Claude TENDIL

Président de l’Institut pour l’innovation économique et sociale (2IES).

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Refonder la démocratie sociale

En France, la puissance et l’omniprésence de l’État invalident la démocratie sociale. Celleci, complétant et nourrissant la démocratie politique, doit être revitalisée. L’ère numérique commande même sa réinvention, avec reconnaissance des nouvelles réalités sociales, recours accru à la négociation, confiance réellement accordée aux partenaires sociaux.

La démocratie sociale est une dame respectable de bientôt 200 ans. Née sous la plume de Louis Blanc en 1840, elle fut portée par Jean Jaurès et Léon Blum avant d’être consacrée par le Conseil national de la Résistance. Inscrite dans la Constitution de 1946, elle a commandé l’organisation de la protection sociale ou les évolutions du droit du travail des quarante dernières années.

La démocratie sociale est la forme de gouvernement dans laquelle les partenaires sociaux participent à la régulation aux côtés de l’État et du pouvoir politique. Ainsi rapidement défini 1, le concept n’en est pas moins chargé de dimensions idéologiques, historiques, culturelles, politiques, juridiques. Il fait partie de ce ces mots qui hystérisent les débats, vantés par certains, dénigrés par d’autres, mais dont la portée est probablement ignorée par la majorité. Aujourd’hui, la notion a du plomb dans l’aile, ce qui pose la question de son devenir.

La France se pense à tort comme une social-démocratie

« Syndicats et patronat ont dans notre pays des prérogatives considérables et souvent méconnues, que bien des Français pensent être celles de l’État. » 2 Ils gèrent des sommes considérables au titre de la protection sociale complémentaire (notamment plusieurs dizaines de milliards d’euros pour les retraites). Ils interviennent dans nombre d’organismes et institutions dans des domaines aussi divers que la santé, le logement, la justice. Ils participent à la régulation du travail aux niveaux interprofessionnel, des branches ou de l’entreprise.

En première analyse, la France peut donc légitimement se penser comme une démocratie sociale dynamique. Aussi surprenant et provocant que celui puisse paraître, elle ne l’est pas! Pas plus qu’elle n’est (et ne fut) une vraie social-démocratie comme certains États la connaissent, n’en déplaise à ses champions.

Le fait est que l’articulation des démocraties sociale et politique a toujours été laborieuse dans notre pays, la première occupant une place secondaire par rapport à la seconde, pour deux raisons 3.

La culture politique française se caractérise d’abord par une double défiance. Celle des citoyens à l’égard du pouvoir politique, celle de l’État vis-à-vis des corps intermédiaires. Cette défiance, qui plonge ses racines dans notre histoire révolutionnaire, se traduit par un rejet structurel de la négociation et par une approche conflictuelle des rapports sociaux qui interdit tout compromis.

Elle se distingue également par une foi profonde en l’État qui, distinct du pouvoir politique, est considéré comme seul légitime pour distribuer équitablement le bien commun que constituerait la richesse du pays. Contrairement aux sociaux-démocrates allemands, qui, dès 1959 (congrès de Bad Godesberg) ont rompu avec le marxisme et adopté le principe de l’économie sociale de marché, la gauche française comme les syndicats, à l’exception de certains syndicats réformistes, continuent de dénoncer tout ce qui leur semble relever d’un compromis avec le libéralisme économique.

Ces particularités emportent deux types de conséquences concrètes sur la « démocratie sociale » telle qu’elle est mise en œuvre. D’une part, les rapports entre les acteurs sont déséquilibrés. Initiative et arbitrage sont l’apanage de l’État, les partenaires sociaux ne pouvant que rejeter (sous peine de compromission) les propositions qui leur sont faites.

D’autre part, l’extension du champ d’intervention de l’État renvoie lesdits partenaires sociaux au rôle de clown blanc dans de nombreux domaines (paritarisme de « figuration »). La puissance de l’État contribue à la faiblesse des partenaires sociaux, celle-ci rendant nécessaire le recours à l’État.

Ainsi va la vie économique et sociale française, prisonnière d’une démocratie sociale qui se révèle surtout être un carcan conservateur.

De la crise de la démocratie sociale au « tout-État » : de Charybde en Scylla

Pour remédier aux conséquences dommageables de cette tragi-comédie, la tentation est forte de recourir aveuglément à l’État tout-puissant. Nombre de réformes réalisées ou projetées pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron s’inscrivent dans ce mouvement (chômage, retraite, santé, logement).

De l’articulation boiteuse à l’effacement de la démocratie sociale au profit du politique, il y a un pas qui est sur le point d’être franchi sans débat. La question mérite pourtant qu’on s’y attarde : l’État est-il naturellement légitime et efficace pour réguler les rapports sociaux?

Trois raisons nous conduisent à considérer que les acteurs du monde du travail ont un rôle significatif à jouer dans la régulation. Bref, qu’en dépit de ses vicissitudes, la démocratie sociale ne mérite pas d’être jetée avec l’eau du bain.

D’une part, de profondes transformations ne pourront se faire sans la participation de chacun à la définition d’un avenir commun désirable, définition qui s’élaborera progressivement, notamment dans l’échange et l’expérimentation déployés dans différents cercles.

D’autre part, dans nombre de situations, l’État n’apparaît plus pertinent pour traiter de difficultés d’une infinie diversité et d’une grande complexité. Les solutions gagneraient à être imaginées, tantôt à l’échelon international, régional ou européen, tantôt au niveau local, au plus près du terrain par ceux-là mêmes qui y sont confrontés. Dans ce contexte, on attend plutôt de l’État qu’il favorise l’initiative et la décision.

Enfin, face à l’individualisme fort concomitant d’une exigence d’égalité qui caractérise nos sociétés, la négociation, consubstantielle à la démocratie sociale, semble être le meilleur moyen d’articuler intérêts particuliers et préférences collectives.

Quelle démocratie sociale à l’ère numérique?

La crise de la démocratie sociale n’est cependant pas propre à la France. Toutes les social-démocraties du monde sont à la peine, pour la simple raison qu’elles sont nées au temps des révolutions industrielles, aujourd’hui révolu. La profondeur des transformations est telle qu’un dépoussiérage ne saurait suffire. C’est à un véritable aggiornamento du concept qu’il convient de procéder, en revenant à son essence et en réfléchissant aux moyens de lui donner vie dans le contexte actuel. En d’autres termes, aussi simples à poser qu’il est difficile d’y répondre : qu’est-ce qu’une démocratie sociale à l’ère numérique?

Comment organiser la participation des acteurs à la vie sociale telle qu’elle se dessine aujourd’hui? Qui sont ces acteurs et comment les représenter? La refondation de la démocratie sociale ne pourra se faire sans un travail préalable d’observation et d’analyse des enjeux économiques et sociaux contemporains. Quels sont-ils? Quels seront les combats que les acteurs individuels et collectifs auront envie de mener? Comment et avec quelle énergie s’en saisiront-ils? Elle nécessite aussi de remettre en question nos repères sans pour autant faire table rase du passé. Quelles sont dès lors les buttes-témoins à partir desquels un nouveau système pourrait être construit? Nous en citerons brièvement trois.

La négociation tout d’abord. Celle-ci est cardinale en ce qu’elle reconnaît aux personnes le pouvoir de traiter des questions qui les concernent. Il importe de sanctuariser et de renforcer les espaces de négociation. En matière de relations de travail salariées, par exemple, plus personne ne conteste aujourd’hui sérieusement le bien-fondé du mouvement de décentralisation du dialogue social. Reste que pour qu’une discussion se noue, les acteurs doivent pouvoir « moudre leur grain » comme ils l’entendent.

Tel n’est pas l’état du droit aujourd’hui, contrairement à une idée largement partagée. Parce que la « démocratie sociale suppose une respiration, des marges de liberté, des espaces de négociation et donc une forme de retenue législative et judiciaire » 4, un changement de logiciel s’impose. Techniquement, il convient de poser le postulat au terme duquel, sous réserve de respecter des principes fondamentaux, les acteurs dans l’entreprise sont libres de négocier le contenu d’un accord d’entreprise qui se substitue à la loi 5.

Deuxième butte-témoin : l’Agirc-Arrco. Une réussite du paritarisme! Au cours de ses soixante-dix années d’existence, contre vents et marées, le régime de retraite a toujours versé les prestations sans solliciter l’aide de l’État. C’est l’expression aboutie d’un paritarisme de responsabilité dont nous pourrions nous inspirer pour construire et gérer les garanties des risques qui n’ont pas à être couverts par la solidarité nationale – laquelle relève du champ d’intervention de l’État 6.

Un troisième point d’ancrage, certes érodé et peu intuitif, réside dans le dialogue social européen. Peut-on sérieusement imaginer bâtir l’Europe politique sans y associer la société civile? À l’heure où l’Union européenne se cherche un avenir, nous pourrions commencer par élaborer un récit européen, déterminant dans la construction d’une identité européenne. La matière historique, culturelle, politique est là. Les structures existent et les acteurs ne demandent qu’à se saisir de projets.

Les conditions de l’armement de la démocratie sociale

La crise de la démocratie n’est pas dissociable d’une crise de la représentation. « La faiblesse et la division des syndicats expliquent en grande partie les carences de la démocratie sociale “à la française” et pour cause : une démocratie sociale efficace ne peut exister sans le concours des acteurs. » 7

L’acteur syndical est-il incontournable et exclusif? On observe ici et là des formes de représentation, éphémères, non institutionnalisées, portées par les travailleurs eux-mêmes, en marge des organisations traditionnelles : des communautés de travailleurs isolés ou multi-employeurs se développent via les réseaux sociaux, et certaines d’entre elles s’organisent pour défendre leurs droits. Elles constituent autant de périmètres de conjugaison des forces et autant de corps intermédiaires en devenir, indispensables à la médiation et à la structuration de la société civile.

Les acteurs traditionnels vont-ils disparaître? Patronat et syndicats ont encore une carte à jouer. La démocratie sociale, ancrée dans le travail et recentrée sur les réponses à apporter aux difficultés concrètes, ouvre un vaste champ d’innovations, à condition d’accepter d’abandonner le terrain politique et institutionnel – sur lequel ils ont perdu toute crédibilité – au profit du service rendu aux adhérents.

La remarque vaut notamment pour les représentants des entreprises. Il est inutile d’élargir le champ de la négociation collective pour accorder davantage de liberté, si les dirigeants et les DRH se complaisent dans l’application pénible mais somme toute commode d’un arsenal réglementaire illisible, instable et étroit plutôt que d’investir de nouveaux espaces de créativité, de liberté et de responsabilité.

Les acteurs sociaux français sauront-ils se défaire de leurs vieux démons (la culture du conflit, l’autorité, la démission) et entrer de plain-pied dans la négociation sincère et responsable pour construire la démocratie sociale à l’ère numérique? Au fond, existe-t-il meilleur programme pour un syndicat ou une organisation patronale?

Pour conclure

Démocratie politique et démocratie sociale, toutes deux en crise, constituent deux piliers de la démocratie. Ni concurrentes ni équivalentes, elles ont vocation à se nourrir l’une de l’autre pour revitaliser la démocratie.

En ces temps agités où la démocratie est secouée, la question du renouveau de la démocratie sociale mérite d’être sérieusement réinvestie. Une voie prometteuse consiste, selon nous, à rebours des mouvements contemporains, à marquer le territoire de chacune d’elles. D’un côté, la définition des valeurs qu’une société se donne et leur traduction en principes fondamentaux relèvent du champ politique. De l’autre, l’organisation et la définition des conditions de travail et les protections associées relèvent de la liberté et de la responsabilité des acteurs sociaux.

La réflexion est enthousiasmante. Elle nécessite rigueur intellectuelle et changement d'état d'esprit. Ne pas la mener nous conduira tout droit dans les bras du seul État. Démenti aux XIXe et XXe siècles, le député du Tiers état Le Chapelier, selon qui il ne saurait y avoir d’intermédiaire entre l’intérêt individuel et l’intérêt de la Nation, aurait-il ainsi raison au XXIe?



  1. Il appartient à une galaxie de concepts flous et débattus auxquels la démocratie sociale est parfois réduite tels que ceux de « social-démocratie », « paritarisme » ou « dialogue social ». Le premier, très présent dans la doctrine socialiste, vise le projet de société fondé sur des conflits de classes et un rejet du capitalisme. Les seconds désignent les relations et institutions impliquant des représentants du monde du travail.
  2. Jean-Charles Simon, Faut-il en finir avec le paritarisme? Institut de l’entreprise, octobre 2016 (https://www.institut-entreprise.fr/archives/faut-il-en-finir-avec-le-paritarisme).
  3. Pour l’analyse de ces caractéristiques françaises, voir Élie Cohen, Gérard Grunberg, « Le citoyen, le pouvoir et l’État : la double singularité de la culture politique française », Telos, 6 janvier 2020 (https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/le-citoyen-le-pouvoir-et-letat-la-double-singulari.html). Voir aussi les introductions de Richard Robert aux contributions réunies dans Le social et le politique, sous la direction de Guy Groux, Richard Robert et Martial Foucault, CNRS éditions, 2020.
  4. Jean-Denis Combrexelle « Démocratie sociale : les enjeux du futur », in Le social et le politique, op. cit.
  5. Voir la proposition de l’Institut pour l’innovation économique et sociale développée dans son ouvrage Autonomie, responsabilité, solidarité. Comment moderniser les relations professionnelles?, les Ozalids d’Humensis, 2020.
  6. Voir la proposition de l’Institut pour l’innovation économique et sociale développée dans son ouvrage Manifeste pour une protection sociale du XXIe siècle, les Ozalids d’Humensis, 2021.
  7. Guy Groux, Richard Robert et Martial Foucault, « Introduction générale », in Le social et le politique, précité.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/refonder-la-democratie-sociale.html?item_id=5832
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