe de citoyens, loyalement désireux de connaître un problème et dûment formés à cet effet. De cette délibération « neutre » pourrait naître la légitimité de leurs conclusions. Plus la démocratie déploie ses effets sur la société et risque de devenir « extrême », moins la dimension aristocratique de la représentation est acceptée, plus les propositions des « mini-publics » peuvent paraître légitimes. On passerait ainsi de la « démocratie du public » à la « démocratie délibérative ».
Délibérations et commissions
La création de commissions sur les sujets sensibles est une tradition. Au Royaume-Uni par exemple, de célèbres rapports rédigés par des commissions ad hoc sur l’éducation, l’immigration, la nationalité, le racisme ont eu de réelles conséquences sur les institutions et les décisions politiques. En France, la commission de la nationalité à laquelle j’ai participé en 1986-1987 a eu pour effet de changer les termes d’un débat, particulièrement violent en période de cohabitation et de progression du Front national, et de suggérer une réforme du droit de la nationalité qui a été adoptée en 1993 par le gouvernement de droite avant que le gouvernement de gauche ne la supprime deux années plus tard. Les membres de la commission, présidée par le viceprésident du Conseil d’État, étaient nommés par le gouvernement. C’étaient des « personnalités » reconnues de l’élite politique ou intellectuelle : quatre professeurs des facultés de droit, deux de sociologie, deux d’histoire, quatre hauts fonctionnaires, un avocat, un professeur de médecine et un célèbre metteur en scène. À une époque moins sensible à la parité, elle comptait deux femmes. La commission ne prétendait à aucune représentativité ni à une quelconque légitimité politique. Sa seule force – limitée – venait de la diffusion des témoignages par la télévision, alors seul média universel, et de la qualité du rapport qu’elle avait produit. Sa contribution apparaissait solide, et son résultat acceptable par tous dans la mesure où, à la suite des débats, s’étaient accordées des personnalités appartenant à des sensibilités politiques différentes et dont les médias avaient à l’avance prédit le conflit (entre le sociologue Alain Touraine, classé à gauche, et l’historien Pierre Chaunu, classé à droite).
On pourrait sans doute proposer la même analyse de la commission Stasi à la suite de laquelle a été adoptée la loi de 2004 sur le port de signes religieux ostentatoires dans l’école publique. On peut donc plaider que des commissions consultatives peuvent contribuer à améliorer la qualité du débat public dans la République représentative. Cela peut paraître d’autant plus utile que les possibilités d’expression personnelle données par Internet et les réseaux sociaux ont exacerbé les émotions collectives aux dépens de la réflexion, et tendent à remplacer le temps nécessaire au débat par l’immédiateté des réactions.
Aujourd’hui, il semble invraisemblable qu’une commission de cette nature soit entendue dans le débat public. Certains experts du Giec ou de l’énergie ont été entendus par la Convention citoyenne pour le climat (CCC), mais ils n’en étaient pas membres. Si, plus récemment, le rapport de Nicole Notat et de Jean-Dominique Senard a alimenté le débat sur le rôle de l’entreprise, celui-ci apparaissait trop technique pour nourrir les passions politiques ; la loi adoptée par le Parlement n’a d’ailleurs suivi que partiellement ses conclusions. Les mini-publics ont une autre justification. Les exigences de la démocratie « extrême » ont conduit à réunir non des « experts », mais des citoyens « comme les autres ».
Dès lors, deux grands problèmes se posent : celui du choix des membres et des organisateurs de ce type de commissions et celui, fondamental, de leur légitimité.
Quels citoyens choisir pour les commissions?
Concernant le choix des membres de ces minipublics ou d’une « convention », dont la CCC est l’exemple emblématique, quelles que soient les précautions, il est inévitablement biaisé du simple fait que ces personnes sont des volontaires. Pour limiter ce biais, il faudrait livrer les informations disponibles sur les caractéristiques de ceux qui ont refusé de participer et, si possible, sur les motifs de leur refus. Cela permettrait d’avoir une connaissance des biais liés non pas aux caractéristiques sociodémographiques mais aux opinions et, éventuellement, de corriger ces biais en modifiant la composition de l’échantillon. De plus, même si ces mini-publics étaient statistiquement représentatifs de la population ou d’une partie de la population – ce qu’ils ne sont pas –, il ne faut pas oublier qu’ils ne bénéficient pas de la « transcendance républicaine » que donne une élection libre, qui repose sur un choix conscient des citoyens orienté par un programme et une volonté. La représentativité statistique n’est pas la représentation politique.
Pour répondre à cette objection, Thierry Pech, qui fut l’un des organisateurs de la CCC et lui a consacré un travail de réflexion 4, avance qu’« il faudrait distinguer plusieurs types de représentativité : les 150 membres de la CCC étaient représentatifs au sens descriptif du terme, c’est-à-dire que le groupe reproduisait fidèlement les grands équilibres de genre, d’âge, de CSP, de niveau de qualification et d’origine territoriale de la population générale. Mais cette représentativité était limitée : elle ne rendait compte ni des valeurs culturelles ni des préférences politiques des Français, et le panel était bien sûr trop étroit pour présenter une quelconque valeur statistique ». On peut s’interroger sur le sens d’une représentation descriptive et non statistique.
Thierry Pech décrit la genèse du projet et en montre lucidement les dimensions politiques. Ce n’est pas en soi une critique, toute commission, même appelée convention, ne peut qu’être politique. Sur le choix des 150 citoyens, les dispositions prises par les responsables, mobilisant un mélange de hasard et de « quotas », sont raisonnables, aucune solution ne pouvant être parfaite pour des raisons statistiques. Il importe toutefois de ne pas oublier le caractère non représentatif du groupe ainsi constitué. « La France en miniature » n’est pas représentative de la population.
C’est l’autorité politique qui choisit les conventionnels et les responsables ; ces derniers ont la charge d’organiser les débats, d’informer les personnes ainsi réunies en choisissant les « experts » qui les formeront, de les aider à se forger une opinion, à rédiger et à diffuser les conclusions. Les travaux peuvent aisément s’orienter dans un sens partisan en fonction de leur mode d’intervention. Il faut renoncer aux profils militants et respecter un certain équilibre de points de vue. Quelle est la légitimité de ces organisateurs à faire des choix qui peuvent orienter les conclusions des délibérations?
S’agissant de la CCC, le choix des organisateurs et des experts a été critiqué, cette critique est inévitable. Les experts sont aussi engagés dans leurs convictions que les autres citoyens, même si elles sont fondées sur plus de connaissances. Il faut rappeler, d’une part, que la parole des spécialistes n’est pas une opinion comme une autre, un « mythe narratif » parmi d’autres, qu’elle est d’une autre nature, mais, d’autre part, que la connaissance scientifique n’est jamais établie une fois pour toutes et qu’elle peut être révisée au fur et à mesure qu’avance la recherche. Cette attitude à l’égard de l’expertise, nécessairement nuancée, n’est facile à maintenir ni au cours du déroulement d’une convention ni dans les interprétations politiques qui seront ensuite données des résultats par les autres citoyens.
Il faudrait aussi que les membres des conventions restent à l’abri des pressions et des influences qu’ils pourraient subir de la part de militants ou de lobbys extérieurs. Un jury d’assises doit être protégé d’influences extérieures pour rendre un jugement impartial, mais comment concrètement une « convention de citoyens » pourrait-elle être protégée de toute pression, qu’elles viennent de leur milieu social, de militants ou de groupes d’intérêts?
Quelle légitimité pour une convention?
Les réflexions sur les choix des personnes et des modalités de l’organisation des travaux sont liées à l’interrogation sur le fondement même de la légitimité des mini-publics au-delà d’un rôle purement consultatif. Cette question est centrale. Quel est le rapport entre la légitimité « délibérative » et la légitimité « représentative »?
On a vu que rien ne permet d’affirmer que le petit groupe représente le corps des citoyens. Mais au-delà même du problème de la représentation, on ne peut passer des conclusions issues des délibérations d’un petit groupe à la suite d’échanges interpersonnels suivis, à une société politique nombreuse dans laquelle les relations ne s’établissent pas seulement entre des personnes, mais entre des groupes de nature très différente selon un système de normes abstraites. Rien ne permet d’affirmer que le peuple tout entier aurait pris la même position que le petit groupe – idée sur laquelle repose la légitimité démocratique du minipublic –, car les relations entre les humains et leurs comportements changent fondamentalement selon la taille et le sens du groupe auquel ils participent.
Plus généralement, on ne peut pas non plus passer de la compétence acquise sur un problème particulier – celui qui est soumis à la réflexion du minipublic – à des décisions qui doivent être prises par les autorités publiques en fonction d’un projet global mené au niveau d’une nation insérée dans diverses institutions internationales. Le choix politique consiste à analyser l’ensemble d’une configuration politique pour prendre une décision. Comme nous l’avons vu récemment, les considérations sanitaires et leurs contraintes ne sauraient évacuer les données économiques et politiques. Toute décision est le fruit d’une évaluation entre des données multiples, les décideurs ne les connaissent pas toutes et ils ignorent toutes les conséquences de leur décision.
À partir de son expérience, Thierry Pech fait une mise au point convaincante sur le sens différent des instances de délibération et de participation. Toutes sont souhaitables pour accroître la vitalité de la démocratie. Mais les deux projets sont distincts. Dans le « grand débat » animé par le président de la République par exemple, une multitude d’opinions, de réunions et de discussions sans contrôle ; dans la CCC, un petit nombre de personnes choisies se livrent à un travail prolongé d’acquisition de connaissances et de réflexion, avec tout l’apport de la discussion à l’intérieur des petits groupes, bien connu des psychologues sociaux. Les expériences de participation ont été jusqu’à présent peu convaincantes, dans la mesure où elles tendent à réunir des personnes déjà engagées dans la vie politique plutôt qu’à faire intervenir des citoyens qui en sont éloignés. Thierry Pech espère qu’une « convention » délibérative, elle, en mettant au jour le processus de la formation des opinions, comme dans le débat démocratique en général, donnerait un autre sens aux conclusions auxquelles elle aboutit. En tous cas, elle ne peut qu’être un moment. Le temps et le travail qui ont permis le déroulement de la CCC interdisent qu’elle devienne un procédé courant de gouvernement, même si l’on peut imaginer que des conventions de ce type pourraient éventuellement dans l’avenir aider à « débloquer » des situations difficiles.
À partir de son expérience à la CCC, l’auteur avance que les « conventionnels » se sont identifiés aux parlementaires, en sorte qu’il prône la collaboration des « conventionnels » futurs avec les parlementaires en conférant aux conventions citoyennes une fonction « pré-législative ». Les prochaines conventions, selon lui, pourraient se tenir au sein du Parlement et être composées de deux tiers de citoyens et d’un tiers d’élus. Ce serait là un moyen de revitaliser la fonction délibérative que le Parlement n’exerce qu’avec difficulté. Cela permettrait de « renforcer » et d’« enrichir » les institutions représentatives. C’est pourquoi il prône ce nouveau « parlement des citoyens ».
Or, si les divers mini-publics peuvent contribuer au débat public, ils ne sauraient remettre en cause la légitimité de la représentation. Ils ne peuvent imposer que leurs conclusions soient acceptées ou même obligatoirement débattues dans les institutions politiques qui tirent leur légitimité de l’élection. Si c’était le cas, la délibération ne serait pas une nouvelle modalité pour enrichir les débats démocratiques, elle deviendrait un substitut aux institutions de la République représentative.
Ce serait là remettre en question le principe même de la légitimité politique sur laquelle nous vivons depuis les siècles de la modernité politique, à savoir l’utopie de la « transcendance républicaine » grâce à l’élection libre par tous les citoyens.
- Loïc Blondiaux et Bernard Manin (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences-po, 2021.
- Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, « Liberté de l’esprit », Calmann-Lévy, 1995.
- Dominique Schnapper, L’esprit démocratique des lois, « NRF essais », Gallimard, 2014.
- Thierry Pech, Le parlement des citoyens, « La République des idées », Seuil, 2021.
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