Sandra HOIBIAN

Directrice générale du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC).

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L'inscription locale, gage de cohésion sociale

Loin d'être un marqueur de repli, l'inscription dans une communauté locale n'est pas d'abord vécue comme un rempart qui protège ou qui enferme. La valorisation du local constitue plutôt le signe d'un lien favorable avec autrui. Une telle inscription joue le rôle de marchepied pour faire société au niveau local certes, mais également au plan national voire international.

La communauté locale est aujourd'hui présentée comme un nouvel eldorado au sein de systèmes de valeurs très divers. Les « éco-anxieux » y voient une planche de salut pour la planète en réinscrivant la production et la consommation au niveau local. Certains altermondialistes considèrent qu'organiser la production localement constitue une opportunité pour sortir d'un système capitaliste ultra-spécialisé au niveau mondial, entraînant une dépendance jugée délétère à des multinationales, des chaînes de distribution ou des cours boursiers. D'autres voient l'inscription dans le local comme un moyen de sauvegarder l'emploi sur les territoires. D'aucuns y discernent un espoir pour un renouvellement démocratique, les maires étant les derniers responsables politiques à conserver un peu de crédit aux yeux de la population. Certains, enfin, espèrent que le territoire puisse être un nouvel espace pour retisser du lien dans une société fragilisée et minée par la peur de l'autre.

Différents discours assemblent ces éléments divers dans un tout, le local étant proposé comme un échelon favorable à la convergence des impératifs écologique, économique, politique et social. Le film Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, par exemple, donne à voir des exemples concrets de cette convergence. À l'autre bout du spectre politique, le Rassemblement national prône également le localisme comme moyen de reconstruire des frontières économiques et culturelles (et depuis peu également écologiques) afin de lutter contre la menace d'une uniformisation culturelle planétaire. Le local offrirait ainsi une nouvelle terre promise aux nostalgiques d'une époque où les identités auraient été préservées d'une mixité jugée dangereuse.

Dans son ouvrage The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, paru en 2017, le journaliste anglais David Goodhart propose une grille de lecture de la montée du populisme dans de nombreux pays, en opposant les personnes mobiles, instruites, à l'aise avec la mondialisation et capables de vivre partout, qu'il dénomme les Anywhere (ceux de partout) avec les personnes ancrées dans un territoire, les Somewhere (ceux de quelque part), qui seraient repliés sur une identité figée, rejetant l'immigration et la construction européenne 1.

L'enquête « Conditions de vie et aspirations » du Crédoc permet d'analyser l'articulation des valeurs des personnes qui revendiquent l'appartenance à une communauté locale. Elle montre que les personnes qui se sentent appartenir à une communauté locale sont loin d'être repliées sur une vision défensive de l'identité. Au contraire, l'appartenance à une communauté locale semble s'inscrire dans une multitude de liens sociaux variés, un plus grand engagement citoyen, une plus grande ouverture à l'altérité, ainsi qu'à la mondialisation.

La France, premier espace territorial d'attachement

Précisons, en amont, et malgré l'engouement médiatique et politique actuel pour le local, que nos concitoyens sont, d'abord et avant tout, attachés à l'échelon national. Depuis la Révolution, la nation est l'espace de référence pour définir l'identité, la culture et les droits. Le discours jacobin centralisateur cherche à mettre fin à l'archaïsme des provinces de l'Ancien Régime, avec pour horizon la quête de l'égalité et l'unité du pays. Lorsqu'on interroge les Français sur l'espace territorial auquel ils ont le sentiment « d'appartenir avant tout », « la France » (39 % des réponses) arrive clairement en tête des réponses. L'inscription dans le territoire national a même tendance à s'affirmer au cours du temps. Tandis que l'inscription dans le local, la commune, le quartier, deuxième échelon d'attachement, a plutôt tendance à s'amenuiser au cours des quinze dernières années.


Auquel de ces lieux avez-vous personnellement le sentiment d’appartenir avant tout ?

Source : Crédoc, enquêtes « Conditions de vie et aspirations » 1999, 2011, 2013, baromètre Drees (les items de réponses étaient légèrement différents en 1999, dans la mesure où l’on ne proposait pas les réponses « le département » ou « un autre pays que la France »)


Au niveau européen, les Français sont aussi loin d'être les champions du local : 60 % déclarent qu'ils se sentent « proches des personnes qui vivent dans [leur] quartier ». L'opinion est majoritaire, mais bien moins répandue que dans de nombreux pays, qu'il s'agisse de l'Espagne (74 %) ou de la Suède (71 %) par exemple.


« Je me sens proche des personnes qui vivent dans mon quartier » (réponses positives, en pourcentage)

Source : Crédoc, à partir de l’enquête européenne sur la qualité de vie de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2016.


Une cohésion sociale chancelante

Cet attachement à l'échelon national n'est pas suffisant pour constituer le fondement d'une unité de destins, de valeurs, et un sentiment d'union sociale. La multiplicité des mouvements sociaux en France et leurs revendications souvent divergentes le rappellent régulièrement. De manière plus profonde, d'enquête en enquête, huit Français sur dix dépeignent une cohésion sociale fragile. Au-delà des perceptions parfois très pessimistes de nos concitoyens, les données montrent une progression de la méfiance envers autrui, méfiance nuisible à la cohésion sociale comme l'ont démontré de nombreux travaux 2. Or, la confiance est indispensable aux relations sociales : dans l'entreprise, elle est l'un des rouages de la coopération dans l'économie, elle est un facteur de fluidité des marchés au niveau social, elle est une condition pour qu'une démocratie fonctionne et concernant la protection sociale, elle constitue un des fondements de l'adhésion à la solidarité. Pendant plusieurs années, la population se divisait en France en deux groupes (confiants et méfiants) d'un poids quasi équivalent. Depuis 2017, la méfiance envers autrui gagne sensiblement du terrain. Seuls 35 % déclarent aujourd'hui qu'il est possible de faire confiance aux autres. Soit 6 points de moins qu'en 2017 et 12 points de moins qu'en 2016.


La confiance en autrui se détériore

Source : Crédoc, enquêtes « Conditions de vie et aspirations »


Le recours au local, une protection ou un souhait d'efficacité ?

Le local est-il aujourd'hui le signe de cette cohésion sociale fragilisée, proposant un espace de repli dans un monde insécurisant ? Les personnes se décrivant comme attachées au local sont-elles dans un rapport défensif face à la détérioration du climat, à la fin du monde annoncée ? Sont-elles à la recherche d'une identité d'antan plus ou moins fantasmée ? En un mot, l'inscription territoriale est-elle un des nouveaux signes du repli d'une grande part de nos concitoyens face à un monde de plus en plus complexe et insécurisant ?

Peu de facteurs socio-démographiques distinguent les 20 % de Français qui déclarent avoir le sentiment d'appartenir à une communauté liée à leur commune, à leur quartier, des personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette inscription. Les catégories avec un niveau de vie supérieur au niveau de vie médian, les septuagénaires et les habitants de zone rurale y sont un peu plus nombreux, mais on y trouve toutes les tranches d'âge, catégories d'agglomération, professions ou classes sociales dans des proportions assez proches, somme toute, de la population dans son ensemble.

Ce qui distingue ceux qui se revendiquent d'une communauté locale, c'est avant tout leur souhait d'agir dans l'optique d'un impact positif sur le monde.

Ils sont plus nombreux à être investis dans une activité associative, qu'elle soit liée aux loisirs (sportive, culturelle) ou à des activités humanitaires, sanitaires ou sociales. Ils se montrent également plus soucieux des questions environnementales et plus intéressés par les modes d'engagement nouveaux, comme les possibilités de finance participative.


Agir au niveau associatif ou participatif est plus fréquent chez les personnes qui se sentent appartenir à une communauté locale

Source : Crédoc, enquête « Conditions de vie et aspirations », début 2018.


Ceux chez qui le sentiment d'appartenance est plus marqué adhèrent fortement à l'idée d'une mise en mouvement de chacun, et d'un impact de chacun sur la société dans son ensemble. Pour eux, avoir un projet est un moyen de sortir du quotidien, de donner un sens à la vie, d'en être pleinement acteur, de renforcer les liens avec son entourage. Ils se distinguent surtout par le sentiment qu'avoir un projet est un moyen « d'avoir une action positive sur le monde ».


Avoir un projet permet d’avoir une action positive sur le monde pour les « tenants du local »

Source : Crédoc, enquête « Conditions de vie et aspirations », début 2018.


Ces engagements se cumulent avec une participation citoyenne plus classique. Les tenants de la communauté locale ne se situent pas en rupture avec le système démocratique actuel. Au contraire, ils sont plus nombreux à avoir voté aux deux tours de la dernière élection présidentielle et aux législatives.

La commune, le quartier : une communauté dans la société

Autre donnée instructive, l'inscription dans une communauté locale ne se fait pas contre l'immigration, la diversité des cultures et des origines ni même la mondialisation, mais bien avec. Les personnes se sentant appartenir à une communauté locale sont plus nombreuses à voir la diversité des cultures et des origines comme une richesse plutôt que comme une difficulté. Elles appellent davantage de leurs vœux, par rapport au reste de la population, l'intégration des immigrés plutôt que leur départ.

Le sentiment d'appartenir à une communauté de quartier, loin d'être un signe de repli, s'articule avec une identité multiple et ouverte sur de nombreuses autres appartenances : 66 % des personnes considérant faire partie d'une communauté locale déclarent faire également partie d'une communauté liée à leur pays d'origine ou au pays d'origine de leurs parents contre seulement 18 % du reste de la population 41 % ont également le sentiment de faire partie d'une communauté liée à leur profession (+ 28 points par rapport aux autres), 35 % à leur religion (+ 26 points).

Ces personnes décrivent aussi une vie sociale plus riche : elles sont plus nombreuses à rencontrer régulièrement des membres de leur famille (84 %, + 6 points), beaucoup plus nombreuses à recevoir des amis au moins une fois par mois chez elles (64 %, + 15 points). Elles déclarent plus généralement une attention particulière à la société dans son ensemble : 26 % (+ 6 points) estiment que la cohésion de la société est très importante pour elles.

Enfin, et possiblement en liaison avec leurs liens sociaux multiples et internationaux, 56 % d'entre elles voient plutôt des avantages à la mondialisation des échanges (+ 10 points par rapport au reste de la population).

Déjouant l'opposition entre les Somewhere et les Anywhere, l'analyse fouillée de l'enquête « Conditions de vie et aspirations » montre donc que, loin des préjugés, l'inscription des individus dans le local ne se retrouve pas chez des personnes en opposition ou en retrait du reste de la société ou en rejet de l'altérité, mais trouve un écho chez des individus plutôt ouverts à la diversité, à la mondialisation, et surtout gouvernés par le souhait d'être acteurs dans la société.


La diversité des cultures et des origines, plutôt une richesse selon les personnes qui disent faire partie d’une communauté liée au quartier, à la commune

Source : Crédoc, enquête « Conditions de vie et aspirations », début 2018.



  1. Voir la traduction française, David Goodhart, Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale, Paris, Les Arènes, 2019.
  2. Voir par exemple Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit, éditions Rue d'Ulm, 2007.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-3/l-inscription-locale-gage-de-cohesion-sociale.html?item_id=5729
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