Philippe ESTÈBE

Directeur d’études à la coopérative de conseil Acadie, ancien directeur de l’Institut des hautes études d’aménagement et de développement des territoires en Europe (Ihédate).

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L'égalité des territoires : un fantasme ?

Férue d'égalité, la France des territoires bénéficie d'une redistribution à la fois méconnue et contestée. Incarnés par de puissants transferts, plus visibles dans les réalités locales que dans les comptes nationaux, cette redistribution repose sur une idée d'égalité territoriale nourrie de la présence de l'État et des services publics. Infrastructures, administrations, outils de correction des disparités sont là. Mais ne sont plus forcément adaptés à un monde qui change.

Dans tous les pays, la question de l'égalité des territoires se pose dans des termes similaires 1. Partout, à côté des dispositifs de redistribution entre personnes, on trouve des flux monétaires publics qui circulent des territoires riches (ou denses, on y reviendra) vers des territoires pauvres (ou moins denses). On peut distinguer trois grandes catégories de mécanismes :

  • des mécanismes généralistes invisibles
  • des mécanismes généralistes explicites
  • des mécanismes invisibles liés à la mobilité des personnes.

Il est difficile de chiffrer l'ensemble de ces transferts, ou même de qualifier précisément qui sont les gagnants et qui sont les perdants de ces échanges. Nous pouvons en revanche tenter de caractériser ces catégories.

Les transferts généralistes invisibles

Ils sont essentiellement liés au principe d'égalité devant le service public et proviennent de deux sources : le budget de l'État et le fonctionnement des services en réseau. Les flux engendrés par cette catégorie de transferts sont principalement liés à la densité de la population.

Ainsi, maintenir dans l'ensemble d'un territoire aussi divers que la France (avec des densités qui varient de 20 000 habitants au km2 à Paris intra-muros à 15 en Lozère - pour en rester à la France métropolitaine) un certain niveau d'égalité d'accès aux services publics exige des transferts massifs - mais invisibles - depuis les territoires les plus denses vers les territoires les moins denses.

En Lozère, par exemple, on trouve 95 enseignants pour 1 000 élèves, contre 50 à 52 dans les départements de Paris et de la petite couronne parisienne. C'est dans les départements de la « diagonale du vide » (longue bande faiblement peuplée qui va des Ardennes à la Lozère) que l'on trouve la plus forte présence de personnels hospitaliers pour 1 000 habitants : plus de 22 pour 1 000 en Lozère, dans le Cantal, la Corrèze, l'Allier, la Nièvre, l'Yonne, les Vosges et la Meuse 2, contre moins de 14 pour 1 000 dans les départements les plus urbanisés (hormis Paris). Il ne s'agit pas là d'une volonté explicite de discrimination positive en direction des départements les plus ruraux, mais d'un simple effet d'économie d'échelle : il est plus facile de desservir une population groupée et nombreuse qu'une population clairsemée. Cette solidarité invisible, largement masquée dans le budget de l'État, constitue sans doute le premier pilier des efforts implicites d'égalité des conditions d'accès aux services publics.

Le budget de la sécurité sociale est lui aussi un puissant vecteur de redistribution d'un territoire à l'autre. Pour faire simple, même en tenant compte des prestations familiales, les cotisations sont majoritairement perçues dans les territoires densément peuplés, actifs et jeunes et circulent vers les territoires faiblement peuplés, où les taux d'activité sont faibles et les retraités nombreux.

Le deuxième type de transfert, qui procède de la même logique, mais se situe dans le domaine marchand, est administré par les grandes entreprises de réseau. Lorsqu'en 1947 est créée EDF, un débat de fond agite l'entreprise et le gouvernement : si l'on veut un service unifié au plan national, quel est le tarif le plus juste ? Doit-on faire payer le kWh au coût marginal (coût d'un abonné supplémentaire sur le réseau) ou au coût moyen ? Pour les économistes et ingénieurs de l'entreprise, le coût marginal est le plus juste, car il représente le coût réel d'un usager (ici on confond justice et juste prix). Pour les fédérations d'élus qui représentent les propriétaires des lignes électriques, c'est le coût moyen qui est le plus juste (ici, on confond donc justice et égalité). Ce sont ces derniers qui l'emportent : les Français paieront l'électricité au même prix, quel qu'en soit le coût. Le principe prend un peu de temps à se généraliser, mais c'est ainsi que s'établit la tarification de l'électricité en France : quel que soit le lieu du domicile ou du travail, le kWh est au même prix. Ici encore, ce dispositif consiste, de fait, en un transfert massif des économies d'échelle réalisées dans les zones denses vers les zones les moins denses.

Il est difficile de chiffrer l'ampleur de ces transferts invisibles, mais on peut faire l'hypothèse qu'il s'agit de la masse financière la plus importante consacrée à l'égalité territoriale.

Les transferts généralistes explicites

Partout dans les pays les plus riches existent, à côté des transferts invisibles, des mécanismes budgétaires de redistribution explicite entre les territoires. Pour faire simple, il s'agit de prendre aux plus riches pour donner aux plus pauvres. On parle alors de péréquation, qui peut être de deux types : péréquation verticale (le budget de l'État avantage certains territoires en raison de caractéristiques spécifiques) et péréquation horizontale (les budgets des territoires les plus riches sont écrêtés, l'excédent étant redistribué aux territoires les plus pauvres).

Le deuxième type de péréquation est le plus facile à caractériser, car il est plus lisible que le premier. Il est installé de longue date en Allemagne par exemple, où se pratique un écrêtement des budgets des Länder les plus riches, dont le résultat est redistribué aux Länder les plus pauvres, moins denses (globalement les Länder de l'Est) ou ayant des besoins supérieurs (les trois villes-États de Brème, Hambourg et Berlin).

En France, plusieurs fonds de péréquation coexistent entre les territoires, le dernier en date est le fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC). Les budgets des intercommunalités sont ponctionnés ou dotés en fonction de leur potentiel fiscal agrégé. En 2019, 419 groupements intercommunaux étaient contributeurs nets et 759 bénéficiaires nets. Ce fonds, qui redistribue environ 1 milliard d'euros entre les intercommunalités, ne joue néanmoins pas dans la même catégorie que le mécanisme allemand, qui redistribue entre 8 et 9 milliards d'euros chaque année.

C'est qu'en France, il existe un deuxième mécanisme de péréquation, vertical celui-là, du budget de l'État vers celui des collectivités territoriales (communes, groupements de communes, départements, régions). La péréquation a valeur constitutionnelle en France depuis 2012 pour « favoriser l'égalité entre collectivités territoriales ». Chaque année, 2,3 milliards d'euros environ sont redistribués aux différents échelons. Ce système est d'une complexité extrême, en dépit des « simplifications » dont il a fait l'objet. Il passe principalement par la dotation globale de fonctionnement (DGF), qui comprend, pour chaque échelon, une part forfaitaire et une part de péréquation. Les critères de péréquation sont tellement nombreux que le tout forme un ensemble touffu et obscur. Ils peuvent concerner la pauvreté (comme la dotation de solidarité urbaine ou la dotation de péréquation urbaine), la population (dotation de solidarité rurale), les fonctions (dotation « bourgs-centres »), etc. Avec le temps, la multiplication des critères et le développement des fonds de compensation de taxes dégrevées ou supprimées (comme la part salariale de la taxe professionnelle), l'effet de péréquation s'est émoussé. Il est estimé que ces mécanismes réduisent d'environ 40 % les différences de pouvoir d'achat entre les communes, et surtout, par le jeu des compensations, la DGF tend à pérenniser les situations antérieures des communes, ce qui crée des rentes de situation. Au final, ce mécanisme « explicite » devient d'une grande opacité et entraîne bien des interrogations sur son efficacité.

La redistribution par la mobilité

Laurent Davezies a mis en évidence l'importance des transferts financiers qui ne passent pas par les budgets publics, car ils sont liés à la mobilité des personnes : les migrants alternants (les fameux « navetteurs » entre leur domicile et le lieu de travail), les touristes, les retraités, les étudiants, bref, tous ceux qui bougent au quotidien, dans la semaine ou en saison touristique, sont de véritables transporteurs de fonds, qui perçoivent leurs revenus dans un territoire et en dépensent une partie ailleurs 3.

Ces flux s'alimentent à la spécialisation fonctionnelle des différents espaces (productif, résidentiel, touristique, etc.), à la dissociation domicile-travail et à la généralisation de la mobilité. Ils constituent sans doute la masse financière redistribuée la plus importante, en même temps qu'ils tissent des liens de solidarité implicites entre les territoires. Davezies et Talandier ont mis en évidence ce qu'ils appellent des « systèmes productivo-résidentiels » qui unissent les grandes villes à leur environnement par le jeu de ces déplacements.

La contestation des dispositifs de transferts interterritoriaux

Ces mécanismes et phénomènes existent ainsi, sous des formes diverses, dans tous les pays européens. Ils sont cependant de plus en plus contestés de tous côtés.

Dans les pays européens, la contestation la plus visible et audible vient des territoires les plus riches, qui s'estiment lésés, au profit de territoires moins développés, considérés dès lors comme des « boulets ». Cette mise en question de la solidarité entre territoires peut aller jusqu'à souhaiter la sécession, comme en Catalogne, en Flandre, voire (mais pour des raisons plus complexes) en Écosse. En Italie, le succès de la Ligue du Nord s'est bâti sur une mise en cause vigoureuse de la redistribution Nord-Sud en Allemagne, les cinq Länder contributeurs nets ruent dans les brancards, considérant que la redistribution vers l'est du pays les prive des fruits de leurs efforts de développement économique. En France, ce type de contestation n'existe pas, ou peu - on voit mal la région parisienne quitter la République - même si, çà et là, il existe quelques tentatives pour chiffrer la contribution des très grandes villes au revenu des territoires voisins.

La principale contestation vient, en France, des territoires bénéficiaires net des transferts, qui s'estiment injustement traités par rapport aux grandes villes. Il est vrai que les réorganisations successives des cartes administratives, sanitaires et ferroviaires (voire celle des finances publiques et de la sécurité) ont engendré chez certains élus un sentiment de perte, de déclassement et d'abandon. Sans doute l'érection de certaines villes au statut de métropole a-t-elle pu donner le sentiment de la création d'une catégorie d'élite dans l'ensemble territorial français, peu appréciée du fond de la classe. On l'a vu, si l'on raisonne en effectifs, les territoires les moins denses ne sont pas abandonnés par la République. Nous percevons ici ce que Tocqueville appelle le paradoxe de l'égalité : plus les différences s'amenuisent, plus le sentiment d'injustice grandit.

Mais il est un autre paradoxe, celui de l'évolution technique. Prenons deux exemples. Lorsque tout le territoire est raccordé au réseau téléphonique classique (le fil de cuivre), chacun s'estime satisfait car, peu ou prou, la qualité de communication est la même en Lozère qu'à Lyon. La technologie de l'ADSL, invention géniale par ailleurs, est, elle, très dépendante de la distance de l'usager aux nœuds du système de télécommunication. Les abonnés les plus éloignés se sentent défavorisés par rapport aux urbains qui bénéficient d'un meilleur service. Autre exemple : la desserte ferroviaire du territoire était, en 1910 parfaitement égalitaire, au sens où le rapport distance-temps était quasiment le même partout la mise en service de la grande vitesse déforme les isochrones et le rapport espace-temps. En vitesse relative, Clermont-Ferrand est plus éloigné de Paris aujourd'hui qu'en 1910.

Enfin, les réorganisations de la carte administrative, sanitaire, sécuritaire procèdent certes de la volonté de rationaliser l'offre (et pas seulement de faire des économies, sinon, cela se verrait sur la part des prélèvements obligatoires dans le PIB), et, dans le domaine de la santé, des investissements techniques de plus en plus lourds pour faire face aux demandes croissantes. Mais ces réorganisations procèdent aussi des mouvements de population qui transforment la géographie et, surtout, du consumérisme territorial qui semble être devenu une règle dans nos comportements. Ne sommes-nous pas tous à l'affût des meilleurs services (y compris publics) et pour cela, prêts à parcourir des distances plus longues ? Et si la géographie des bureaux de poste évolue, n'est-ce pas parce que nous n'envoyons plus de lettres ? Facebook et Instagram ont sans doute fait plus de mal aux « messagers de l'amour » (ainsi appelait-on les facteurs) que les jansénistes de Bercy.

Quelques pistes ?

Peut-être pourrait-on réfléchir autrement.

D'une part, il n'est pas certain que la mobilité continue de croître, pour de nombreuses raisons : vieillissement de la population, recherche de sédentarité, stratégie climatique, etc. La question de la proximité et de l'égalité d'accès aux services se posera sans doute autrement.

D'autre part, il est sans doute possible de faire évoluer les mécanismes de péréquation en direction des collectivités territoriales pour les rendre plus simples, plus lisibles et plus efficaces. Déjà, la réduction drastique du nombre d'entités territoriales, du fait de la couverture totale en intercommunalités, simplifie le dispositif. Il est plus facile de produire de l'égalité entre 1 200 entités qu'entre 36 000. L'introduction de la variable « revenu des ménages » dans le FPIC constitue elle aussi un progrès : on ne considère pas seulement le territoire, mais aussi les gens qui y vivent.

Cependant, il faut admettre que l'on ne peut pas avoir systématiquement la proximité et la meilleure qualité possible du service. Dans les secteurs de la santé, de l'enseignement, de la recherche, de la culture, les hiérarchies demeureront, malgré les progrès du numérique et des télécommunications permettant l'accès « à distance ». La distribution généreuse d'établissements d'enseignement supérieur dans les villes moyennes 4 n'épuise pas le besoin de mobilité des jeunes. La présence de médecine de proximité n'épuise pas la nécessité des plateaux techniques sophistiqués. Les politiques de diffusion culturelle n'épuisent pas le besoin de centres de création et de production.

De ce fait, on pourrait réfléchir non seulement en termes d'égalité des territoires mais aussi d'égalité par les territoires : comment s'organiser, à des échelles à définir, pour que chacun où qu'il se trouve puisse accéder aux services et aux équipements nécessaires à la réussite de son parcours de vie ? Autrement dit, comment donner autant d'importance aux trajectoires qu'aux territoires ?



  1. Pour quelques traits français, voir Philippe Estèbe, L'égalité des territoires. Une passion française, PUF, 2015.
  2. Hors médecins libéraux, qui ont le choix de leur installation et que l'on retrouve en masse dans les départements littoraux et du sud du pays.
  3. Voir, en particulier, Laurent Davezies, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Seuil, 2008 ; Laurent Davezies et Magali Talandier, L'émergence de systèmes productivo-résidentiels. Territoires productifs - territoires résidentiels : quelles interactions ?, la Documentation française, 2014. Sur le même sujet, voir également Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile. Intercommunalité et démocratie locale, PUF, 2008.
  4. La distance moyenne d'un individu à un établissement d'enseignement supérieur (tous établissements confondus) est de 24 km.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-3/l-egalite-des-territoires-un-fantasme.html?item_id=5727
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