Thierry CHOPIN

Professeur de science politique à l’Université catholique de Lille. Conseiller spécial à l’Institut Jacques Delors.

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Faire de l’Union européenne un espace démocratique plus politique

Régulièrement dénoncé, le déficit démocratique européen provient de la faiblesse proprement politique du régime institutionnel de cette union de démocraties. Afin d’y remédier, et pour renforcer la légitimité du choix des gouvernants de l’UE, il faut, notamment, conforter des élections européennes avec des têtes de liste candidates pour la présidence de la Commission européenne et introduire une part de députés transnationaux au Parlement européen.

Les récentes crises, jusqu’à celle de la Covid19, ont toutes été des « chocs de souveraineté » qui lancent un défi en termes d’efficacité et de légitimité à la gouvernance de l’Union européenne (UE) 1. Certes, des décisions ont été prises au niveau national ou européen pour faire face à certains de ces chocs. Néanmoins, ces décisions sont prises sous la contrainte de l’urgence, contrainte qui a un coût considérable les Européens y découvrent avec frustration les limites de la gouvernance européenne et son « déficit exécutif ». Avec la crise de la Covid-19, il existe des raisons de penser que cette fois c’est différent. D’un côté, les institutions européennes (Banque centrale européenne, Banque européenne d’investissement, Commission) ont pris l’initiative dans le cadre de leurs rôles respectifs. Mais la plus forte rupture a été la décision prise par les chefs d’État et de gouvernement des 27 États membres de l’UE d’émettre une dette commune pour financer la réponse à la pandémie et la relance. Néanmoins, à l’occasion de cette crise, les Vingt-Sept ont une nouvelle fois exposé leurs divisions nationales sur les réponses sanitaires à apporter. Le Conseil européen est apparu comme la caisse de résonance de certaines fractures nationales. Ce management de crise produit ainsi de l’incertitude et de la défiance chez les citoyens, et facilite les critiques adressées par les autres puissances contre la prétendue inefficacité des réponses européennes.

Au-delà de la question de l’efficacité de la capacité européenne de réaction face aux crises, le statu quo ne paraît pas tenable à long terme et pourrait remettre en cause l’intégration européenne si la prise de conscience ne s’impose pas au plus haut niveau politique d’un nécessaire renforcement de la légitimité démocratique à l’échelle de l’UE. C’est le sens de ce qu’avait dit Emmanuel Macron dans son discours à Athènes : « Comment ne pas voir que la défaite de l’Europe depuis tant d’années est aussi une défaite de la démocratie ? […] L’Europe ne peut plus avancer à part des peuples […] de même que nous devons avoir le courage de retrouver le chemin de la souveraineté, nous devons avoir l’autre courage de retrouver la voie de la démocratie. » 2 Pour que l’UE fasse plus que « survivre » et qu’elle « prospère », il est nécessaire de partager la souveraineté des Européens au sein d’institutions communes, reposant sur des mécanismes de légitimité et de responsabilité politiques suffisamment forts.

1. L’Union européenne : une « démocratie impolitique »

Fondamentalement, la démocratie repose sur trois exigences fondamentales : définir de manière démocratique des objectifs politiques choisir démocratiquement des gouvernants responsables devant l’ensemble du corps politique européen exercer une capacité de contrôle démocratique sur les décisions prises, permettant d’évaluer si les objectifs ont été atteints ou non. Dans cette perspective, le régime politique démocratique suppose au moins deux critères : celui de compétition et celui d’alternance. Ce qui fait défaut aujourd’hui à l’UE, d’un point de vue civique, réside précisément dans l’absence d’une alternance politique européenne équivalente à celle qui existe dans les États membres et dans les régimes fédéraux.

Les représentants des citoyens au sein des institutions politiques de l’UE bénéficient certes d’une légitimité démocratique directe ou indirecte. Les chefs d’État et de gouvernement réunis au sein du Conseil européen sont désignés à l’issue de processus démocratiques. C’est le cas aussi des ministres qui siègent au sein du Conseil de l’UE ainsi que des membres de la Commission européenne, désignés par des gouvernements issus d’un processus démocratique et, de surcroît, investis par les députés du Parlement européen, élus au suffrage universel direct. Néanmoins, si les représentants des États membres au Conseil doivent leur présence au fait d’appartenir à un gouvernement soutenu par une majorité parlementaire, cette majorité est rarement mise en place à la suite d’une campagne centrée sur les enjeux européens. Par ailleurs, le Conseil dans son ensemble ne peut réellement subir d’alternance nette, puisque ses membres sont renouvelés au gré des élections nationales, et sur un rythme discontinu et désynchronisé.

Seules les élections désignant les membres du Parlement européen permettent d’établir un lien direct entre citoyens et détenteurs de pouvoir au niveau communautaire mais le fait que les députés européens soient élus via des scrutins proportionnels et sur des bases largement nationales, empêche le plus souvent la formation d’une majorité claire au sein de l’hémicycle strasbourgeois.

Certes, la procédure des Spitzenkandidaten (candidats têtes de liste) permet de renforcer le lien politique entre le résultat des élections européennes et le choix du président de la Commission. Pourtant, les modalités de mise en œuvre de ce système ne sont pas suffisamment claires aujourd’hui : d’abord, parce que les logiques « parlementariste » et « diplomatique » s’y mêlent de manière confuse ensuite, parce que les commissaires sont choisis par les gouvernements nationaux, ce qui conduit à un risque d’« intergouvernementalisation » d’un collège où les commissaires peuvent apparaître aussi comme la voix des intérêts nationaux enfin, parce que, comme l’a montré la nomination de la présidente de la Commission européenne en 2019, rien n’indique que la procédure des Spitzenkandidaten sera respectée à l’avenir.

Dans cette perspective, le diagnostic qui peut être fait du déficit de légitimité du régime politique de l’UE doit donc être plus large que celui du seul déficit de responsabilité. L’UE est une union de démocraties qui repose sur un système institutionnel démocratique sur le plan formel, mais qui ne parvient pas à faire vivre suffisamment la dimension « politique » (au sens partisan du terme) en son sein 3. Il s’agit là d’un obstacle structurel à l’appropriation démocratique par les citoyens du système politique de l’UE.

Au total, seule la mise en place d’une authentique « union politique » à l’échelle de l’UE, notamment fondée sur la prééminence d’institutions parlementaires et présidentielle dont les membres seront désignés au suffrage universel direct ou indirect, pourrait donner aux citoyens européens la possibilité de désigner et de révoquer les détenteurs du pouvoir au sein de l’UE, de changer les lois et décisions adoptées en leur nom et, par là, de développer un sentiment d’appartenance à une communauté politique de décisions prises en commun à l’échelle de l’Union.

2. Que faire ?

Dans ce contexte, résoudre le « déficit exécutif » européen et renforcer la légitimité démocratique de l’Union doit passer par la création d’un leadership politique plus clair, plus légitime et plus responsable.

Beaucoup de préconisations pourraient être développées. Nous nous limiterons à mettre l’accent sur trois axes de propositions clés 4.

Conforter le système des Spitzenkandidaten pour élire le président de la Commission

La première condition suppose de conforter le système des Spitzenkandidaten pour élire le président de la Commission. Celui-ci a vocation à être le leadeur d’une majorité parlementaire et le représentant (désigné à l’avance) du groupe politique ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement européen lors des élections européennes. Il est essentiel de souligner que cette pratique est préférable en termes de légitimité comme d’efficacité pour au moins deux raisons.

Tout d’abord, la mise en œuvre du système des Spitzenkandidaten ainsi que l’amélioration des modalités de sa mise en œuvre, afin de favoriser son appropriation par les électeurs européens, constitue un élément clé de tout agenda visant à rééquilibrer les logiques diplomatique et civique pour le choix du président ou de la présidente de la Commission.

Mais c’est aussi pour des raisons d’efficacité qu’il faut parvenir à ancrer le système des Spitzenkandidaten dans la réalité politique de l’UE, après les difficultés survenues suite à l’élection surprise d’Ursula von der Leyen. C’est en effet parce que sa ou son successeur aura pris ses fonctions après avoir fait campagne auprès des Européens et réuni une double majorité au Conseil et au Parlement européens qu’elle ou il pourra bénéficier de la force politique nécessaire pour présider la Commission et dynamiser l’Union.

Introduire une part de députés transnationaux au Parlement européen

Pour renforcer la dynamique de politisation de l’Union européenne, il faudrait un mode de scrutin qui renforcerait le fait majoritaire (tout en gardant la forte représentativité du Parlement européen – la voie à explorer étant sans doute celle d’une « prime de majorité » au groupe politique victorieux) et qui rendrait possible, voire favoriserait, la constitution des listes supranationales.

Le débat sur le devenir des sièges libérés par les eurodéputés britanniques ouvre une voie intéressante à cet égard. Parce qu’il a pour effet de rendre vacants les 73 sièges de députés européens jusqu’alors attribués au Royaume-Uni, le Brexit a relancé le débat sur la possible élection d’une fraction des membres de l’assemblée strasbourgeoise sur la base de listes transnationales 5. La mise en place de ces listes pourrait utilement contribuer à européaniser un peu plus le débat et la campagne électorale et à compléter l’agrégation de visions nationales, qui priment le plus souvent, et même à consolider le processus de sélection du président ou de la présidente de la Commission. Les leadeurs de ces listes transnationales seraient en effet des candidats naturels à la présidence du collège bruxellois, puisque ces listes seraient soumises au choix de l’ensemble des citoyens de l’UE, et pas seulement à des fractions nationales d’entre eux. Il serait ainsi possible d’établir un lien plus direct entre la désignation des Spitzenkandidaten et les suffrages des électeurs, en désamorçant l’objection selon laquelle les candidats chefs de file ne sont guère connus audelà des frontières de leurs pays dans le cadre du système électoral actuel.

Pour que cette innovation soit acceptable et légitime, il conviendrait naturellement de prendre en compte l’ensemble des voix qui se sont portées sur les listes soutenues par les principaux partis européens, que celles-ci aient soutenu les 27 listes nationales ou la liste transnationale. Les listes transnationales ne réuniront en effet qu’un nombre plus limité d’élus, sauf à supprimer l’ancrage national ou local des députés européens actuels – ce qui serait une régression du point de vue de leur ancrage civique –, ou à doubler leur nombre – ce qui serait problématique pour le fonctionnement du Parlement européen.

La mise en place de listes transnationales ne sera par ailleurs concevable aux yeux de l’ensemble des pays de l’UE que si des règles garantissent la présence d’un nombre minimal de nationalités, afin d’éviter la surreprésentation des candidats issus des pays les plus peuplés.

C’est à ces conditions que la création de listes transnationales pourra être actée dans la perspective des élections européennes du printemps 2024 et qu’elle contribuera elle aussi à renforcer la légitimité du choix des gouvernants de l’UE et, par là, l’efficacité de ces derniers.

Gouverner l’UE via un accord de mandature européen

La légitimité des membres de la Commission et l’efficacité de l’UE pourront utilement être renforcées par la mise en place d’un contrat de législature entre ces deux institutions, mais aussi et surtout sur la base d’un contrat de mandature entre Parlement, Commission et Conseil européens.

Les prémisses d’un tel contrat de mandature existaient déjà en 2014 : la mise en place du système des Spitzenkandidaten avait alors conduit les groupes politiques majoritaires au Parlement européen à lier l’investiture du président de la Commission à un accord entre ces deux institutions, portant sur les principales priorités politiques à mettre en œuvre à l’horizon 2019 (dont le plan d’investissement dit plan Juncker).

La négociation et la publication d’accords programmatiques sont de beaucoup préférables à la prévalence de tractations opaques sur le casting des top jobs entre les principaux partis européens ou à l’expression de rapports de force purement institutionnels entre Conseil et Parlement européens quant à la prééminence de leur légitimité de « faiseurs de roi ». Il s’agit donc de pérenniser l’adoption de ces accords programmatiques, mais aussi et surtout de promouvoir l’adoption d’un véritable contrat de mandature associant Commission, Parlement et Conseil européens, et qui dissipe la confusion née de la coexistence de deux accords négociés en parallèle. Seul un tel contrat de mandature inter-institutionnel fournira un cap politique et un contenu opérationnel plus clairs aux yeux des citoyens de l’UE. Si elle ne fera naturellement pas disparaître les tensions liées au choix des gouvernants de l’UE, l’adoption d’un tel accord de mandature lui donnera un fondement politique plus substantiel et moins clivant que la discussion relative aux décideurs appelés à le mettre en œuvre.

Les crises placent l’Europe face à un défi politique majeur. Soit les leadeurs européens sont capables de s’entendre sur des avancées suffisamment concrètes pour résoudre le déficit de légitimité de l’UE. Soit ils prennent le risque de voir l’euroscepticisme se renforcer. Beaucoup d’Européens risqueraient alors de se replier sur leur appartenance nationale, dont ils auront le sentiment qu’elle est la seule qui garantit leurs droits politiques et qui leur donne le sentiment de retrouver une capacité de décision souveraine face aux circonstances exceptionnelles.



  1. Thierry Chopin, « La gouvernance européenne face aux crises : conditions pour un leadership européen efficace et légitime » Policy Paper, Institut Jacques-Delors, mai 2021, et « La démocratie à l’échelle européenne : demos ou kratos? » Revue de l’Union européenne, no 650, Dalloz, juillet-août 2021.
  2. « Discours du président de la République française, Emmanuel Macron, à la Pnyx, Athènes, 7 septembre 2017 » (http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-dupresident-de-la-republique-emmanuel-macron-a-la-pnyx-athenes-le-jeudi-7-septembre-201/).
  3. En ce sens, l’Union européenne peut être analysée en termes de « démocratie impolitique » selon le concept emprunté à Pierre Rosanvallon, in La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, 2006.
  4. Voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin, « Le choix des gouvernants de l’Union. Pour un meilleur équilibre entre démocratie et diplocratie », le Grand Continent, 20 novembre 2019 (https://legrandcontinent.eu/fr/2019/11/20/le-choix-des-gouvernants-de-lunion-pour-un-meilleur-equilibre-entre-democratie-et-diplocratie/).
  5. Voir Thierry Chopin et Lukáš Macek, « Pour l’introduction de listes transnationales aux élections européennes sous la forme d’une prime de majorité », Telos, 21 février 2018 (https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/pour-lintroduction-de-listes-transnationales-aux-e.html).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/faire-de-l-union-europeenne-un-espace-democratique-plus-politique.html?item_id=5835
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