Simon LANGLOIS

Professeur de sociologie à l'université Laval de Québec (Canada).

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Le local au Canada

Faite d'une grande diversité de provinces, d'identités et de législations, la fédération canadienne se caractérise par son niveau de décentralisation. Le Canada se distingue également par la promotion du multiculturalisme, la valorisation de la proximité, le recours aux coopératives, la reconnaissance des nations autochtones. Mais tous ces aspects du local ne vont pas sans interrogations ni problèmes.

La question du local prend au moins cinq formes différentes au Canada. Elle a inspiré d'abord l'architecture constitutionnelle du pays depuis 1867, date de la réunion de quatre provinces nord-américaines jusque-là autonomes. La Constitution canadienne porte cette empreinte locale. Ensuite, cette dimension est, de nos jours, liée au multiculturalisme dont le Canada est le promoteur depuis le milieu des années 1970. Une troisième forme s'est imposée à cause de la dualité nationale du pays, afin de prendre en compte les besoins et les aspirations des Canadiens français, qui ont notamment développé le système coopératif. Au XXe siècle, la question autochtone a forcé le pays à accorder plus d'importance et d'autonomie aux diverses nations amérindiennes dispersées sur tout le territoire, reconnaissant leurs spécificités propres. Enfin, le local s'est imposé de manière nouvelle au XXIe siècle dans le système de production, notamment alimentaire.

Le fédéralisme et les différences locales

La question locale s'est imposée d'abord comme une nécessité en raison de contraintes historiques, mais surtout à cause de contraintes géographiques. Pays disposant de la plus grande superficie sur la planète après la Russie, le Canada a été amené à décentraliser les lieux de décision sur les affaires à portée locale ainsi que les services aux citoyens, adoptant le fédéralisme en tant que régime constitutionnel décentralisé. Ses dix provinces et ses deux grands territoires nordiques ont obtenu des pouvoirs qui ont favorisé le développement du localisme et ont conforté l'affirmation de différences régionales.

Les provinces canadiennes jouissent de pouvoirs étendus. Elles gèrent elles-mêmes les secteurs de la santé, de l'éducation, des affaires sociales (politiques de solidarité), de même que les affaires municipales. Certaines juridictions sont partagées entre les États provinciaux et le gouvernement fédéral, comme les affaires culturelles. Le Québec administre ainsi de manière autonome environ 55 % de l'assiette fiscale totale des deux ordres de gouvernement sur son territoire.

Les provinces canadiennes ont adopté au fil des ans des politiques différentes. Quelques exemples, certains un peu triviaux, illustreront ces particularités locales. La taxe provinciale de vente varie d'une province à l'autre, étant nulle en Alberta - pays du pétrole - et plus élevée au Québec (9,5 %), en plus de la TVA fédérale, uniforme dans tout le pays. La procréation assistée est permise au Québec, mais non dans certaines provinces canadiennes. La bière est vendue dans les magasins d'État en Ontario, qui en ont le monopole, alors qu'elle est disponible dans les épiceries québécoises cependant, on ne peut pas acheter de bière dans une province et l'« exporter » dans une autre, pourtant voisine. C'est là une particularité curieuse dans un pays qui vient de signer un nouvel accord de libre-échange avec les États-Unis !

Le multiculturalisme et le local

Le Canada est le pays le plus ouvert à l'immigration internationale, accueillant environ 350 000 nouveaux arrivants chaque année, pour une population de 37,5 millions d'habitants, soit l'équivalent des passagers de deux gros avions Airbus chaque jour.

Le multiculturalisme canadien évolue en ce moment vers la promotion des différences culturelles. Le gouvernement libéral de Justin Trudeau joue à fond cette carte de la diversité, qui s'exprime au plan local de diverses manières. Les immigrants d'origine chinoise ont créé plusieurs « chinatowns » dans les grandes villes. Diverses formes de communautarisme ont émergé, comme c'est le cas pour les hindous à Vancouver. Bon nombre d'immigrants d'Afrique du Nord revendiquent la reconnaissance de leurs particularités culturelles et religieuses. Le communautarisme n'est pas l'objet de vifs débats au Canada anglais, bien que les enquêtes commencent à révéler de réelles préoccupations pour la cohésion sociale.

De son côté, le Québec privilégie l'interculturalisme, soit une forme de reconnaissance de la diversité ethnoculturelle, mais au sein de la majorité nationale francophone à laquelle les nouveaux arrivants sont appelé à s'intégrer. Ainsi, le Québec impose aux enfants des nouveaux arrivants la fréquentation des écoles primaires et secondaires du réseau scolaire francophone, le libre choix de la langue d'enseignement intervenant à partir du collège et à l'université.

Le local et la question nationale

Le Canada est un pays officiellement bilingue (anglais-français). Le Canada anglo-britannique et le Canada français d'autrefois ont, chacun de leur côté, été l'objet d'une entreprise de refondation nationale peu commune en Occident.

L'affirmation nationale québécoise est à l'origine de différentes formes de localisme. Les politiques et les pratiques d'achat local - appelé « l'achat chez nous » - ont été adoptées pendant la première moitié du XXe siècle afin de mettre fin à l'infériorité économique des Canadiens français. La société de consommation au Canada a d'abord été le fait de grandes sociétés américaines et anglo-britanniques - Sears, Simpsons, Eaton, Kresge, etc. - et les sociétés francophones naissantes ont joué la carte de « l'achat chez nous » afin d'attirer une clientèle de langue française.

Peu à peu, l'avènement de grands groupes contrôlés par les francophones a contribué à la régression de la promotion ouverte de « l'achat chez nous ». Celle-ci est cependant restée dans la mémoire collective. Ainsi, l'achat en 2019 du groupe québécois Rona, dans le secteur de la quincaillerie, par la multinationale américaine Lowe's a créé une certaine émotion, et le Premier ministre François Legault a préconisé, à mots à peine voilés, que les consommateurs devraient « acheter québécois », chez d'autres marchands, de propriété québécoise.

La vente de Rona à des Américains est porteuse d'enseignements sur la question locale. En effet, l'entreprise comprenait des magasins de grande surface mais elle agissait aussi comme grossiste pour un grand nombre de magasins plus petits, dans les quartiers urbains et les petites villes. Or, l'entreprise américaine n'exploite que de grandes surfaces aux États-Unis et elle gère mal ses liens avec les anciens petits propriétaires locaux de Rona. Lowe's ne parvient pas à bien comprendre les besoins et les attentes de ces derniers et elle a décidé, à la fin de l'année 2019, de cesser ses liens avec 34 magasins au Canada, dont 12 au Québec. Elle a, de plus, délocalisé les services informatiques canadiens de Boucherville (près de Montréal) vers Bangalore, en Inde. Cependant, d'autres sociétés de taille moyenne québécoise et canadienne comme BMR ou HomeHardware ont entrepris de combler le vide laissé par l'américaine en jouant la carte du local. Cette stratégie emporte déjà une bonne adhésion, tant au Québec qu'ailleurs au Canada. Certains analystes financiers mettent en doute le modèle d'affaires de Lowe's, qui risque de connaître le même sort que Target. Celle-ci avait complètement raté son implantation au Canada dans les années 2000, faute d'avoir compris la culture de consommation de ce pays.

Le nationalisme économique touche aussi une corde sensible chez les Canadiens anglais, comme le montre la publicité de la société Canadian Tire, un grand groupe de distribution de produits liés à l'automobile, qui s'affiche « truly canadian ». L'économie canadienne devant composer avec un grand nombre de géants américains, cette entreprise joue la carte de l'identification nationale, mais aussi locale en établissant des liens étroits avec l'environnement des magasins.

La coopération, voie privilégiée du local ? Oui, mais...

Le modèle coopératif dans le système de production, le système financier ou encore dans le secteur de l'habitation a constitué une voie privilégiée pour le développement d'initiatives locales au Canada, et en particulier au Québec. Pourquoi dans la Belle Province en particulier ? À cause de l'infériorité économique des Canadiens français, typique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Ces derniers disposaient d'un faible accès aux capitaux nécessaires au développement économique, largement aux mains des sociétés anglo-britanniques et américaines. Aussi, les Canadiens français ont-ils mis sur pied un grand nombre de coopératives afin d'offrir à leurs concitoyens des services financiers (caisses populaires), des services d'assurance et pour développer l'économie agricole. Ces premières coopératives ont été des modèles d'une économie alternative et locale, contrôlée par les sociétaires.

Les coopératives étaient, à l'origine, de taille modeste et dispersées sur le territoire québécois surtout. Elles ont connu un essor spectaculaire au XXe siècle. Ce fut le cas en particulier pour le mouvement des caisses populaires Desjardins, devenu l'un des plus importants groupes financiers du Canada.

De son côté, les coopératives agricoles ont fusionné et donné naissance à de véritables géants dans le domaine agro-alimentaire, comme la Coopérative fédérée du Québec, au point que les critiques leur reprochent d'être en rupture avec le modèle coopératif. Ces grandes coopératives financières ou agricoles - toutes issues de petites entités locales - s'apparentent à leurs contreparties capitalistes. Elles se soucient de rendement sur l'avoir investi, de productivité, de gestion efficace des modes de production, etc.

Les grandes coopératives ont-elles renoncé aux idéaux localistes qui leur ont donné naissance ? Oui et non. Oui, si l'on s'en tient au seul critère de la taille des entreprises, qui ne peuvent pas être gouvernées ni gérées à la manière d'autrefois. Non, si l'on considère que les coopératives sont toujours la propriété de milliers de membres coopérants, qu'elles ne sont pas côtées en Bourse, ou encore qu'elles versent chaque année des trop-perçus (l'équivalent des bénéfices des sociétés par actions) à leurs milliers de membres. Cela dit, par leur taille, les coopératives se sont éloignées du modèle local au sens où on l'entend de nos jours.

Le local et la question autochtone

La question autochtone est incontournable dans l'univers politique canadien, forçant l'adoption d'une approche qui favorise le local. Il y a au pays 652 bandes amérindiennes qui parlent 57 langues différentes. Au Québec seulement, les douze premières nations parlent autant de langues différentes. Certaines d'entre elles sont presque en voie d'extinction, mais la majorité fait preuve d'un grand dynamisme et d'un fort sentiment national propre.

Les nations autochtones du Canada sont jalouses de leur autonomie vis-à-vis des pouvoirs provinciaux et fédéral. Elles revendiquent des pouvoirs propres - plus précisément, la capacité d'agir sur elles-mêmes - notamment en matière de santé, d'éducation et de gestion politique de leurs affaires internes. Le gouvernement central (Ottawa) leur accorde des subventions qu'elles gèrent avec une assez grande autonomie, parfois sans véritable contrôle du vérificateur général canadien.

Les nations autochtones valorisent leur autonomie les unes par rapport aux autres, car leur niveau de développement est fort inégal et parce que leurs revendications sont très souvent différentes, parfois conflictuelles. Par exemple, les Innus (autrefois appelés Montagnais) et les Hurons du Québec ont des prétentions antagoniques sur les territoires situés au nord de la ville de Québec.

Les premières nations se sont donné des gouvernements autonomes. Certaines ont passé des ententes avec les deux ordres de gouvernement (provincial et fédéral) afin de gérer ce qui touche leur vie quotidienne, notamment en matière de santé, d'éducation et de services municipaux. Elles sont en voie d'inventer de véritables gouvernements locaux disposant de pouvoirs et de moyens situés quelque part entre ceux dont disposent une municipalité et une province. Ainsi, certaines d'entre elles appliquent des lois inspirées de leur culture ancestrale, notamment en matière de droit pénal. Ces pratiques sont inégalement développées et le Canada expérimente des aménagements spécifiques dans différents domaines. Bref, le localisme va marquer la vie autochtone dans les années à venir. Sur ce plan, le Canada fait œuvre de modèle à suivre pour un grand nombre d'autres pays dans lesquels se trouvent des premières nations ou des nations aborigènes, comme c'est le cas en Amérique latine, en Australie ou en Océanie.

Le nouveau sens du local

Le local a acquis un sens nouveau depuis le début du XXIe siècle. Il désigne désormais la tendance à acheter les produits de proximité, notamment en agriculture et dans le secteur de l'alimentation, mais aussi dans d'autres domaines comme les vêtements ou les meubles. L'achat local s'appuie sur les valeurs nouvelles comme la sécurité alimentaire, le respect de l'environnement ou encore la qualité artisanale.

L'immigration a largement favorisé le développement du local dans l'alimentation. C'est évident pour les produits ethniques mais aussi pour plusieurs types de productions. Ainsi, des immigrants français, italiens et allemands ont-ils largement contribué à développer le secteur vinicole dans le sud du Québec, en Ontario et en Colombie-Britannique. Le Canada produit maintenant des vins de bonne qualité dans des vignobles de petite taille dont les produits - encore en faible quantité, comparativement aux productions européennes - sont vendus localement en bonne partie. Il en va de même pour le fromage, dont la variété et les quantités produites ont augmenté de manière phénoménale dans les années récentes. Cette fois encore, le savoir-faire des immigrants a été mis à contribution, joint aux initiatives des entrepreneurs locaux.

Conclusion

Le local a conservé ses lettres de noblesse et même en a acquis de nouvelles dans le contexte contemporain de mondialisation de la consommation. La promotion du local prend appui sur des valeurs nationales assez traditionnelles, comme autrefois. Celles-ci sont loin d'être disparues, comme l'indiquent les quelques exemples évoqués ici. Le local est aussi porté par des valeurs et des préoccupations nouvelles, comme la sécurité, le respect de l'environnement et la qualité. Le cas canadien montre que la valorisation du national et l'intérêt pour la proximité sont devenus des clés maîtresses pour le développement de tout ce qui est local dans le système économique contemporain.

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