Tentations de sécession en Europe
Partout dans le monde émergent des mouvements favorables à de nouvelles scissions et recompositions territoriales. L'Union européenne connaît de fortes tensions et revendications en faveur du local. Les dynamiques de fragmentation s'y nourrissent à la fois d'appels à la reconnaissance d'identités locales mais aussi du développement de formes puissantes d'égoïsme territorial.
Au cours du XXe siècle, on a vu le nombre de nations souveraines dans le monde passer d'une cinquantaine à plus de deux cents, du fait de la décolonisation puis de l'émiettement du monde soviétique.
Nous sommes maintenant entrés dans un temps nouveau, accéléré, de cette fragmentation, avec la multiplication de revendications régionales d'autonomie territoriale et d'indépendance. Et il peut y en avoir beaucoup : il se parle de l'ordre de 7 000 langues dans le monde. Dès lors, y aurait-il 7 000 peuples légitimes à se penser comme 7 000 nations et à constituer 7 000 États 1 ? Notre monde est une sorte de palimpseste géographique : les frontières nationales modernes ont été dessinées en effaçant les périmètres « prénationaux » des siècles passés. Ils réapparaissent aujourd'hui.
On compte actuellement plus de 300 mouvements régionalistes dans le monde. Tous n'ont pas la même intensité ni la même probabilité de succès, mais ils peuvent produire - et c'est déjà le cas - encore plus de troubles et de violences que de nouvelles nations indépendantes. Hier principalement internationaux, l'essentiel des conflits armés d'aujourd'hui sont des guerres civiles. De l'ordre de 40 % de ces mouvements régionalistes se situent en Europe (pays de l'ex-URSS compris).
L'Europe face au réveil des régions
Si l'on ne se limite qu'aux cas européens (dans son acception large), depuis 1990, on a vu apparaître près d'une trentaine de nouveaux pays : République tchèque, Slovaquie, découpe de la fédération yougoslave en sept pays indépendants (pour l'instant…), celle de l'URSS en quinze pays… sans compter l'éclosion de nouveaux États autoproclamés et non reconnus par l'ONU : le Novorossia, sur le territoire du Donbass, dans l'est de l'Ukraine, a beaucoup fait parler de lui depuis 2014, et on peut citer aussi la Transnistrie, la République du Haut-Karabagh, l'Abkhazie, la République d'Ossétie du Sud ou la République turque de Chypre du Nord…
Nous pensons être en Europe suffisamment « civilisés » et avertis par notre histoire récente pour être capables d'éviter que des conflits territoriaux n'y dégénèrent. Pourtant, il y a à peine vingt ans, la guerre en Yougoslavie a causé plus de 150 000 morts et le déplacement de quatre millions de personnes. La sanglante affaire irlandaise qui ne s'était vraiment calmée qu'avec les accords de 2007 est en passe aujourd'hui de se réveiller, avec de nouvelles revendications d'indépendance et d'unification des deux Irlandes suite au Brexit. Les activistes basques n'ont cessé la lutte armée que depuis 2011.
Face à ces mouvements, ni les pays européens ni l'administration européenne n'ont de doctrine claire, commune et stable. Dans l'affaire yougoslave, les grands pays européens ont même plutôt jeté de l'huile sur le feu, avec le désaccord entre une Allemagne procroate poussant à la fragmentation du pays et une France proserbe défendant au contraire son unité. L'Union semble ne pas vouloir reconnaître l'Écosse comme pays membre (même si son indépendance est motivée par le refus du Brexit ?) ou encore une Catalogne indépendante… mais les trois quarts des pays européens ont reconnu l'indépendance du Kosovo en 2008 2.
Dans de nombreuses régions du monde qui luttaient au XXe siècle contre l'oppression qu'elles subissaient, le principe de l'autodétermination et de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, particulièrement dans les colonies, était clairement légitime quand les populations indigènes ne disposaient pas des droits de la citoyenneté. Mais l'affaire est aujourd'hui politiquement plus compliquée, avec désormais des revendications d'indépendance de la part de territoires dotés de tous les droits démocratiques. C'est le cas de nombre de mouvements régionalistes européens actuels, qui s'appuient sur des considérations identitaires, culturelles ou ethniques, mais aussi purement économiques.
L'Europe des mouvements
Dans l'ouest de l'Europe, ce sont les Écossais, les Catalans, les Basques, les Corses, les Italiens du Nord, les Flamands belges qui ont fait le plus parler d'eux ces derniers temps (les revendications des Bretons, des Savoyards ou des Siciliens étant aujourd'hui à plus bas bruit).
Tous ces mouvements, qu'il est difficile de ranger en deux catégories étanches, combinent, avec différents dosages, deux moteurs politiques : d'une part, la promotion d'une identité précieuse mais qui serait bridée ou opprimée par le pouvoir national, d'autre part un égoïsme territorial plus ou moins explicite, avec le refus croissant de partager ses richesses avec les autres composantes de la nation. Dans un article déjà ancien 3, on avait proposé de distinguer ainsi conflits « prénationaux » et « postnationaux ». Les conflits prénationaux sont le fait de régions à forte identité qui ont eu des réticences historiques à se rattacher à un ensemble national, par exemple, la Corse, l'Irlande du Nord, l'Écosse, la Bretagne ou le Pays basque. On peut également mettre dans cette catégorie une bonne partie des territoires à problèmes de l'ex-Yougoslavie ou de l'ex-URSS. Ce sont parfois des régions riches mais plus souvent encore pauvres (relativement au reste de leur pays), qui ont en commun d'avoir marqué depuis longtemps leur réticence à voir leur identité particulière noyée dans le creuset national.
Les moteurs régionalistes postnationaux se trouvent dans des régions, généralement riches et contributrices nettes aux budgets nationaux, qui souhaitent, en s'appuyant sur la réalité plus ou moins claire d'une identité culturelle ou linguistique régionale, se libérer du « boulet » de la solidarité nationale en coupant ou réduisant le lien national : la Flandre belge, le Groenland, la « Padanie » italienne, la Catalogne, le Pays basque espagnol… ou encore l'Écosse (qui se croit plus riche qu'elle ne l'est !). Hier, la fragmentation dans la violence de la fédération yougoslave s'est effectuée avec une succession de sécessions des républiques par ordre décroissant de revenus (et de contribution nette au jeu de leur redistribution) 4.
Une aspiration de territoires riches
Le caractère nouveau de ces mouvements tient à ce que ce sont des régions riches qui revendiquent plus d'autonomie (du fédéralisme à l'indépendance), car elles n'auraient désormais simplement plus besoin des régions pauvres avec lesquelles elles avaient « fait nation » jusqu'à présent.
Ces revendications visent directement le modèle de cohésion territoriale que permet notre « économie sociale de marché » européenne : les mécanismes puissants de redistribution liés aux budgets publics et sociaux permettent dans tous nos pays un rééquilibrage territorial des revenus des ménages, alors que la création de richesses (le PIB) tend au contraire à se concentrer dans les territoires les plus développés et riches. En bref, nous observons, et ce depuis de nombreuses décennies, une réduction des inégalités interrégionales de revenus en même temps qu'une augmentation des inégalités interrégionales de PIB.
Dans les 40 régions européennes, selon la nomenclature établie par les services de la Commission, ayant les indices nationaux de PIB par habitant les plus élevés (en moyenne supérieurs de plus de 50 % au PIB par habitant moyen de leurs pays respectifs), les indices nationaux de revenus par habitant sont 25 % moins élevés. On retrouve parmi ces 40 régions celles qui lorgnent du côté de l'indépendance : la province flamande d'Anvers, celles de Bolzano, du Trentin et du Val d'Aoste, la Lombardie, la Catalogne et le Pays basque espagnol. En Écosse, il n'y a que la région Eastern Scotland qui ait un indice de PIB par habitant à peine supérieur à l'indice moyen britannique (on se souvient que les tenants du « oui » au référendum sur l'indépendance présentaient abusivement l'Écosse comme plus riche que le reste du Royaume-Uni et qu'elle gagnerait donc à s'en séparer !).
En revanche, si l'on considère les 40 régions les plus pauvres d'Europe (hors outre-mer français), on ne trouve pas de mouvements régionalistes significatifs. Elles présentent, en moyenne, un indice national de PIB par habitant inférieur de 30 % et un indice de revenus inférieur de 13 %.
Ces territoires riches tentés par une forme ou une autre de sécession avaient joué le jeu de la solidarité avec les régions plus pauvres tant qu'elles en retiraient des bénéfices. La mondialisation, le changement de grand cycle industriel, la fin d'une forme de « keynésianisme territorial » ont fait fondre ces bénéfices.
Une solidarité interterritoriale décrédibilisée
Aujourd'hui, l'organisation mondiale de la production, la mise en compétition économique généralisée des nations entre elles et des territoires entre eux, et l'asymétrie des systèmes de solidarité formelle (puissants au sein des nations, on l'a vu, mais quasi inexistants entre elles), décrédibilisent l'idée de solidarité interterritoriale. Alors que l'intégration mondiale du marché s'est établie en effaçant les frontières nationales, la composante redistributive de nos économies n'a pas suivi et reste cantonnée au sein des frontières nationales. L'administration européenne même, qui n'a que les mots « cohésion européenne » à la bouche, ne met en œuvre que des transferts internationaux et interrégionaux d'un montant dérisoire (beaucoup moins de 1 % du PIB européen), ce qui fait que l'Alentejo ne bénéficie de transferts, pour l'essentiel, que de la seule (pauvre) région de Lisbonne et pas des (riches) régions de l'Île-de-France ou de la Bavière.
La « cohésion européenne » n'a pas grand-chose d'européen, elle n'est qu'une addition de systèmes de cohésion nationaux et se fait au prix d'une forte inégalité de traitement des régions : les régions riches des pays pauvres sont contributives nettes de transferts intranationaux, alors qu'à même niveau de développement elles seraient bénéficiaires nettes dans un pays riche. Le Languedoc-Roussillon, par exemple, a bénéficié de longue date des transferts redistributifs nets français alors que la Catalogne espagnole, pourtant de même niveau de développement, était contributrice nette aux mécanismes redistributifs espagnols. Ce biais, qui leur est défavorable dans les mécanismes de « cohésion européenne », se situe en bonne place dans les arguments des indépendantistes catalans.
Dans ce contexte, la stratégie du chacun pour soi gagne du terrain. Pour les régions riches, mieux vaut garder pour soi les moyens d'investissement nécessaires pour faire face à la compétition mondialisée plutôt que subventionner « à fonds perdus » des régions pauvres et peu compétitives. Et cela d'autant qu'il n'y a plus d'intérêt à les aider.
De nouvelles réalités de la mondialisation
En effet, un nouveau grand cycle de production immatérielle remplace, dans les pays industriels, les activités de production matérielle. Hier, la production matérielle était largement partagée entre les territoires : ici la conception et le management, là la production, ailleurs encore les fournisseurs de composants. La production d'une voiture mobilisait un grand nombre d'établissements dans un grand nombre de territoires du pays, riches et pauvres. La production industrielle était ainsi une vaste affaire de relations interindustrielles et d'interdépendances territoriales.
Avec le basculement dans la mondialisation, ces coopérations productives intranationales sont remises en cause par un recours croissant aux pays à bas coûts de main-d'œuvre.
De plus, le nouveau système « hyper-industriel », au sens de Pierre Veltz 5, qui transforme plus d'informations que de matières, se concentre voire s'« hyper-concentre » dans les territoires les plus denses et riches où il est autosuffisant. Entre 2008 et 2018, par exemple, de l'ordre des trois quarts des 300 000 créations nettes d'emplois salariés privés dans les secteurs du numérique, des études techniques et du conseil supérieur aux entreprises ont été le fait de seulement une quinzaine de communes françaises, dans quatre grandes métropoles. En bref, les grands pôles productifs ont de moins en moins besoin du reste du pays.
Enfin, la mondialisation remet en cause le « keynésianisme territorial » qui faisait que les régions riches subventionnaient par les transferts des régions pauvres qui étaient leurs clientes. Tout le monde y gagnait : par exemple en Italie, le Nord subventionnait le Sud qui roulait en Fiat et en Piaggio fabriqués dans le Nord. Aujourd'hui le Sud achète des voitures et des scooters allemands ou japonais et Fiat et Piaggio vendent surtout hors d'Italie. Le lien vertueux solidarité-commerce est rompu. Les régions riches n'ont, encore une fois, plus besoin des régions pauvres
Surgissent ainsi, derrière tous ces bouleversements économiques, les arguments d'un nouvel égoïsme territorial, non plus murmuré mais érigé en slogan politique et capable, on l'a vu, de mobiliser de larges coalitions dans nos régions européennes comme ailleurs dans le monde.
Ces nouvelles idéologies régionalistes, prônant les circuits courts, le retour vers une démocratie plus proche du citoyen et portant au pinacle le concept en vogue de bien commun, permettent trop souvent d'habiller de façon flatteuse ce qui n'est pour l'essentiel qu'une prosaïque idéologie de la calculette.
- Dans l'Union européenne, on compte 24 langues officielles et 60 langues régionales.
- La doctrine des accords d'Helsinki, signés en 1975 par, notamment, tous les actuels pays de l'Union, sauf Andorre, était pourtant claire quant au principe de l'absolue intégrité des frontières nationales.
- Laurent Davezies, Philippe Rekacewicz, « Régions contre États-nations », L'atlas du Monde diplomatique, 2003.
- Pascal Boniface, « La planète balkanisée », Le Monde, 31 août 1999.
- Pierre Veltz, La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Le Seuil, 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-3/tentations-de-secession-en-europe.html?item_id=5721
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