Philippe ESTÈBE

Directeur d’études à la coopérative de conseil Acadie, ancien directeur de l’Institut des hautes études d’aménagement et de développement des territoires en Europe (Ihédate).

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La démocratie locale entre deux mondes

La démocratie locale est parfois exagérément célébrée pour ses supposées vertus. Concentrée historiquement sur le droit des sols et les affaires locales, elle se perd aujourd’hui dans des intercommunalités dépolitisées. Alors qu’elle se veut plus directe et plus participative, mettant en avant l’habitant à côté du citoyen électeur, elle se dilue dans les procédures. Pour en sortir, il faut faire vivre la démocratie à l’échelle intercommunale.

Créées en décembre 1789, les 44 000 municipalités puis communes végètent longtemps en France sous l’étroite tutelle étatique. Jusqu’au début de la IIIe République, les maires sont nommés par le gouvernement ou les préfets, selon la taille des communes. Jusqu’en 1831, ils sont de simples représentants de l’État à côté d’un conseil lui aussi nommé par les préfets. Peu à peu, la notion de commune se précise. Elles acquièrent la personnalité juridique en 1837, voient leurs prérogatives s’accroître au cours du siècle audelà de la seule gestion des « communaux ». Mais ce n’est qu’en 1882 que les maires sont élus par les conseils municipaux et, en 1884, que la loi confère aux communes la fameuse compétence générale qui élargit considérablement leur champ d’intervention.

À lire ce très rapide résumé de l’accession des communes à la vie démocratique, on pourrait se demander si le titre de cet article est bien choisi. Il aborde en fait une question centrale, celle de la place des communautés locales dans les grandes nations. Cet article l’aborde en trois moments : la commune issue des lois de 1882 et 1884, les anticipations socialistes de la deuxième moitié du XXe siècle, les paradoxes de la réforme territoriale récente. Pour chaque moment, on cherchera à en retracer quelques antécédents généalogiques, à en tirer des éléments substantiels et à envisager leur postérité.

Une démocratie de copropriétaires

La répression de la Commune de Paris de 1871 écarte le projet d’un municipalisme radical, qui posait trois principes : celui du primat de la commune sur l’État (« la commune est la base de tout état politique », déclare le « testament de la Commune » 1) celui de la démocratie directe (« le gouvernement ne peut être que le commissaire du peuple », déclare Rousseau dans le Contrat social), traduite par les notions de mandat impératif et de révocabilité permanente des élus celui enfin de l’identification de la République et du socialisme (« l’autonomie absolue de la commune […] assurant à chacun l’intégralité de ses droits, et à chaque Français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes comme homme citoyen et travailleur », ajoute le « testament »). Sur les ruines de ce rêve de démocratie communale totale, directe, souveraine et sociale, la République des années 1880 pose les bases d’une démocratie libérale communale qui s’oppose point par point aux préceptes des communards de 1871.

Les communards et leurs prédécesseurs socialistes considéraient qu’une véritable démocratie ne pouvait s’exercer qu’à l’échelle de territoires suffisamment peuplés pour que les délibérations et les décisions prennent un sens politique et ne se limitent pas à la gestion des communs. C’est pourquoi nombre de réformateurs, y compris le législateur de 1850, proposent des réformes radicales de la carte communale, de façon à créer des entités qu’ils considèrent comme politiquement viables, avec un minimum de 20 000 habitants 2. Le législateur républicain ne touche pas au découpage communal il le fige. Si les 44 000 paroisses de 1789 sont réduites à 35 000 communes en 1884, ce nombre ne bougera pas par la suite il remonte à 38 000 avec le retour de l’Alsace-Moselle et demeure stable jusqu’en 1950, date à laquelle le nombre de communes entame une diminution. Par ce refus de réforme de la carte communale, le pouvoir républicain joue deux coups politiques : le premier est de s’assurer la fidélité de la France rurale, qui forme encore 60 % de la population dans les années 1880, en lui garantissant une grande autonomie par rapport aux villes le deuxième est de limiter le poids politique des villes en leur interdisant toute extension territoriale.

Ce point territorial acquis permet d’élargir considérablement le champ des interventions communales, par la fameuse clause de compétence générale de la loi de 1884 : « le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune ». Pour la plupart des communes, ce pouvoir n’est qu’apparent puisque, comme l’avaient compris les municipalistes de 1848 et de 1871, le morcellement crée des entités qui n’ont pas les moyens de leur politique et doivent recourir aux béquilles qu’apporte l’État à travers ses services extérieurs. Plus important encore, cette loi libérale et progressiste instaure, dans l’immense majorité des communes françaises, une démocratie de copropriétaires 3. Les conseils municipaux des communes de moins de 1 500 habitants, encore aujourd’hui, comprennent 15 membres, soit alors la quasi-totalité des chefs de familles propriétaires du sol communal. La « compétence générale » de la commune se concentre dès lors sur la gestion du sol, l’attribution des capacités à agir dessus, l’entretien de la voirie et des réseaux, bref, la maintenance et le développement des infrastructures et des droits au service de la propriété privée. Ironique conséquence pratique du principe anarchiste – la terre appartient à ceux qui la travaillent – la commune paysanne républicaine est avant tout l’assemblée des familles propriétaires de la terre.

Cette caractéristique perdure jusqu’à une période récente – en 1971 encore, 45 % des maires sont agriculteurs – puis recule avec l’augmentation de la mobilité résidentielle et professionnelle et la concentration de la propriété foncière dans les communes rurales. Il n’en reste pas moins qu’en 2021 encore, près de 14 % des maires sont agriculteurs (alors qu’ils ne sont que 2 % dans la population active). L’autre aspect, fondamental, de cet héritage de la commune paysanne républicaine, est la forte prégnance du pouvoir communal sur l’usage des sols. Une part importante de la démocratie communale consiste à répartir équitablement les droits à construire entre les familles terriennes : la mise en œuvre du droit de l’urbanisme repose souvent sur les épaules d’un seul maire, soumis à la pression constante de ses administrés, amis et électeurs.

La démocratie des habitants ?

La gauche républicaine était déjà bien ancrée dans les villes sous le second Empire la croissance des villes à partir de la fin du XIXe siècle, dans l’entre-deux-guerres et, plus encore, à partir des années 1950 va contribuer à la renaissance d’un mouvement municipaliste. Ce mouvement prend de très nombreux visages (socialisme ou communisme municipal), tout en présentant deux constantes : le souci du développement des services municipaux et la recherche de formules de démocratie directe. Celles-ci n’auraient sans doute pas satisfait les communards, puisqu’elles n’entendent pas se substituer au régime représentatif, mais à en corriger les défauts, compléter les manques et enrichir les productions. Elles ont cependant le mérite de donner à la démocratie locale un rôle de laboratoire démocratique en créant, à côté de la voix des citoyens – cantonnée à l’usage des droits civiques – la voix des habitants, habilitée à s’exprimer sur la conception, la gestion et l’évolution du cadre de vie, pris dans son acception la plus large.

Si l’entre-deux-guerres voit le développement des unions de quartier, qui tentent d’introduire des éléments de démocratie directe dans la gestion municipale, l’habitant, comme figure de la participation politique, au côté du citoyen électeur, n’émerge finalement que dans les années 1960, autour du mouvement associatif et du cadre de vie. La victoire municipale d’Hubert Dubedout à Grenoble en 1965 constitue le point de départ du mouvement des groupes d’action municipaux (GAM). Entre 1965 et 1973, quelque 240 groupes municipaux sont créés, rattachés plus ou moins directement à la structure nationale des GAM. Grenoble est une exception, les GAM se sont surtout développés dans les communes urbaines des banlieues des grandes villes. Les thèmes qu’ils portent annoncent l’écologie urbaine : défense de l’environnement et des espaces verts contre l’automobile et l’autoroute, lutte contre la spéculation foncière, revendication d’une planification démocratique. Au-delà, par leur style d’action et leurs revendications au nom du « cadre de vie », les GAM viennent perturber le jeu traditionnel des notables et du système de représentation de la démocratie des propriétaires. Pour autant, l’émergence de l’habitant vient d’abord combler une lacune de la représentation il n’en bouleverse pas fondamentalement la donne.

Il ne s’agit que d’une « parenthèse enchantée ». Ces mouvements demeurent minoritaires et ne parviennent pas à construire une alternative crédible au modèle représentatif. Les analyses sociologiques soulignent l’ancrage des GAM dans les « nouvelles classes moyennes » qui réclament leur participation au pouvoir local. Ce sera chose faite aux élections municipales de 1977, lorsque les membres des GAM adhèrent au Parti socialiste et entrent dans les conseils municipaux des villes moyennes nouvellement conquises. L’entrée en politique de leurs membres aura par la suite raison de la vitalité du mouvement, ce dont témoigne l’échec d’Hubert Dubedout aux élections de 1983.

Cet épisode aura eu cependant deux conséquences : celle d’imposer de nouvelles thématiques, qui sont devenues des éléments clés des politiques publiques locales, et celle de pointer l’intérêt, dans les villes, d’enrichir le système représentatif par des techniques participatives qui font désormais partie de l’arsenal classique des pouvoirs publics. Mais ces avancées tactiques masquent une défaite stratégique. En faisant appel à des technologies toujours plus complexes – panel de citoyens, conférence de consensus, débat public, outils numériques –, les dispositifs participatifs se révèlent de plus en plus comme des auxiliaires du système représentatif, à consommer avec modération : les référendums locaux autorisés depuis 2003 sont très peu utilisés et le plus souvent boudés par les électeurs.

L’éclatement de la commune républicaine

Au tournant du XXIe siècle, la démocratie locale prend un sens totalement inédit, avec l’essor de l’intercommunalité à fiscalité propre. Si les formules bien connues – communautés de communes et d’agglomération puis métropoles – ont pour objectif de réduire le morcellement communal et d’augmenter la capacité d’agir des pouvoirs locaux, leur généralisation et la place centrale que ces institutions ont prise dans l’action publique territoriale produisent un effet inédit sur la démocratie locale. Les intercommunalités sont des institutions de deuxième degré, dont le conseil est formé par des délégués des communes membres, « fléchés » depuis 2013 sur le bulletin de vote des élections municipales. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une élection au second degré, mais l’ambiguïté s’accroît, car la commune demeure la circonscription de base. Le débat public se déroule à l’occasion des municipales et porte essentiellement sur des préoccupations communales, alors que nombre d’entre elles relèvent en pratique de compétences communautaires.

Ainsi, la démocratie locale subit-elle une transformation radicale, où se dissocient l’espace de délibération publique et l’espace de décision et de mise en œuvre. En dépit du fléchage des conseillers communautaires et dans certains cas, de la désignation par les partis politiques d’un candidat à la présidence de l’institution intercommunale, les intercommunalités demeurent des espaces fonctionnels dépolitisés, alors qu’elles acquièrent de fait toujours plus de responsabilités et qu’elles deviennent les interlocutrices privilégiées des politiques publiques, nationales et régionales. La commune demeure l’échelon de base au nom du mythe sacro-saint de la proximité.

Or, il y a longtemps que l’espace communal apparaît bien étroit pour contenir la totalité des enjeux que devrait traiter la démocratie locale : « Qui dort décide », tance le sociologue Jean Viard pour dénoncer les limites d’une démocratie représentative fondée uniquement sur la résidence, alors que plus de 60 % des actifs travaillent dans une autre commune que celle de leur domicile. Le modèle jadis imaginé par les républicains craque de partout, sous l’effet des mobilités professionnelles, résidentielles, pour les loisirs ou pour les études. Malgré les déclarations de l’Association des maires de France, les élections locales ne font plus recette, voire se révèlent désastreuses comme celles de 2020 (tenues il est vrai dans des circonstances extraordinaires). Le système représentatif communal, fondé sur un principe de sédentarité et conçu à l’origine pour des paysans propriétaires, ne peut plus à lui seul assurer le cadre de la démocratie locale. Pourtant, les gouvernements intercommunaux peinent à s’inscrire dans une perspective démocratique. Ils doivent eux-mêmes inventer leurs bases de légitimité, d’où le recours aux multiples outils « participatifs », qui à leur tour provoquent la même désaffection que les élections locales. Il est cependant important de souligner que ce sont souvent ceux qui s’abstiennent qui demandent plus de démocratie participative, comme l’ont fait les Gilets jaunes.

La démocratie locale se trouve ainsi prise entre un ancien monde qui ne veut pas mourir et un nouveau monde qui n’a pas encore trouvé l’assise démocratique nécessaire. Notre conviction est que la revitalisation de la démocratie locale ne se résoudra pas seulement par le développement de nouveaux dispositifs techniques plus participatifs. Elle passera par une politisation des enjeux territoriaux. La IIIe République a organisé les conditions d’une dépolitisation de la démocratie locale en rabattant la commune sur des questions purement territoriales les années 1960-1970 ont connu une repolitisation, sous la pression de groupes sociaux porteurs de demandes nouvelles, qui s’est incarnée dans un nouveau socialisme municipal le développement de l’intercommunalité a contribué à dépolitiser le débat local, en le transformant en une arène de transactions entre les communes sur de purs enjeux d’équipement, et d’infrastructures. Il est temps que s’affrontent publiquement des projets territoriaux d’échelle intercommunale et au-delà. Il est temps aussi que les élus reconnaissent les limites de leurs capacités et acceptent la coproduction des politiques publiques avec les citoyens, usagers, habitants 4. L’élection au suffrage universel direct, en une circonscription unique, des présidences d’intercommunalité serait un pas en ce sens.



  1. Connue sous le nom de « testament de la Commune », il s’agit de la Déclaration au peuple français, une communication par laquelle le Conseil de la Commune expose son programme politique le 20 avril 1871.
  2. Il est intéressant de constater que c’est ce chiffre qui a été retenu comme seuil plancher des regroupements intercommunaux en 2014. Coïncidence ou réminiscence?
  3. Bertrand Hervieu et Jean Viard, L’archipel paysan. La fin de la république agricole, éditions de l’Aube, 2011.
  4. Voir par exemple la piste fructueuse des « communs » mise en œuvre dans certaines villes, dont la plus célèbre et pionnière est Bologne, en Italie.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2022-3/la-democratie-locale-entre-deux-mondes.html?item_id=5833
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