David COLLE

Professeur d'économie en classes préparatoires.

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Le carcan et le refuge

Théorie économique et réalités contemporaines soulignent la double nature, schizophrénique à certains égards, des frontières. Valorisées nationalement quand elles protègent des marchés, elles sont critiquées internationalement quand elles brident les vertus du libre-échange. Dans un système productif mondialisé, les entreprises transnationales les repoussent. Mais nombre de firmes et de citoyens les réclament.


« Une frontière, ça ne se voit pas, c'est une invention des hommes, la nature s'en fout ! [...]- Faut bien qu'on la finisse cette guerre... en espérant que c'est la dernière !- Ah ! Tu te fais des illusions. »

Jean Renoir, La grande illusion, 1937


Contre une domination presque sans partage de l'idée selon laquelle ce que l'un gagne, l'autre le perd, Adam Smith (1776) puis David Ricardo (1817) ont posé les bases des théories de la spécialisation des nations fondées sur l'acceptation du libre-échange.

Le protectionnisme a toutefois la vie dure. Dans un pays qui a considéré la frontière comme une limite à repousser (vers l'ouest) et s'est constitué sur la base d'une immigration massive au XIXe siècle, Donald Trump fonde sa politique sur le renouveau de la frontière en tant que barrière - avec le Mexique physiquement comme avec ses partenaires commerciaux, la Chine en tout premier lieu. Faut-il y voir le reflet d'une idéologie et d'une incompréhension des avantages du libre-échange ? Pas seulement. C'est plutôt l'effet, d'abord, de la foi en la capacité des États-Unis à influer sur les prix mondiaux pour un pays dont la part dans la demande mondiale demeure très élevée. Cette nouvelle valorisation des frontières résulte, également, d'une stratégie d'affrontement, et plus seulement de menace, à l'encontre de l'acier et de l'aluminium chinois accusés d'être en surproduction, une surproduction favorisée par des subventions. Elle procède, surtout, d'une remise en cause du multilatéralisme qui prévaut dans des organisations supranationales (ONU, OMC) que le président américain considère comme un désastre, selon ses propres termes, et qui lui font préférer l'abri des frontières.

À propos du protectionnisme, Jaurès craignait déjà qu'il isole plus qu'il ne protège. Donald Trump ne semble pas plus croire aux vertus du commerce international qu'il ne croit au réchauffement climatique. Mais s'il est possible au président américain de contrevenir au premier phénomène par la « guerre commerciale » avec laquelle il renoue 1, il aura du mal à protéger son pays du second. Les deux se moquent de ces inventions des hommes que sont les frontières. Ce n'est pas seulement la nature qui « s'en fout ». Depuis longtemps, et de plus en plus, ce sont les entreprises qui, pour reprendre l'épigraphe, « s'en foutent ».

La notion de frontière, elle-même, est ambivalente. Elle délimite et semble figée mais est aussi à repousser et constitue un défi. Défi commercial dès lors que la frontière nationale est à franchir, par l'exportation, défi industriel lorsqu'elle est à franchir par l'investissement à l'étranger. Dans les deux cas, mieux vaut être près de, ou mieux sur ce que les économistes ont pris l'habitude d'appeler la frontière technologique, c'est-à-dire l'état des connaissances techniques d'un moment donné.

Concernant les frontières nationales, Ricardo souhaitait montrer que « la recherche de son avantage propre [...] réunit par le lien de l'intérêt et du commerce réciproque les nations du monde civilisé en une société universelle ». De son côté, Hugo prophétisait qu'« un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées » 2. Les frontières semblaient ainsi pouvoir économiquement tomber en désuétude avec la grande aventure industrielle commerciale et l'avènement d'un marché mondialisé.

On sait qu'il n'en est rien. Head to head. The coming economic battle among Japan,Europe and America, de Lester Thurow (1993), est devenu un best-seller aux États-Unis. Son titre aurait pu faire sourire puisque c'est l'éveil de la Chine - prophétisé par Alain Peyrefitte dès 1973 - et non du Japon qui aurait dû attirer l'attention des thuriféraires de la guerre économique. En France, Christian Stoffaës, dès 1978, évoque La grande menace industrielle, avant que Bernard Esambert ne popularise la notion de Guerre économique mondiale en 1991.

Menace, bataille, guerre... la polémologie n'est pas loin. Toutes ces réussites en librairie sont explicables par deux interrogations. La première, des citoyens, la seconde, des entreprises.

La frontière espérée, protectrice de modèles sociaux et productifs

Les craintes des citoyens concernent le chômage et la question de la souveraineté, faisant redouter un renoncement aux politiques monétaires (K. Ohmae dans Un monde sans frontières, 1990) ou plus généralement de la demande et conduire à un « après l'État-nation » (J. Habermas). La crise leur a donné tort, au moins temporairement.

La question de l'emploi et des salaires était déjà centrale dès les premières justifications du libre-échange, puisque la faveur accordée par Ricardo à l'abolition des Corn Laws n'était pas indépendante de la nécessité d'éviter la hausse du prix du blé et, par voie de conséquence, la hausse des salaires préjudiciable aux profits des entreprises de l'industrie britannique naissante.

Dans l'Europe contemporaine, les mesures associées, depuis l'Acte unique de 1986, à la mobilité du facteur travail ont révélé une fois encore que la frontière, ne serait-ce qu'administrative, reste un élément fondamental pour le travail, de par les droits associés à un territoire, concernant la protection sociale en général. Le territoire reste un refuge pour le salarié, et seul un petit nombre de citoyens, maîtrisant à la fois plusieurs langues et les arcanes des législations, peuvent la considérer comme un carcan contraignant. La frontière protège les uns, les plus nombreux, et elle contraint quelques autres.

On peut considérer qu'il en va de même des entreprises, selon qu'elles sont ouvertes sur l'extérieur et tirent leur épingle du jeu du marché mondial, ou qu'elles pâtissent de cette ouverture commerciale et financière.

Un monde sans frontières ?

La géoéconomie accole sans trop de rigueur deux actions étatiques opposées en faveur d'entreprises nationales : défense-protection d'un côté, promotion-conquête de l'autre. L'espace renvoie ainsi au marché mondial, ce marché par essence sans frontières, mais la première question qui se pose porte sur l'expression : qu'est-ce qu'une entreprise nationale au XXIe siècle ?

Il n'existe aucune réponse absolue à cette question. Raisonner sur la base du chiffre d'affaires ? Des emplois ? D'un critère purement juridique alors que les entreprises du CAC 40 réalisent désormais une grande partie de leur chiffre d'affaires à l'étranger ? Il est toujours de l'intérêt des firmes, quelles qu'elles soient, de pouvoir capter un marché plus étendu que leur marché d'origine. Les exportations représentent près de 30 % du PIB de la France, plus de 45 % du PIB de l'Allemagne. Mais le commerce international est un phénomène moins important pour comprendre le monde contemporain que la mobilité des capitaux. Le stock d'IDE (investissements directs à l'étranger) à l'échelle mondiale est d'environ 25 000 milliards de dollars, soit le tiers du PIB mondial, et les flux annuels d'IDE équivalent au PIB d'un pays comme la France.

À mesure que le commerce interbranches (échange de biens finis différents) sur lequel se fondaient les premières théories de la spécialisation voit sa part dans le commerce européen ou mondial stagner ou décroître, le commerce intrabranches horizontal (échange de biens similaires et issus du même stade de production entre nations) et plus encore le commerce intrabranches vertical (échange d'intrants de différents stades de production d'un même bien) croissent. Le XIXe siècle, déjà, avait confirmé les craintes de Ricardo quant à l'affaiblissement des sentiments patriotiques propices à la sédentarisation du capital.

Selon Clausewitz, la loi suprême et la plus simple de la stratégie consistait à concentrer ses forces. Mais l'économie n'est pas la guerre : si la stratégie des entreprises contemporaines consiste bien à concentrer des capitaux, ce n'est pas géographiquement. L'intrabranche vertical est désormais dominant. Plus encore, entre 30 et 40 % des exportations et importations des plus grandes nations commerçantes (comme les États-Unis, le Japon, la France, l'Allemagne) sont en fait désormais du commerce intrafirme. Ce commerce n'est donc international qu'en apparence. Le marché mondial repose de plus en plus sur un système productif mondialisé.

Le refuge ou la base ?

Toutefois, mesuré en valeur ajoutée, le commerce révèle qu'en termes de revenus, l'essentiel reste encore généré par des nations développées, c'est-à-dire par des entreprises situées juridiquement sur les territoires américain (pour un temps encore ?), japonais, allemand, mais déjà de plus en plus coréen et chinois.

Derrière les frontières de l'État-nation, les firmes cherchent toujours des protections (de la propriété du capital, des brevets, des barrières tarifaires ou non tarifaires) érigées par l'État et les conventions internationales, mais aussi des aides (financements, commandes publiques, subventions), et des externalités (éducation, recherche, infrastructures).

L'abri des frontières peut aussi être une base de conquête. Au cours des années 2000, de nombreuses études se sont attachées à montrer que les entreprises implantées à l'étranger étaient plus productives que celles ne faisant qu'exporter, qui elles-mêmes l'étaient davantage que celles n'étant pas tournées vers l'étranger. La causalité - savoir si la productivité permet l'internationalisation ou l'inverse - importe moins que de prendre conscience, d'une part, du cercle vertueux qui s'établit entre internationalisation et gains de productivité, et, d'autre part, du fait que les entreprises existantes les plus productives sont aussi celles qui défendent le mieux l'emploi (à défaut de toujours réussir à en créer) et que les entreprises nouvelles créent par définition des emplois et le feront d'autant plus qu'elles peuvent compter sur des innovations de produits pour s'internationaliser.

Le carcan et la schizophrénie

La schizophrénie a cours concernant tous ces sujets. Il est possible de se réjouir de l'implantation d'une entreprise étrangère à l'intérieur des frontières et de déplorer en même temps l'investissement à l'étranger d'une entreprise française ; et vice versa.

Les prises de participation ou les implantations d'entreprises étrangères, américaines hier, quataries, chinoises notamment aujourd'hui, font douter de leur logique exclusivement économique de rentabilité du capital et peuvent toujours faire craindre qu'une logique politique, voire militaire, avance masquée.

Toutefois, un salarié sur deux des secteurs marchands hors agriculture travaille en France dans une entreprise multinationale, soit près de 7 millions de personnes. Près de 2 millions d'entre eux travaillent dans des multinationales étrangères, soit plus de 12 % des Français ; et 80 % des exportations françaises sont le fait de firmes multi ou transnationales, dont plus de 30 % sont étrangères.

Mais certaines firmes ne font pas que s'émanciper du carcan que pourraient constituer pour elles les frontières nationales. Elles les transgressent : rien de mieux qu'un contrat de travail chinois ou un holding enregistré au Luxembourg. Le moins-disant social, fiscal, environnemental ou juridique permet à certaines firmes de réduire ainsi leur participation au financement de l'État-nation qui les a vues naître, qui parfois a même contribué à les créer.

Grandes (optimisation et évasion fiscale) comme petites (en encourageant le paiement en liquide), certaines entreprises ont vite fait d'oublier que la fiscalité reste le vecteur de financement des dépenses d'éducation, de recherche et d'investissement en infrastructures publiques.

La schizophrénie est patente chez toute firme qui attend les externalités positives du système éducatif, des infrastructures, de la sécurité du territoire mais, en même temps, revendique une fiscalité avantageuse et des aides d'État. Elle l'est aussi chez tout citoyen qui réclame moins d'impôts et de dette publique mais souhaite en même temps plus de protection sociale, physique et juridique, et des services publics offerts par l'État. Si, en tant que consommateur, il espère les frontières les moins coûteuses possible (droits de douane) pour les produits qu'il désire, il attend, en tant que travailleur, qu'elles soient protectrices de son emploi et de son modèle social : une passoire pour des produits peu chers, un rempart pour son mode de vie.

Et se pose alors la question de la solidarité nationale. Car surgissent des inégalités entre ceux dont l'emploi et le mode de vie bénéficient d'un monde sans frontières et ceux qui en pâtissent.

Conclusion

« Ce que l'un gagne, l'autre le perd » était, pour le commerce international, une erreur dont les économistes ont fait la démonstration. Ce qui n'empêche absolument pas certaines nations - par des spécialisations d'entreprises plus propices à générer des effets d'entraînement positifs, des avancées en termes de connaissances ou des qualifications qui s'élèvent - d'y gagner plus que d'autres.

Mais « ce que l'un gagne, l'autre le perd » peut aussi être compris comme « ce que l'un gagne, l'autre ne le gagne pas », ou « ce que l'un produit et offre, l'autre risque de ne pas le produire ». Là se tient toute la philosophie de la concurrence. Et le risque est d'autant plus grand que la branche présente deux caractéristiques favorables : une avance technologique reproductible et un effet réseau. C'est ce sur quoi surfent les géants du tertiaire : Gafam américains aujourd'hui, BATX 3 chinois demain.

Rien n'empêche le secteur de la construction et du bâtiment de concevoir de telles caractéristiques favorables. Même si la transition énergétique bat de l'aile du point de vue politique, ces entreprises peuvent la considérer comme un formidable enjeu pour l'imagination de leurs ingénieurs, le savoir-faire de leurs compagnons, la rentabilité de leurs actionnaires.

L'économie n'est pas la guerre, précisément parce que l'on peut y être en compétition pour ce qui sera, plutôt qu'en guerre pour ce qui est.



  1. Paul Krugman l'évoque en ces termes dans le New York Times en mars 2018.

  2. Conférence pour la paix en 1849.

  3. Gafam : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ; BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi.

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