Laurent DAVEZIES

Professeur d'économie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

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Malaise dans les nations européennes

De nouvelles tensions entre nations et régions s'affirment, alors que se développent régionalismes et séparatismes. Diverses régions européennes riches souhaitent la sécession. Ces aspirations à l'autodétermination reposent sur des calculs discutables en ce qui concerne les transferts socio-fiscaux. Ce qui fait la cohésion des nations doit pourtant dépasser la simple calculette.

La mondialisation, l'ouverture des marchés, la spécialisation internationale du travail, et, chez nous, la fabrication européenne, avec la monnaie unique et les accords de Schengen, se sont traduits en quelques décennies par un affaiblissement des barrières douanières, et plus généralement un certain effacement des frontières. Cette évolution rapide et récente a suscité, en retour, une réaction et une demande de rétablissement d'anciennes frontières ou de création de nouvelles, pouvant mener à une désintégration des dispositifs nationaux actuels.

Le retour des régions, des pays et des conflits

Toutes sortes de revendications régionalistes se développent en Europe et dans le monde. On compte ainsi aujourd'hui de l'ordre de 300 mouvements régionalistes pour 200 pays ! Depuis 1990, on a ainsi vu apparaître une trentaine de nouveaux pays : République tchèque, Slovaquie, Érythrée, Soudan du Sud, Timor oriental, découpage de la Yougoslavie en six États indépendants, morcellement de l'URSS en quinze pays autonomes, sans compter les nouveaux États autoproclamés et non reconnus par l'ONU (Novorossia, Transnistrie, Abkhazie, etc.).

Un bon nombre de ces éclatements territoriaux sont à l'origine de conflits meurtriers. On considère qu'actuellement 90 % des conflits armés dans le monde sont le fait de luttes intranationales. L'Europe a, il y a peu, payé un lourd tribut, avec les 300 000 morts liés à l'éparpillement « façon puzzle » de l'ex-fédération yougoslave en six nouveaux pays auxquels il faut ajouter leurs conflits régionalistes actuels. Cela n'y empêche pas l'expansion de dizaines de mouvements autonomistes ou indépendantistes.

On peut identifier, dans ces dizaines de conflits, deux groupes : les conflits prénationaux et les conflits postnationaux. Les conflits prénationaux, généralement plus anciens, sont le fait de régions à forte identité qui ont eu des réticences historiques à se rattacher à un ensemble national, par exemple la Corse, l'Irlande du Nord, la Bretagne, le Pays basque, le Québec ou les régions kurdes. Ce sont des régions le plus souvent pauvres (relativement au reste du pays), qui se considèrent souvent comme historiquement maltraitées et qui ont en commun d'avoir marqué depuis longtemps leur réticence à voir leur identité noyée dans un creuset national plus vaste.

Les conflits postnationaux, plus récents, sont le fait de régions, généralement riches et contributrices nettes aux budgets nationaux, qui souhaitent, en s'appuyant sur une identité culturelle ou linguistique plus ou moins réelle, se libérer du « boulet » de la solidarité nationale en coupant ou en réduisant le lien national. Ainsi la Flandre belge, l'Écosse, le Groenland, la Lombardie, la Catalogne, le Pays basque espagnol, le Donbass, ou hier la Slovénie. Une même région, comme le Pays basque, peut connaître en même temps un conflit des deux types.

Moins de solidarité, plus d'égoïsme ?

Conflit régionaliste ne signifie pas nécessairement guerre civile ou sécession, mais parfois fédéralisation (Belgique, Royaume-Uni), « fédéralisme fiscal » ou décentralisation (Italie, Espagne), c'est-à-dire, et là systématiquement, moins de solidarité interrégionale au sein de la nation.

Avec les affaires écossaises et catalanes, ce sont les demandes d'indépendance des régions riches qui ont fait le plus parler d'elles ces derniers temps, les conflits irlandais, basque ou corse, du premier type, s'étant considérablement apaisés.

L'argument principal des Écossais ou des Catalans est celui de la « spoliation fiscale » (c'est également, à plus bas bruit, celui des Lombards, des Flamands ou des Bavarois). Ces régions considèrent qu'elles sont trop perdantes au jeu des prélèvements-dépenses des budgets publics et sociaux : le retour sous forme de dépenses publiques et sociales ne compense pas les prélèvements fiscaux et sociaux qu'elles supportent. Ce sont, par exemple, les fameux 17 milliards d'euros que pleurent les indépendantistes catalans.

Dans un contexte de compétition mondiale féroce, ces régions trouvent anormal que le surplus qu'elles dégagent par leur travail ne soit pas réinvesti sur leur territoire et soit transféré, par des mécanismes nationaux de redistribution interrégionale, vers d'autres régions plus pauvres.

Il y a dans cette plainte des aspects égoïstes que l'on peut juger sévèrement, mais il y en a en même temps d'autres que l'on peut trouver légitimes.

Un jugement sévère, d'abord : qu'une région riche assure des transferts vers ses homologues plus pauvres n'est pas une anomalie ou un dysfonctionnement de nos nations développées, c'est une règle générale implicite liée à ce qu'est une nation. La fonction première d'un État-nation est d'assurer la solidarité des populations à l'intérieur de ses frontières.

Cette solidarité n'est pas un principe humaniste mais un système raisonné d'efficacité dans la mobilisation des ressources et d'assurance mutuelle. Accessoirement, c'est ce qui a permis une impressionnante réduction des disparités de revenu par habitant entre les régions des grands pays industriels depuis un demi-siècle. Par exemple, l'Île-de-France génère aujourd'hui 31 % du PIB national, mais ses ménages ne « touchent » que 22 % du revenu disponible brut du pays.

Le modèle occidental de cohésion territoriale

Une large partie de la création de richesse des régions riches bénéficie aux régions plus pauvres, par de multiples mécanismes surtout publics mais aussi privés (migration des retraités, tourisme interrégional, etc.). L'exemple francilien ne nous parle pas d'une originalité française, mais au contraire d'une conformation à un modèle général dans les pays industriels.

Ce modèle occidental de cohésion territoriale se retrouve partout en Europe ou aux États-Unis, comme au Canada ou en Australie. La part de la richesse créée (PIB) qui revient aux ménages des régions de chaque pays décroît avec leur niveau de développement.

Les Catalans déplorent donc une perte de 17 milliards d'euros. Mais c'est pourtant la règle générale dans les pays de l'OCDE, qui, du reste, pèse encore plus lourdement sur la région de Madrid, plus riche que la Catalogne. Il est, par ailleurs, frappant de constater que la majorité des ruraux catalans sont pour l'indépendance, ce qui n'est pas le cas des habitants de Barcelone ! L'indépendance de cette région serait une boîte de Pandore, avec demain des riches Barcelonais voulant échapper à la « spoliation fiscale » que le reste de la Catalogne lui ferait subir ! Il y a mille raisons pour une région de souhaiter devenir une nation, mais cet argument de la spoliation (massif en Catalogne et en Écosse) est un des plus douteux car, précisément, il s'attaque à la caractéristique centrale de ce qu'est une nation.

La plainte catalane serait légitime si elle invoquait - ce que curieusement elle ne fait pas ! - l'injustice que subit la région avec cette contribution nette de 17 milliards d'euros à la solidarité interrégionale espagnole.

Cette injustice n'est pas espagnole, elle est européenne et d'une certaine façon les Catalans se trompent de colère. L'Europe ne parle que de cohésion régionale mais elle n'y contribue que symboliquement, voire cautionne un système de cohésion fragmentée et injuste qui laisse l'essentiel des mécanismes de solidarité se déployer au sein des frontières nationales et seulement en leur sein.

Dans un pays européen riche, une région pauvre va ainsi bénéficier des mécanismes redistributifs nationaux, alors qu'elle est plus riche que la région riche d'un pays pauvre voisin ! Par exemple, le Languedoc-Roussillon, pauvre en France, bénéficie depuis des décennies de transferts financés par une région comme l'Île-de-France alors que la Catalogne, riche en Espagne, mais ayant un niveau de développement (PIB/habitant) comparable à celui du Languedoc-Roussillon, finance des transferts au bénéfice des régions espagnoles pauvres.

En bref, en matière de cohésion en Europe, des régions égales ne sont pas traitées également, alors que l'une des grandes idées de l'Europe était celle de l'intégration économique dans un système de concurrence loyale...

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-3/malaise-dans-les-nations-europeennes.html?item_id=3693
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